À la recherche de la Pomme rouge
1Nous allons nous intéresser aux liens qui unissent l’identité turque à son passé et à ses mythes à travers l’étude du poème Kızılelma [Pomme Rouge]1 écrit par Ziya Gökalp et publié en 19132. La Pomme rouge est un mythe, la représentation d’un idéal à atteindre, d’un lieu à s’approprier pour un avenir prospère. Son origine n’est pas clairement déterminée, certains chercheurs la datent de l’Antiquité comme les orientalistes Carl Brockelmann et Martin Hartmann qui y voient une variante du mythe des pommes d’or du jardin des Hespérides alors que d’autres plus contemporains le lient à la vallée d’Ergenekon, lieu légendaire des origines du peuple turc que ce dernier veut retrouver. À la suite d’une défaite militaire, pris au piège, les Turcs s’y seraient réfugiés pendant quatre siècles. Libérés par un forgeron et guidés par une louve, ils auraient ensuite constitué le khanat Göktürk3. Appréhendée comme une notion spatiale, la localisation de la Pomme rouge devient un enjeu culturel et identitaire majeur au cours de la longue histoire d’un peuple qui la voit incarnée tour à tour dans Constantinople, Rome ou Vienne notamment, selon les politiques de conquêtes successives. Ce mythe fut notamment répandu en Europe par une vaticination de Bartholomeus Georgievicz, rééditée à plusieurs reprises aux xvie et xviie siècles et que nous trouvons reproduite en France dans un ouvrage de Jean‑Aimé de Chavigny4 où ce disciple de Nostradamus annonce la destruction de l’Empire ottoman par Henri IV.
2C’est de ce mythe que Ziya Gökalp choisit de s’inspirer pour composer son œuvre. Né en 1876, Gökalp fut un nationaliste qui adhéra au mouvement clandestin Ittihat ve Terraki [Union et Progrès] à Thessalonique après la révolution de 1908 provoquée par le soulèvement des Jeunes-Turcs. Ce mouvement, essentiellement composé de militaires et d’intellectuels nationalistes, s’est opposé à la politique autoritaire du sultan Abdülhamid II dans le but de moderniser l’Empire ottoman grâce à des réformes calquées sur les régimes des puissances occidentales. Gökalp contribua à la propagation d’idées nationalistes à travers des publications dans divers journaux d’avant-garde comme Genç Kalemler [Jeunes Plumes]. Il fut nommé à la chaire de sociologie de l’Université d’Istanbul en 1912 et devint un militant du pantouranisme, un courant idéologique qui vise à réunir les peuples turco-mongols sur le fondement d’une culture et d’une origine linguistisque communes. En 1922, après la victoire des nationalistes dirigés par Mustafa Kemal, Gökalp travailla quelques temps au ministère de l’éducation avant d’être élu membre du Parlement de la République de Turquie en 1923 ; il s’éteignit un an plus tard. Nous allons étudier la richesse littéraire du poème Kızılelma et constater son étonnante actualité politique à travers le compte-rendu d’un article de Mehmet Kaplan5. Ce chercheur reconnu, qui fut l’assistant du célèbre écrivain Ahmet Hamdi Tanpınar, a enseigné la littérature turque à l’université Atatürk d’Erzurum de 1958 à 1984 où il fut directeur du laboratoire de Langue et Littérature Turques. Il a été récompensé par le Ministère de la Culture de la République de Turquie en 1981 pour ses travaux. Kaplan analyse Kızılelma, ce monument de la littérature turque que nous mettons en lumière.
Un mythe territorial d’actualité
3Fondée en 1923 sur les ruines de l’Empire ottoman6, la Turquie moderne est longtemps restée tournée vers l’Occident sous l’impulsion de la politique de laïcisation forcée de Mustafa Kemal Atatürk. Cette rupture brutale avec le passé ottoman et musulman a suscité des résistances sévèrement réprimées jusque dans les premières années après la Seconde Guerre mondiale. S’en est suivie une longue période de troubles rythmée par des coups d’État militaires qui ont effacé les victoires électorales de partis favorables à un retour de l’islam et qui s’appuyaient sur la population rurale très majoritaire dans le pays. Les nombreux refus des pays de l’Union européenne concernant la demande d’adhésion des Turcs ont renforcé les rangs de partis dont la ligne politique se tourne vers l’Orient et le monde musulman qui appartient pour beaucoup à un passé qui a été refoulé. C’est cette nouvelle orientation que porte l’AKP – Adalet ve Kalkınma Partisi [Parti de la justice et du développement] – à travers Recep Tayip Erdoğan, actuel président de la République de Turquie. Son discours, qui juxtapose des villes d’anciens territoires de l’Empire ottoman et des villes de la Turquie actuelle, illustre bien les enjeux territoriaux des récents événements géopolitiques en Syrie, en Libye, ou en Irak et le lien tissé avec des questions identitaires relatives au passé ottoman des populations de ces régions qui appartenaient à l’Empire :
Türkiye sadece Türkiye değildir […]. Bize ne aradığımız sorulan yerlerin hiçbiri bize yabancı değil. Rize’yi Batum’dan ayırmak mümkün mü? Edirne’yi Selanik’ten nasıl ayrı düşünebiliriz? Gaziantep’le Halep’i, Mardin’le Haseki’yi, Siirt’le Musul’u nasıl birbirleri ile ilgili olmayan yerler olarak kabul edebiliriz? Hatay’dan çıkın, Fas’a kadar uğradığınız her Ortadoğu ve Kuzey Afrika ülkesinde bizden bir şeyler mutlaka görebilirsiniz 7.
[La Turquie n’est pas seulement la Turquie […]. Aucun des territoires où d’autres nous demandent ce que nous y faisons ne nous est étranger. Est-il possible de distinguer Rize et Batum ? Comment évoquer indépendamment Andrinople et Thessalonique ? Comment penser aux villes de Gaziantep et Alep, Mardin et Hassaké, Siirt et Mossoul comme n’ayant aucun rapport ? De Hatay à Fès, dans chaque pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, vous pouvez voir notre empreinte.]
4La diplomatie ferme à l’égard de la Grèce et de l’Arménie et celle, fraternelle, fondée sur un rapprochement avec des pays turcophones comme l’Azerbaïdjan, le Turkménistan ou le Kazakhstan étayent ce constat. Cette révolution politique est soutenue par la mise en avant d’une identité turco-ottomane, plus compatible avec les ambitions régionales de la Turquie, essentiellement au moyen de la culture, notamment les séries télévisées centrées sur des figures de l’histoire ottomane qui ont énormément de succès. Diriliş Ertuğrul, qui raconte l’ascension de l’illustre père d’Osman Ier, fondateur de la dynastie ottomane, ou Payitaht Abdülhamid, qui met en scène et réhabilite ainsi le règne du sultan et dernier grand calife Abdülhamid II, surnommé le « Sultan Rouge » en Europe à cause de sa cruauté supposée, sont de bons exemples. De plus, la popularité de ces séries dépasse le seul cadre national puisque la Turquie est un des plus gros exportateurs au monde dans ce domaine, ce qui lui permet d’étendre son influence au-delà de ses frontières. Cette reconfiguration identitaire est à mettre en parallèle de celle qui s’est opérée au cours des dernières décennies de l’Empire ottoman. Ces années furent marquées par les réformes dites des Tanzimat (de l’ottoman « réorganiser ») qui modernisèrent l’Empire et l’occidentalisèrent partiellement de 1839 jusqu’à 1876, année de la promulgation de la Constitution ottomane. Ce fut aussi une période de questionnements et de réactions identitaires des populations de cet espace multiculturel, un phénomène qui perdura jusqu’à la fin de l’Empire en 1923 et qui se poursuit encore aujourd’hui. C’est dans cette perspective que notre approfondissement de la représentation du mythe de la Pomme rouge par Ziya Gökalp se justifie.
Kızılelma
5En février 1913, dans un Empire ottoman au bord de l’implosion, le professeur de sociologie de l’université d’Istanbul Ziya Gökalp, soucieux du devenir de l’identité turque, publie Kızılelma [Pomme Rouge] dans la revue Türk Yurdu [Territoire turc]. Le texte de Gökalp est un mesnevi, genre composé de distiques à rimes plates, dans lequel se sont distingués d’illustres poètes comme Rûmi8, le Perse Nizami9 ou encore l’Ottoman Fuzûli10 pour ne citer qu’eux. Nous en produisons un résumé :
6Ay est la fille d’un millionnaire de Baku en Azerbaïdjan qui a fait ses études à Paris. Elle a pour ambition d’ouvrir des écoles dans la région du Touran11 afin d’éclairer les esprits. Consciencieuse, elle refuse de se contenter des connaissances acquises au cours de ses études et désire aussi connaître l’Orient en commençant par prendre des cours chez le plus fameux savant de son pays, Sadeddin Molla. Au cours d’une balade à cheval, elle croise par hasard Turgut, un peintre stambouliote itinérant qui voyage en contemplant la nature ; tous deux tombent amoureux sans pour autant se parler. Lors de ce trajet, Turgut voit un panneau sur lequel apparaît l’inscription suivante : « cette route mène à la Pomme rouge ». Il se rend chez Sadeddin Molla pour en apprendre plus et y découvre Ay auprès du savant qui leur décrit de façon énigmatique l’idéal de la Pomme rouge. Transportée, Ay refuse de se laisser aller à ses sentiments amoureux qu’elle juge naïfs et décide de réaliser ce fameux idéal en formant des jeunes Turcs qui en seront les représentants. Face à l’absence de liberté à Baku, Istanbul et Kazan, elle décide d’établir et de diriger une enclave turque nommée Kızılelma en Suisse, à côté de Lausanne12 où chaque science bénéficie de sa medrese13. L’annonce de la fondation de cette enclave est diffusée dans tout le monde turcophone afin d’attirer les jeunes désireux d’adhérer à son idéal. De son côté, Turgut se promène en interrogeant des passants au hasard, leur demandant où se trouve la Pomme rouge. Alors qu’il est à Kashgar14, il aperçoit l’annonce et décide de se rendre à Kızılelma pour y devenir professeur de peinture. Quand elle le voit, craignant que son amour ne prenne le dessus, Ay fuit Turgut et charge son assistante Tomris15 de l’accueillir. Le jeune homme croit reconnaître en elle sa dulcinée et se laisse aller à son amour mais Tomris est fiancée avec Ertuğrul16 et l’annonce de leur mariage pousse Turgut au suicide. Ce dernier est sauvé in extremis par Ay qui lui explique la situation, le ramène à la raison et les deux couples finissent par se marier.
Amour, idéal & beauté
7Selon M. Kaplan, Kızılelma serait un écho à un autre poème de Gökalp Altın Destan [Destin Doré], publié en 1912 qui décrit l’effondrement et la disparition imminente du peuple turc. Altın Destan prend la forme d’une complainte désespérée concernant l’avenir d’une société dont l’écrivain se sent pleinement solidaire. Gökalp place tous ses espoirs dans le renouveau du mythe de la Pomme rouge. L’article de Kaplan salue l’articulation du récit autour du dilemme entre l’idéal national de la jeune Ay et ses sentiments pour Turgut. Le rapport ici mis en place est une référence évidente à la légende de Leila et Majnoun17 avec cette différence essentielle que les deux notions, amour et idéal, finissent ici par se rejoindre à travers l’union des amants alors que Majnoun refuse les retrouvailles avec sa bien-aimée pour préserver l’idéal de leur amour. Au fil du texte, c’est l’amour et la crainte de perdre celle qu’il aime qui attirent le peintre, rêveur en marge de la société, vers l’idéologie de la Pomme rouge. Ce cheminement qui constitue le nœud de l’intrigue et les passages de Kızılelma qui concernent la relation entre les deux personnages permettent à Ziya Gökalp de laisser s’exprimer tout le lyrisme de sa poésie où le physique des personnages s’accorde avec leurs nombreuses qualités morales. Les descriptions de décors prolongent ce trait et jouent un rôle fondamental dans l’évocation du thème amoureux ; Kaplan développe l’idée d’un texte à l’aspect souvent pictural :
Ovada Cennet’ten bir eser vardı :
Bahardı, her yanda çiçekler vardı;
Esrarlı bir hüzün, dalgın bir neşat,
Gençlik, şiir, nağme, renk, koku, hayat…18
[Dans la plaine il y avait une œuvre du Paradis :
C’était le printemps, partout il y avait des fleurs ;
Une peine mystérieuse, une joie désintéressée,
Jeunesse, poésie, mélodie, couleur, odeur, vie…].
8Un accord harmonieux s’établit ainsi entre le physique des personnages, leurs sentiments et ces « peintures » de décors.
Des personnages singuliers
9Il convient de faire une remarque d’ordre onomastique importante puisque l’œuvre s’adresse à un public turcophone et que l’article de M. Kaplan n’apporte aucune précision concernant cette charge symbolique déterminante. En effet, le prénom Ay signifie « lune », un emblème turc et musulman tandis que celui de Turgut signifie « foyer ». L’article traite surtout du personnage principal, à savoir Ay, qui se distingue par son caractère cultivé, son dévouement à son idéal et sa réussite sociale, qualités qui lui confèrent un statut d’idéal féminin. Le poème développe très habilement la psychologie intérieure de cette dernière au fil de la narration et seul le lecteur peut entrevoir l’étendue de sa bonté. Ses traits inusuels la distinguent des personnages féminins conventionnels et sa beauté en fait une sorte de fée salvatrice, selon l’expression de Kaplan, dont de nombreuses variantes sont présentes dans les autres textes de Gökalp. Le jeune Turgut est un nouveau type d’amoureux par sa qualité de peintre contemplatif puisque les vieilles histoires turques font habituellement de ce type de personnage des joueurs de saz, un instrument à cordes traditionnel.
10La tentative de suicide du personnage laisse supposer un rapprochement avec Ziya Gökalp qui a lui-même tenté de mettre fin à ses jours en 1894, à l’aube de sa majorité. Sans doute poussé par une relation conflictuelle avec son oncle, l’écrivain s’est tiré une balle dans le front avec une arme de poing mais a tout de même survécu à ses blessures. Mehmet Kaplan affirme que malgré ce rapprochement avec le personnage de Turgut, c’est au savant Sadeddin Molla que le poète s’identifie et qu’il projette à travers lui tout son discours idéologique. Le sage représente la figure protectrice très répandue et chère à la tradition turco-musulmane mais se démarque en l’occurrence des conventions parce qu’il ne se contente pas de s’en remettre passivement à Allah face aux épreuves. Il assume une fonction de « içtimaî mutasavvıf » [mystique social] selon l’expression employée par Gökalp dont Kaplan souligne la pertinence. Ces personnages nés de l’imagination de l’auteur ont eu beaucoup d’influence sur la population turque ; ils ont été une source d’inspiration considérable pour les femmes désireuses d’avoir accès à l’éducation, les artistes et les penseurs nationalistes.
Un contenu idéologique
11Ces particularités de Kızılelma visent à promouvoir l’idéologie de l’auteur, véritable préoccupation au cœur de l’ouvrage, perpétuant ainsi la tradition du mesnevi. C’est dans ce poème qu’il a investi le plus de lui‑même, de sa pensée et de ses souhaits. Mehmet Kaplan développe deux points importants de l’idéologie de Gökalp. D’abord le constat exposé par Sadeddin Molla, dans un état extatique, qui fait revivre le chamanisme préislamique turco-mongol : les Turcs sont à la poursuite de la Pomme rouge depuis plusieurs siècles, ont couru de pays en pays sans parvenir à trouver ce qu’ils cherchent au point d’avoir perdu leur identité et d’être devenus étrangers à eux-mêmes. Ils ont voulu retrouver dans un espace physique cet idéal qui est en eux :
Kızılelma yok mu? Şüphesiz vardır ;
Fakat onun semti başka diyardır…19
[Pas de Pomme rouge ? Si sans aucun doute ;
Mais sa place est ailleurs…]
12Le glorieux passé de peuple conquérant est vu comme un échec dans cette quête de la Pomme rouge :
Çok yerleri biz fethedebilmişiz
Her birinde manen fethedilmişiz20.
[Nous avons pu conquérir tant de lieux
Nous avons été conquis intérieurement]
13Aux yeux de Kaplan, cet extrait exprime l’idée principale développée dans l’intégralité des écrits de Gökalp mais la versification permet de l’exprimer ici de façon encore plus éloquente que dans ses textes théoriques en prose. L’intérêt du critique se porte ensuite sur la présence manifeste, au sein du poème, d’une voie à suivre pour atteindre cet idéal identitaire. L’horizon optimiste qui se dessine est une spécificité de Kızılelma. La perspective de Gökalp est culturelle et passe par la science et l’éducation, comme l’illustre le projet d’enclave de l’entreprenante Ay. L’agriculture et le commerce y ont un rôle prépondérant, tout comme l’artisanat et l’industrie qui côtoient des facultés d’arts et de sciences sociales, témoignant ainsi du pragmatisme de la pensée du sociologue turc. Ce dernier attribue une responsabilité considérable aux personnages féminins au sujet de la réalisation de ses aspirations dans toutes ses œuvres21. Kaplan, s’appuyant sur Jung22, y voit une correspondance avec les vieilles mythologies dans lesquelles les figures féminines bâtissent des villes. Là encore, il souligne que c’est Kızılelma qui exprime le mieux cette vision très nouvelle pour le peuple turc.
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14Comme l’illustre le mythe de la Pomme rouge, l’identité turque est profondément liée à des questions territoriales. La représentation littéraire la plus répandue de ce mythe est le poème de Ziya Gökalp que nous venons d’étudier. Contemporain de la fin de l’Empire ottoman, l’écrivain a su dépeindre les enjeux d’une période de transition identitaire en modernisant la quête d’un idéal vieux de plusieurs siècles grâce à une esthétique littéraire dont l’article de Mehmet Kaplan a révélé les particularités. Nous l’avons vu, l’actualité géopolitique turque et internationale est notamment marquée par des évolutions récentes qui font ressurgir des questionnements relatifs à l’identité des peuples du Moyen‑Orient. Afin de mieux cerner les liens entre les mythes, l’identité et le territoire en Turquie et dans sa région, nous complétons notre approche de Kızılelma par un entretien avec un enseignant et chercheur turc : Fatih Özdemir.