L’aigle bicéphale russe : un désir de conquête sur tous les fronts
Un grand merci à Anna Melkinova pour son aide en ce qui concerne la traduction et la relecture de cet article.
1Comme l’a montré l’enchaînement des événements historiques au xxe siècle, la Russie actuelle entretient un rapport compliqué et mouvant avec son identité territoriale. L’ouvrage de Gasan Guseinov, Карта нашей Родины : Идеологема между словом и телом [Carte de notre mère patrie : idéologème entre le mot et le corps], publié en 2005, analyse la succession des politiques en lien avec la gestion du territoire. Né en 1953 à Bakou, Gasan Guseinov est docteur en philologie de l’Université d’État des sciences humaines de Russie et professeur à la Haute École d’Économie de Moscou. Il est l’auteur de «Орестея» Эсхила. Образное моделирование действия [L’« Orestie » d'Eschyle. Modélisation imaginative de l’action], Moscou, 1982 ou encore de Материалы к русскому общественно-политическому словарю XX в. [Matériaux pour un dictionnaire socio-politique russe du 20e siècle], Moscou, 2003, ainsi que de plus d’une centaine d’articles sur la philologie classique, l’histoire de la culture, la politique contemporaine et la littérature, mais son domaine de prédilection demeure l’identité linguistique. Après avoir entamé ses études à Moscou, il les poursuit à l’université d’Heidelberg (Fribourg, Allemagne). Il a ensuite travaillé pour l’université de Brême, enseigné à Copenhague, à Düsseldorf et aux États-Unis. Depuis 2007, il est professeur de philologie classique à l'université Lomonossov de Moscou mais continue d’intervenir dans des séminaires en Europe, notamment au Royaume-Uni et en Allemagne. Comme sa carrière l’illustre, Gasan Guseinov croise les perspectives et adopte une approche résolument comparatiste. Malgré son aisance à enseigner dans plusieurs langues et différents pays, ses ouvrages et articles se concentrent principalement sur l’identité culturelle et linguistique en Russie, ce qui peut s’expliquer par son origine azerbaïdjanaise. En effet, appartenant à l’une des plus grandes minorités ethniques de Russie, Guseinov sait d’expérience combien il est difficile de défendre une identité régionale forte, aussi bien pendant l’URSS que sous le régime actuel. Il se penche en effet sur les particularismes linguistico-culturels propres à chaque région de la Russie, et sur l’influence de la capitale sur ses périphéries. Bien que la monographie ait été publiée il y a quelques années, elle continue à valoir comme référence sur les questions qui lient identité territoriale, idéologie et langage. Guseinov a dirigé un recueil d’articles portant sur des thématiques similaires en 2014 : Большой Кавказ двадцать лет спустя : ресурсы и стратегии политики и идентичности : сборник статей [Le Grand Caucase vingt ans après : ressources et stratégies politiques et identitaires : un recueil d’articles] et multiplie les interventions à ce sujet. En mai 2014, Guseinov a présenté les résultats des recherches conduites dans le cadre d’un séminaire sur la question des développements du langage politique russe et de l’apparition d’un nouveau vocabulaire lié au conflit avec l’Ukraine.
La colonisation par la langue
2Aux yeux de l’universitaire, le discours politique russe souffre aujourd’hui de problèmes irrésolus. L’une des principales théories, que l’on retrouve de l’un de ses ouvrages à l’autre, consiste en effet à postuler que le discours soviétique et le discours impérialiste ont fusionné pour former un nouveau type de discours, post-impérialo-soviétique1, utilisé pour justifier les différentes actions russes de ces dernières années. Ce langage préfabriqué, hérité de formules datant de l’Empire ou de l’URSS, permet la circulation de concepts et d’une idéologie qui promeuvent les ambitions de conquête de la Russie contemporaine. Le fait que le discours politique soviétique ait pénétré la langue ordinaire, quotidienne, et soit utilisé de manière automatique2 s’accompagne d’implications idéologiques désastreuses. On pense notamment à l’immolation du scientifique Albert Razin dans la capitale de l’Oudmourtie, telle qu’elle est rapportée et analysée par Gasan Guseinov dans son article « Почему Россия не понимает по-удмуртски3 ? ». En se penchant sur ce qui semble n’être qu’un fait-divers, l’intellectuel veut mettre en lumière la discrimination dont sont victimes les peuples minoritaires en Russie. Albert Razin s’est suicidé pour défendre sa langue maternelle, sans susciter de réaction à la mesure de la tragédie. Dans son article, Guseinov commence par reprendre à son compte le discours des officiels russes, arguant avec pragmatisme que la Russie n’a pas besoin de ces dialectes régionaux, puisque la langue russe est là pour permettre à tous les citoyens d’échanger entre eux. Mais derrière cet argument utilitariste, c’est bien une certaine idée de l’identité russe qui est promue : « Она ведь и называется Россия, а не Удмуртия, правда4 ? » [Ça s’appelle la Russie, pas l’Oudmourtie, n’est-ce pas ?] Pour répondre à ce faux-argument, l’intellectuel russe se lance dans une belle défense de la langue :
Кто-то скажет, что мы имеем дело не с языком как таковым, а только с его носителями, с людьми, на нем говорящими. Но то-то и оно, что язык как таковой существует постольку, поскольку есть люди, создающие на нем ценности, к которым хотят приобщиться и другие. Вот почему по-прежнему остаются мировыми языками древнегреческий и латинский: на них держится язык мировой науки и культуры. Переводя в XXI веке Платона или Аристофана, поэт или философ каждой страны обновляет свой язык для следующего поколения5.
Certains diront que nous n’avons pas affaire à une langue en tant que telle, mais uniquement à ses locuteurs, aux personnes qui la parlent. Mais le fait est que la langue en tant que telle existe parce qu’il y a des gens qui y créent des valeurs auxquelles les autres veulent adhérer. C’est pourquoi le grec ancien et le latin sont des langues qui nous appartiennent à tous : ils constituent la base du langage de la science et de la culture mondiales. En traduisant Platon ou Aristophane au xxie siècle, le poète ou le philosophe de chaque pays renouvelle sa langue pour la génération suivante.
3L’autre point sur lequel Guseinov se penche est la polysémie, ou la fluidité (pour ne pas dire l’ambiguïté), des termes véhiculés par les instances officielles. Il souligne par exemple l’effet-miroir qui consiste à employer dans la langue russe des termes partagés avec les pays occidentaux — tels que « président » ou « démocratie » — dans un sens complètement différent de celui que les Occidentaux leur assignent. Il analyse enfin l’usage d’un « langage non censuré » sur Internet, qui contribue au durcissement et à l’agressivité du discours politique, les tenants de l’expansionnisme russe pouvant laisser libre cours à leurs opinions.
4Son analyse de plus en plus poussée de la mécanique du langage officiel l’a récemment placé au cœur d’un débat houleux après qu’il eut déclaré :
В Москве, с сотнями тысяч украинцев и татар, кыргызов и узбеков, китайцев и немцев, невозможно днём с огнём найти ничего на других языках, кроме того убогого клоачного русского, на котором сейчас говорит и пишет эта страна. Язык, из которого вынуто удивление: черт побери, а мир-то населен более умными и человечными людьми, чем я и мои соотечественники, как же так? Как же я дошёл до жизни такой? Патамушта империя и великая держава? Наоборот: потому что не империя, не великая держава, а порядком одичавшая страна.6
À Moscou, avec des centaines de milliers d’Ukrainiens et de Tatars, de Kirghizes et d’Ouzbeks, de Chinois et d’Allemands, il est impossible de trouver quoi que ce soit dans d’autres langues que ce misérable russe clownesque7 que ce pays parle et écrit maintenant. Une langue dont on s’étonne : bon sang, le monde est peuplé de gens plus intelligents et plus humains que moi et mes compatriotes, comment est-ce possible ? Comment en suis-je arrivé à vivre ainsi ? Parce que c’est un empire et une grande puissance ? Au contraire : parce que ce n’est pas un empire, ni une grande puissance, mais un pays sauvage.
5L’universitaire russe ne tient pas toujours des propos aussi virulents à l’encontre de sa langue et de sa culture, mais cette anecdote peut être lue comme le point d’orgue d’une vingtaine d’années passées à décortiquer et critiquer les mécanismes à l’œuvre dans le discours russe actuel.
Guerre froide politique sur le terrain poétique
6L’abondance de citations et d’allusions à des classiques du marxisme-léninisme est l’une des caractéristiques les plus frappantes de cet ouvrage, et le chapitre six m’a paru à cet égard représentatif tant de la démarche adoptée par l’auteur que de la tension qu’il étudie à propos de l’interaction constante entre la norme imposée par l’élite et sa subversion par le public profane, dans le but de s’en libérer. Les exemples étayant chaque concept évoqué vont de simples phrases à de longs extraits de prose, de poésie ou encore de textes folkloriques. Ils sont disposés en ordre chronologique et illustrent les changements sémantiques survenus au fil du temps. Cette approche met en lumière la logique de l’évolution théorique des idéologies à partir des termes originaux, un vocabulaire propagé par les instances officielles, jusqu’à la paraphrase et l’interprétation qui se produisent au fil du temps et selon les locuteurs. Après avoir montré, dans les chapitres précédents, comment l’URSS se considérait comme un univers à part entière — vision promue par la propagande officielle —, Guseinov souligne l’importance de l’étendue physique du territoire dans la psyché russe. Effectivement, la carte de la Russie ne serait pas une carte simplement géographique mais géopolitique, comme le mettent en valeur de nombreuses métaphores idéologiques. Au temps de la Russie soviétique, les citoyens étaient investis de la mission d’« exporter la révolution » dans le monde entier ; Guseinov s’appuie sur de nombreux poèmes ou extraits de textes littéraires et patriotiques pour étudier les thèmes et stratégies discursives employées pour mener cette mission à bien. L’autre idée phare de ce chapitre est le concept d’un territoire « organique », c’est-à-dire constamment en évolution, en expansion. Cette volonté de conquête passait par des actions armées, des guerres, que les livres scolaires mentionnent via des euphémismes : « campagnes » ou « actions conjointement menées contre les envahisseurs ». L’interdépendance entre la conception géographique, organique du territoire russe et sa compréhension politique et intellectuelle s’incarne dans le terme d’idéologème présent dans le titre de l’ouvrage. Nous pouvons retenir deux grandes définitions de ce mot. Pour Kristeva, il résulte d’un processus de structuration intertextuelle : « L’idéologème d’un texte est le foyer dans lequel la rationalité connaissante saisit la transformation des énoncés [auxquels le texte est irréductible] en un tout [le texte] de même que les insertions de cette totalité dans le texte historique et social8. » Pour Angenot, il s’agit davantage d’un système idéologique qui repose sur un déjà-là transhistorique, à la manière des topoï aristotéliciens ; il le définit comme n’importe quelle « maxime, sous-jacente à un énoncé, dont le sujet circonscrit un champ de pertinence particulier (que ce soit “la valeur morale”, “le Juif”, “la mission de la France” ou “l’instinct maternel”). Ces sujets sont déterminés et définis par l’ensemble des maximes où le système idéologique leur permet de figurer9 ».
7Il semble que le chapitre 6, « La proportion du sixième dans l’espace géopolitique et l’organisme mondial », emprunte à ces deux définitions. Chez Guseinov, l’idéologème fonctionne de la manière décrite par Kristeva, mais tout se passe comme si chaque énoncé constitutif de cette intertextualité était lui-même un texte dont la langue a absorbé les topoï (de la révolution soviétique ou de l’impérialisme russe). Guseinov a lui-même défini ce concept comme étant « un signe ou un ensemble stable de signes qui renvoie les acteurs de la communication à la sphère du convenable — pensée correcte et comportement impeccable — et les met en garde contre l’inadmissible. » [Идеологема это знак или устойчивая совокупность знаков, отсылающих участников коммуникации к сфере должного — правильного мышления и безупречного поведения — и предостерегающих их от недозволенного10.] Ce sont ces phénomènes que Guseinov explore ici, en citant et en analysant les textes fondateurs dans un premier temps (chants patriotiques, œuvres littéraires d’auteurs engagés), puis en étudiant de quelle manière ce discours a évolué (ou non) au cours du xxe siècle et selon la province russe dont ces textes émanent. De ces analyses émerge un ensemble de représentations visuelles, fortement liées, que Guseinov appelle des visiotypes. Pour aborder ce concept, Guseinov s’est appuyé sur les travaux d’Uwe Pörksen11. Ce dernier soutient que des mondes intermédiaires visuels — ici les images et icônes nationales qui précèdent la conscience nationale individuelle de l’identité — fonctionnent comme des expériences prédécoupées. Selon Pörksen, les « icônes culturelles » entrent dans la « solidarité optique » avec d’autres images en tant que « visiotypes » (pour nous, le symbolisme de la proportion du sixième ou encore l’exportation de la révolution) dans la conscience individuelle. Ces images, qui sont placées devant la conscience, se combinent pour former des chaînes sémantiques ; elles forment des systèmes simples de signification, par lesquels des contextes problématiques compliqués sont réduits à un monde « vivant » de signification. Pörksen parle de la « séduction de l’image par la pensée » : la conscience de l’image prédécoupée détermine « l’être », devient pertinente pour l’action. C’est bien là le pouvoir évocateur des discours forgés par l’Empire russe puis l’URSS et dont sont encore héritiers non seulement les hommes politiques d’aujourd’hui mais tous les citoyens russes en général. Guseinov conçoit le « visiotype comme idéologie visuelle » [визиотип как визуальную идеологему] et ajoute que « ces idéologies visuelles sont nombreuses, [il] en présente certaines dans [s]on livre (par exemple, les images des “bons” et “mauvais” groupes sociaux). » [Таких визуальных идеологем очень много, и некоторые из них представлены в книге (например, изображения ‘правильных’ и ‘неправильных’ социальных групп).] Tout au long du chapitre, il souligne le rôle du sous-texte dans la division de la société entre initiés et étrangers et dans l’entrave à une communication sociale simple.
8Le chapitre 6 commence par dresser un panorama général : l’espace géographique russe est le lieu de tous les fantasmes et de tous les possibles. Puis une métaphore se distingue parmi toutes celles qui sont empruntées : le sixième, en tant que proportion mathématique. Effectivement, la Russie occuperait un sixième de la carte du monde. Ce chiffre symbolique est mentionné pour souligner l’immensité de l’empire soviétique mais incite également à toujours pousser plus loin l’expansion du territoire. Il y a en effet une double dynamique : la nécessité d’exporter la révolution aux autres peuples d’une part et celle d’élargir les frontières à cause d’une pression intérieure car les citoyens russes se sentiraient à l’étroit dans leur pays. Cela peut paraître étonnant pour un lecteur occidental, qui se dit qu’une étendue aussi vaste, pour un pays peu densément peuplé, n’est pas nécessairement vouée à être agrandie. Suivons donc le raisonnement russe :
Посмотрите, пожалуйста, на герб СССР. Вы видите, что в центре Герба нет СССР, а есть глобус (Европа, Африка и т.д.). На глобусе лежат серп и молот. Официальная доктрина политического руководства СССР - построение социализма во всем мире, а не только в СССР. Поэтому одна шестая часть земли - это только начало12.
Regardons un instant les armoiries de l’URSS. On peut voir qu’au centre du blason, il n’y a pas l’URSS, mais un globe (représentant l’Europe, l’Afrique, etc.). Sur le globe, il y a un marteau et une faucille. La doctrine officielle de la direction politique de l’URSS est de construire le socialisme dans le monde entier, et pas seulement en URSS. Donc un sixième de la Terre n’est que le début du programme expansionniste soviétique.
9En continuant sur ce thème de la conquête territoriale, des poésies parodiques succèdent aux chants martiaux et patriotiques, montrant comment une même référence peut être utilisée pour glorifier ou ridiculiser le régime. C’est ensuite la chanson de la pomme « Яблочко13 » qui subit le même traitement. Poussant plus loin ses propos sur le programme de conquête, Guseinov montre encore une fois le rapport ambivalent des Russes aux peuples qu’ils veulent annexer, entre sympathie pour des frères au-delà de la frontière et mépris de ces étrangers impurs. L’auteur poursuit sa démonstration en soulignant l’incapacité du discours officiel à se renouveler, à inventer de nouvelles références et donc son retour automatisé à des images et des formules qui datent de la révolution de 1917 quand le peuple, lui, parodie, innove, et constate le déclin de l’URSS avec une ironie lucide. Le chapitre s’achève sur le sentiment de babylonisation14 ressenti par les Russes au moment de l’effondrement de l’URSS, c’est-à-dire le sentiment de se retrouver en exil, isolés des compatriotes qui ont fui vers des contrées plus prospères.
10Ce chapitre nous invite donc à suivre deux discours concomitants portés sur la Russie du xxe siècle — officiel et populaire — afin de prendre conscience des évolutions sociales qu’a connues le pays et surtout de la manière dont le sentiment d’identité territoriale s’incarne dans différentes traditions littéraires.
La linguistique, reflet des intentions politiques contemporaines ?
11Le problème linguistique étudié par le philologue, à savoir la rigidité de cette langue officielle, existe toujours mais est couplé à un enjeu idéologique : affirmer l’autorité de Moscou sur ses provinces. Quelques voix dissidentes essaient de se faire entendre. Cela a commencé avec une certaine droite chrétienne sous l’URSS comme l’explique Guseinov :
Но были и теневые идеологии (в основном, правые), которые не разделяли этот подход. Так соединилось православие (как национально ориентированная христианская конфессия) и специфический культ империи. Вместо наднациональной империи возникла идея гипертрофированного национального государства. Эта идеология трансформируется: ради нее Путин встал на путь ускорения ассимиляции национальных меньшинств15.
Mais il y avait aussi des idéologies de l’ombre (principalement de droite) qui ne partageaient pas cette approche. C’est ainsi que l’orthodoxie (en tant que confession chrétienne à orientation nationale) et un culte spécifique de l’empire se sont rencontrés. Au lieu d’un empire supranational, l’idée d’un État-nation hypertrophié a émergé. Cette idéologie est en train de se transformer, c’est en son nom que Poutine a accéléré l’assimilation des minorités nationales.
12Cependant, l’idéologie et le discours des partisans d’un retour à l’Empire et à l’orthodoxie ont été repris par Poutine. Ce dernier est parvenu, en surface tout du moins, à faire fusionner le discours identitaire soviétique et le discours monarchico-nationaliste, ne laissant ainsi plus de place à l’expression des minorités. Voilà comment Gasan Guseinov conçoit l’évolution de l’attitude de la capitale par rapport aux périphéries :
B Советском Союзе различные культуры подавлялись с целью создания и укрепления наднациональной советской идентичности. В России же речь идет просто об ассимиляции, русификации меньшинств. что после распада СССР советская парадигма транснациональной идентичности, охватывающая все другие этнические и культурные идентичности, включая русскую, была разрушена. И остальная часть СССР (Российская Федерация) вернулась к досоветской парадигме, рассматривая меньшинства как якобы лучше русифицированные.
En Union soviétique, les différentes cultures ont été supprimées afin de créer et de renforcer une identité soviétique supranationale. En Russie, il s’agit simplement de l’assimilation, de la russification des minorités. Après la dissolution de l’URSS, le paradigme soviétique de l’identité transnationale couvrant toutes les autres identités ethniques et culturelles, y compris la russe, a été rompu. Et le reste de l’URSS (Fédération de Russie) est revenu au paradigme pré-soviétique considérant que les minorités doivent être russifiées.
13Il semble, bien qu’aujourd’hui encore la parole soit surveillée, que ces questions d’identités territoriales soient plus que jamais d’actualité et pourtant tabou. Tant les actions armées que le pays mène dans ses périphéries que la répression linguistique qui s’y exerce nous portent à croire que nous assistons à une forme de néo-colonialisme de la Russie de Poutine. Cependant, ce phénomène n’est pas nouveau, T. S. Eliot le soulignait déjà dans son analyse de la politique nationale de Staline :
The newest type of imperialism, that of Russia, is probably the most ingenious, and the best calculated to flourish according to the temper of the present age. […] The official doctrine is one of complete racial equality — an appearance easier for Russia to preserve in Asia, because of the oriental cast of the Russian mind and because of the backwardness of Russian development according to modern standards. Attempts appear to be made to preserve the similitude of local self-government and autonomy: the aim, I suspect, is to give the several local republics and satellite states the illusion of a kind of independence while the real power is exercised from Moscow. The illusion […] is maintained — and this is what is most interesting form our point of view — by a careful fostering of ‘local’ culture, culture in the reduced sense of the word, as everything that is picturesque, harmless and separable from politics, such as language and literature, local arts and customs. But as Soviet Russia must maintain the subordination of culture to political theory, the success of her imperialism seems likely to lead to a sense of superiority in the part of that one of her peoples in which her political theory has been formed; so that we might expect, so long as the Russian Empire holds together, to find the increasing assertion of one dominant Muscovite culture, with subordinate races surviving, not as peoples each with its own cultural patterns, but as inferior castes. However that may be, the Russians have been the first modern people to practise the political direction of culture consciously, and to attack at every point the culture of any people whom they wish to dominate16.
Le type le plus récent d’impérialisme, l’impérialisme russe, est probablement le plus ingénieux, et le mieux calculé pour s’épanouir selon le tempérament de l’époque actuelle. […] La doctrine officielle est celle de l’égalité raciale complète — une apparence qu’il est plus facile pour la Russie de préserver en Asie, en raison de la tendance orientale de l’esprit russe et du retard de développement de la Russie selon les normes modernes. Des tentatives semblent être faites pour préserver une apparence d’autonomie et d’auto-gouvernement locaux : le but, je le soupçonne, est de donner aux diverses républiques locales et aux États satellites l’illusion d’une sorte d’indépendance alors que le pouvoir réel est exercé depuis Moscou. L’illusion […] est entretenue — et c’est là ce qui est le plus intéressant de notre point de vue — par une promotion attentive de la culture « locale », culture au sens réduit du terme, c’est-à-dire tout ce qui est pittoresque, inoffensif et séparable de la politique, comme la langue et la littérature, les arts locaux et les coutumes. Mais comme la Russie soviétique doit maintenir la subordination de la culture à la théorie politique, le succès de son impérialisme semble devoir conduire à un sentiment de supériorité de la part de celui de ses peuples dans lequel sa théorie politique a été formée ; de sorte que nous pouvons nous attendre, tant que l’Empire russe se maintiendra, à l’affirmation croissante d’une culture moscovite dominante, les races subordonnées survivant, non pas en tant que peuples ayant chacun ses propres modèles culturels, mais en tant que castes inférieures. Quoi qu’il en soit, les Russes ont été le premier peuple moderne à pratiquer consciemment la direction politique de la culture, et à attaquer en tout point la culture de tout peuple qu’ils souhaitent dominer.
14On pense souvent que l’effondrement de l’Union soviétique a résulté de la pression géopolitique extérieure. « Но не вернее ли думать, что реальная причина в том, на что указал Т. С. Элиот, предрекая, что успех советского империализма приведет к сознанию своего превосходства у русских17 ? » [Mais n’est-il pas plus juste de penser que la véritable cause est ce que T. S. Eliot a souligné, en prédisant que le succès de l’impérialisme soviétique entraînerait une prise de conscience de sa supériorité chez les Russes ?] C’est-à-dire que les Soviétiques se voyaient comme une puissance dominante non seulement à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur de leurs frontières. Les Russes qui vivaient dans les Républiques annexées à l’URSS (Azerbaïdjan, Tadjikistan, Estonie ou Yakoutie) n’ont pas appris les langues locales. « Но дело-то не в прагматизме, дело — в презрении18. » [Mais il ne s’agit pas de pragmatisme, il s’agit de mépris.] C’est ce sentiment de supériorité allié à la peur de l’indépendance de régions unifiées linguistiquement et culturellement qui expliquent la brutalité de la politique de Staline à l’égard des nationalistes ukrainiens et de la politique de la Fédération de Russie à l’égard de l’Ukraine contemporaine :
The more highly developed is any alien culture, the more thorough the attempts to extirpate it by elimination of those elements in the subject population in which that culture is most conscious19.
Plus une culture étrangère est développée, plus les tentatives pour la faire disparaître, en éliminant les éléments de la population concernée chez lesquels cette culture est la plus consciente, sont poussées.