Giulio Angioni, « Le récit sarde contemporain : un regard de l’intérieur »
Nouvelle vague ?
1On sait que les opérations de reconnaissance, de cartographie, et de classement au sein du mare magnum des écritures littéraires sont nécessaires, comme c’est d’ailleurs le cas de bien des choses en ce monde. Mais il faut le faire cum grano salis, dans l’idée de donner un semblant d’ordre à un champ d’étude, en trouvant de la cohérence dans des comparaisons, des liens de cause à effet, ou encore des désirs et des projets.
2Le but n’est pas d’insister sur la nécessité ou la précarité de ces démarches de catégorisation spatiales, sociales et temporelles. Elles sont souvent difficiles à mener, parfois hasardeuses, en tout cas approximatives et jamais exhaustives. S’y ajoute, pour moi, la difficulté d’en faire partie, que ce soit parce que je suis écrivain, ou parce que moi aussi, par commodité, j’utilise les dénominations courantes pour indiquer, ou la tradition, ou l’innovation, au sein de l’activité littéraire en Sardaigne entre le xxe et le xxie siècles. On parle beaucoup de Nouvelle Vague. Rien n’est plus répétitif que les vagues mais les vagues sont toujours nouvelles, on le sait bien. Pour moi, les nouveautés les plus importantes de ces dernières décennies correspondent à la quantité et à la qualité de la production littéraire. La quantité mérite à elle seule qu’on s’y attarde. Il me semble important, en effet, que pour la première fois, des œuvres littéraires soient publiées par une maison d’édition sarde récente, qui réussisse à les distribuer et à les commercialiser, aussi bien en Sardaigne et en Italie qu’ailleurs, avec le relais de la traduction, propulsant par là des auteurs qui autrefois ne pouvaient espérer être lus qu’en publiant leurs œuvres sur le continent. Une autre nouveauté réside dans l’utilisation variée que fait la nouvelle vague du sarde dans ses écrits, donnant lieu à une production inédite de prose en sarde, aux côtés de la continuation d’une poésie en langue insulaire.
3Je suis considéré comme un des pères de cette Nouvelle Vague, aux côtés de Salvatore Mannuzzu et Sergio Atzeni, comme il est commun de l’indiquer. Je me suis sans doute donné beaucoup à faire pour en arriver là.
4On me demande souvent si mes écrits narratifs sont liés à mon métier d’anthropologue et si oui, dans quelle mesure. Habituellement, je réponds qu’il s’agit de deux activités inconciliables. Avec un mélange de sérieux et de badinage, j’ai souvent dit qu’aujourd’hui en Italie il est impossible de vivre de littérature, à moins que l’on n’écrive pour les molochs de la télévision. Je concède cependant qu’il existe un rapport étroit entre mon métier d’essayiste anthropologique et mon hobby de narrateur romanesque. Il me semble qu’en examinant en détail un de mes récits, je pourrais trouver des liens plus ou moins immédiats entre ces deux façons d’écrire. De manière plus objective, je dirais qu’il existe une coïncidence au moins thématique entre mes études et mes narrations, laquelle est l’évolution des modes de vie en Sardaigne, et au‑delà, dans les dernières décennies du xxe siècle. J’y trouve une certaine sensibilité d’anthropologue, mise à profit de manière différente.
5Si je suis face à un public d’adeptes, je profite de leur bienveillance pour dire que, dans mon expérience, devenir anthropologue et tenter de devenir écrivain, ont été la conséquence d’un besoin de confrontation à mes origines, c’est-à-dire à ma terre, mon peuple, et au fond, moi-même. Mais cette démarche est peut‑être trop évidente, trop clamée, trop revendiquée. Et brandie sans pudeur, comme un étendard. Je pourrais donc préciser que, en tant qu’anthropologue comme en tant qu’écrivain, j’essaie de faire le point avec mon identité collective de sarde italien européen mondial, à travers la recherche et la réflexion, et en me consacrant en particulier au monde sarde d’où je suis originaire, via ces deux champs dont je suis devenu un peu un expert. En étudiant, avec les instruments de l’anthropologie, et en décrivant, en transfigurant certains aspects de l’existence avec l’instrument de la narration. En inventant un monde parce que, paradoxalement, ce monde inventé contient parfois plus de vérité que le réel. Personne ne sait mieux qu’un écrivain sensé que la vie a seulement le sens que nous réussissons à lui donner la première fois que nous demandons : « Maman, raconte‑moi une histoire. »
6J’ai eu l’occasion de concevoir et de diriger le recueil Cartas de Logu1, dans lequel plus de quarante écrivains sardes évoquent leur identité d’écrivain sarde. Ils y affrontent tous, plus ou moins explicitement, un problème : celui de savoir si l’identité sarde existe réellement. En outre, ils s’y demandent à quel point le succès qu’ils rencontrent en tant qu’écrivains est dû au simple fait d’être sarde.
7Les opérations d’identification, comprendre qui nous sommes, d’où nous venons, où nous allons et ainsi de suite, sont pour moi, et je le dis aussi en tant qu’anthropologue, des questions humaines universelles, et jouent un rôle vital indispensable. Mais en tant qu’anthropologue, j’aimerais souligner que ces opérations adviennent dans un flux continu plus ou moins rapide, que ce soit à cause de dynamiques internes ou d’influences extérieures. À plus forte raison aujourd’hui, alors que la diversité du monde se reproduit partout, y compris dans les îles les plus isolées. Un des dommages de cette situation est que souvent, une identité peut prétendre à une unicité impénétrable et à une continuité éternelle. Et cette identité en littérature n’est sans doute pas à mettre à toutes les sauces, en tout cas pas en tant que plat de résistance, mais plutôt, à manier avec précaution. Les identités et les orgueils ethniques ne sont pas toujours des phénomènes positifs. Le xxe siècle a vu des millions d’êtres mourir à cause de revendications identitaires.
8Comme je l’ai déjà écrit ailleurs2, il me semble que la force nouvelle de la littérature sarde réside dans sa capacité à utiliser ce que j’appelle les cipolle [« oignons »] identitaires comme un condiment, une épice, et non plus comme un plat unique. Je n’insiste pas là-dessus, d’autant qu’il me semble avoir raison, celui qui dit que, dans ce que nous appelons l’art, rien ne doit être prescrit ou interdit. Tout peut être élaboré et apprécié à un niveau esthétique, y compris les « oignons identitaires » servis en tant que plat unique. Il est vrai aussi que le succès de certains écrivains, et plus ou moins celui de toute la production de la nouvelle vague sarde, dépend de l’appartenance à une identité. Grazia Deledda, la première, comme je chercherai à le dire en de meilleurs termes plus tard, a su très bien tirer profit d’une veine d’auto‑esotismo [« auto‑exotisme »]3. Et les best‑sellers sardes contemporains sont toujours « auto‑exotisants », même lorsqu’ils n’ont pas recours à un brassage linguistique entre l’italien et le sarde.
9Pour ma part, j’ai écrit et j’écris toujours en italien et en sarde. Mais il me semble utile de rappeler que je n’ai pas l’impression de trahir la sardità4 si j’écris en italien, tout comme je ne prétends pas être meilleur ou plus sarde lorsque j’écris en sarde. C’est qu’il est plus avantageux pour un sarde de ne pas se soucier de la langue dans laquelle il est censé écrire. Cependant, les problèmes d’une possible politique linguistique en Sardaigne m’intéressent beaucoup, y compris en tant qu’écrivain. Il existe de nombreuses façons d’utiliser le sarde en littérature. Et il existe aussi des extrémistes, qui soutiennent qu’un écrivain sarde, s’il veut être sarde, doit écrire en sarde. Il y a ceux qui affirment que l’on doit écrire en sarde dans la forme dite stabilisée, en sarde commun. Ce ne sont que quelques exemples de réactions au problème linguistique qui se posent en Sardaigne, et ces réactions dissimulent souvent un fait capital. C’est que, sans doute pour la première fois dans notre Histoire, les sardes ont tous en commun la maîtrise d’une langue, l’italien, pourtant souvent accusée des pires abominations5.
10Mais il y a des écrivains comme Sergio Atzeni, qui avant Camilleri6 lui‑même, écrivit Bellas mariposas, dans un beau mélange linguistique à la Pasolini ou à la Gadda. Salvadore Tola, auteur d’un essai érudit, Letteratura in lingua sarda7, propose qu’on considère mon récit Arrichetteddu, paru dans le recueil A fogu aintru8, comme la première production de prose en sarde contemporain. Et si l’on s’appuie sur des critères strictement temporels, c’est exact. Je le mentionne seulement pour souligner que je n’ai pas esquivé le problème d’écrire en sarde, si cela constitue effectivement un problème. J’ai aussi publié et écrit beaucoup en italien régional sarde, faisant en cela partie des premiers à accomplir cette démarche de manière consciente et pragmatique. J’apprécie beaucoup, cela dit, des œuvres comme celles de Salvatore Mannuzzu, lequel écrit dans un écrivain standard dénué de traces de sarde, tout comme j’aime celles de Benvenuto Lobina qui écrit en campidanese, et celles d’autres écrivains qui écrivent dans d’autres variantes sardes.
11Je ne comprends pas ceux qui écrivent en sarde comme s’ils accomplissaient une sorte d’acte de religion, sanctificateur. Je ne rejoins pas ceux qui imposent le sarde comme une action politique‑morale‑esthétique et ainsi de suite. Une obligation, en somme. Le phénomène de l’écriture en sarde est, cependant, novateur et intéressant. Jusqu’ici, j’en ai souligné les aspects négatifs, oubliant presque de mentionner ses réalisations positives, comme celle de Benvenuto Lobina, qui a écrit son roman Po cantu Biddanoa9 en deux versions, une sarde et une italienne. Il n’y a pas de lien de traduction entre les deux versions. Il s’agit de deux voies distinctes employées par l’écrivain pour raconter plus ou moins la même histoire. Je crois ce phénomène relativement rare et le juge très intéressant, bien que pour l’apprécier, il faille faire part d’une compétence totale dans les deux langues. Cela permet d’évaluer comment un écrivain peut potentiellement produire un texte avec deux dimensions linguistiques, deux textes qui sont aussi un seul et même écrit. Il en résulte une communication plus ample, pour le lecteur bilingue. Le lecteur idéal d’un livre comme celui‑ci serait en effet à même de lire les deux langues concernées sans difficulté. J’insiste sur la nouveauté de ce phénomène littéraire en Sardaigne, d’autant que, si l’on veut, on peut le considérer comme le produit d’une situation linguistique qui aujourd’hui, au niveau mondial, est définie en tant que post‑coloniale.
12Ces nouveautés peuvent contribuer à expliquer pourquoi les statistiques affirment qu’en Sardaigne les lecteurs de littérature, d’essais et de presse écrite, sont en augmentation, et que leur nombre est supérieur à la moyenne des lecteurs en Italie. Je crois, ou plutôt j’espère, que la nouvelle littérature sarde y est pour quelque chose. Ainsi que les festivals littéraires. Je fais partie des fondateurs de celui de Gavoi, et c’est pour moi une grande satisfaction. En considérant que la littérature continue à jouer un rôle majeur à travers le monde, je ne pense pas exagérer en en proposant une vision absolument positive. Il y a aujourd’hui, comme c’était jadis le cas de la tradition du récit oral, d’autres façons, anciennes comme novatrices, de raconter le monde et la vie dans tous leurs aspects. Cinéma, télévision et télématique ont l’importance que nous leur connaissons tous, en bien et en mal. Les livres aussi ont cet impact et, eux aussi, peuvent faire le mal comme le bien.
13Pour en revenir au thème de ce séminaire j’aimerais prendre en considération le caractère prolifique et révolutionnaire de la littérature en Sardaigne, dans la seconde moitié du xxe siècle. On l’appelle le siècle bref, mais pour ceux qui l’ont vécu dans des lieux comparables à la Sardaigne, il fut long, large et international, si ce n’est que pour les deux guerres qu’on dit mondiales. C’est également vrai en ce qui concerne la littérature : de Grazia Deledda à Salvatore Satta, deux natifs de Nuoro ayant accédé à une renommée mondiale, autant que ces campidanesi10 devenus internationaux, Giuseppe Dessì e Emilio Lussu. Le vieux millénaire s’est achevé pour laisser place au nouveau, avec une galerie d’écrivains sardes connus autour du monde, de Giorgio Todde à Salvatore Niffoi, de Milena Agus à Marcello Fois, de Salvatore Mannuzzu à Michela Murgia et beaucoup d’autres encore, de grande renommée mais aussi de grande valeur. Il semble que personne ne puisse nier l’importance de cette nouvelle vague littéraire sarde.
14Certains ont recours à des distinctions drastiques, pour déterminer le début de cette nouvelle vague, et ils se réfèrent surtout à Sergio Atzeni. Si l’on m’obligeait à poser un terminus a quo pour encadrer dans le temps ce qui, à moi aussi, m’apparaît un peu comme une nouveauté vingtiémiste pour le moins quantitative, au moins en ce qui concerne l’importance et la popularité de la narration sarde en Sardaigne et ailleurs, j’indiquerais peut‑être l’année 1975, date de parution de Padre padrone11 de Gavino Ledda, qui semble clore la vieille démarche des écrivains sardes traditionnels. Il s’agit en effet, dans ce roman, d’offrir au lecteur l’exotisme auquel on s’attend de la part d’un sarde qui raconte la Sardaigne. La nouveauté, par rapport au passé, n’est sans doute pas seulement quantitative, bien que la littérature, plus précisément narrative, en Italie, et donc aussi en Sardaigne, ne fut jamais vraiment un art populaire. En Sardaigne aussi, il y eut et il y a toujours une tradition poétique élaborée, en sarde et dans d’autres langues, avec des auteurs notables tels que Benvenuto Lobina et Antoninu Mura Ena. Dans la seconde moitié du xxe siècle, cependant, c’est la prose en italien qui apparaît comme la forme littéraire la plus répandue, tandis que commence une production de narration en sarde entre le xxe et le xxie.
15Au xxe siècle est arrivé en Sardaigne ce qui ailleurs en Europe et dans le monde européanisé était arrivé depuis environ un siècle et demie. Cependant, ni en Sardaigne ni ailleurs ne manquaient les poètes. Simplement, comme souvent, ce furent les narrateurs qui acquirent en plus grand nombre leurs lettres de renommée. En somme, en Sardaigne aussi, le roman est devenu la forme d’art de la parole la plus importante, dans le milieu lettré ou semi‑lettré ou populaire, quelle que soit la valeur qu’on puisse accorder à cette distinction.
16En Sardaigne, la question des langues a aussi oblitéré d’autres problèmes et dilemmes propres à notre époque et à notre futur, faisant de l’ombre à des polémiques peut‑être plus nécessaires. Cela alors que le dernier quart du siècle passé voyait fleurir la saison la plus féconde de la littérature sarde en italien, avec son cortège de noms célèbres, de générations diverses, ainsi que de poètes écrivant en sarde, en italien, et dans les deux langues.
17Comme de bien entendu, en Sardaigne aussi, s’est posée la question évidente mais alarmée de l’utilité de ces métiers et compétences que nous appelons communément culturels, intellectuels, ceux en somme qui concernent l’esprit, la mémoire accumulée dans les bibliothèques, les musées et autres lieux où l’on discute et où l’on met à profit une mémoire objective et documentée. Et se sont retrouvés interpellés les secteurs variés de l’école, de l’édition, de la politique culturelle, de l’information, des arts. Mais aussi mis devant leurs responsabilités, pour chercher à comprendre le présent et le passé et pour se projeter dans un futur. En d’autres termes, on s’est demandé quelle était l’utilité d’un helléniste, d’un musicien de musique savante, d’un archéologue, un urbaniste, un cinéaste, un attaché culturel, un philologue, un écrivain. Si nous disposons de réponses datant de plus de deux mille ans, dans ces terres méditerranéennes, nous avons aussi le besoin nouveau et concis, de sens et de perspective. Ainsi, dans le nouveau millénaire, la littérature sarde semble nous aider à nous reprendre du vertige d’avoir survécu au xxe siècle. Avec le souvenir pieux, attentif, conscient de l’opacité du monde, de la variété et de la pluralité des modes de vies et des choses. Peut‑être en regrettant l’emphase avec laquelle, il y a peu de temps encore, on observait l’immuabilité et les destinées collectives et on parlait, en littérature aussi, d’autonomie et de délivrance, de progrès et de perfectibilité humaine. Cela dans une Sardaigne plus changée en quelques années à peine qu’elle n’avait changé en plusieurs millénaires, au cœur du siècle le plus tragique, mais aussi le plus prospère et le moins miséreux de notre Histoire. En Sardaigne aussi, la littérature a peut‑être exprimé mieux que tout autre médium les spécificités et les permanences, ce qui nous distingue et ce qui nous assimile au reste du monde. La littérature sarde a encore ce devoir à accomplir, pour contribuer en outre à nous prémunir des dommages du changement, lesquels au xxe et encore aujourd’hui font partie du paysage, de l’émigration à la dé‑ruralisation, avec ou sans industrialisation, et au boom du tourisme balnéaire. Ceci est un devoir, implicite ou explicite, que l’on peut observer à des degrés divers chez la majorité des écrivains sardes d’aujourd’hui, avec un accueil public et critique variable.
18En ce qui concerne les auteurs les plus acclamés du moment, il faut remarquer l’importance de leur diversité, pour comprendre les raisons de leur popularité. Si l’on peut apprécier le jugement perplexe voire franchement négatif devant certaines œuvres individuelles ou certains auteurs, il est absurde de s’agacer du succès public et critique des écrivains sardes de ces dernières décennies, lesquels parfois, tout simplement, le monde entier semble nous envier. La Sardaigne d’aujourd’hui est aussi le succès littéraire de nombreux innovateurs, à des degrés divers, et pourtant bien accrochés à la roche solide que forment des écrivains tels que Deledda, Dessi, Satta, et Lussu. Et c’est peut‑être vrai surtout en ce qui concerne Grazia Deledda.
Auto‑exotisme ?
19Alberto Mario Cirese a parlé de « représentativité sarde12 » à propos de la narration de Deledda. Il existerait donc une Sardaigne que l’écrivaine présentait, de Rome, au reste de l’Italie et au monde, adaptée aux attentes et aux préférences des non-sardes, qu’elle était à même d’imaginer. Et quels pouvaient donc bien être les points de référence, les aspirations et les ressentis qui, malgré leur flou même, poussaient une jeune femme sarde de la fin du xixe siècle à faire de la Barbagia le terrain dans lequel cultiver ses aspirations précoces et démesurées à la gloire littéraire ? Il existe de nombreux précédents qui peuvent nous aider à le comprendre. En tout cas, si la jeune, puis mûre Grazia Deledda, s’est « inventée » une Sardaigne littéraire, opération légitime, et peut‑être au fond indispensable à toute « invention » narrative, cela lui a amplement réussi.
20Que cela fut pour elle une réussite est une des raisons qui font de Deledda une figure majeure de la littérature, avec cet orgueil et cette ténacité qui suscitent une sympathie s’étendant à son œuvre toute entière. La construction d’une Sardaigne destinée aux non‑sardes lui a d’ailleurs si bien réussi qu’aujourd’hui, quiconque écrit en sarde, doit d’une manière ou d’une autre la confronter, et il est peut‑être impossible de réaliser cette démarche sans marcher, au moins en partie, sur ses traces, ou encore s’opposer à elle, en justifiant ce choix. L’écrivain qui s’y refuse pourrait ne pas être pris en considération, ni par son peuple ni par le reste du monde. L’œuvre de Deledda est une tentative réussie de médiation entre le monde sarde et la culture européenne. D’ailleurs, cela doit‑il nous étonner, en vue de l’ampleur de ses aspirations, qui l’ont amenée à remporter un prix mondial, le Nobel ?
21Il est alors utile de chercher à mieux comprendre quelle Sardaigne Deledda a réussi à représenter en syntonie avec les attentes de la culture italienne et européenne, et au‑delà, pourquoi, comment, et à qui elle avait l’intention de s’adresser. Le malaise, le rejet, que certains éprouvent à la lecture de son œuvre (sans exagérer, bien sûr, puisque nous devons rappeler que des pages plaisantes il y en a dans n’importe lequel des romans sardes de Deledda) dérive de la quantité importante de estraneità [étrangeté] propre à cette Sardaigne littéraire ad usum Delphini, fascinante, souvent exotique à l’excès, archaïque, biblique, orientale, intemporelle, et d’une écriture qui cherche à établir un cordon ombilical avec le sublime propre aux récits primitifs.
22Peut‑être est‑ce aussi cela qui parfois repousse le lecteur, et non pas cette dimension plus ou moins présente de roman de gare, que l’on trouve encore dans les œuvres tardives de Deledda, à travers ces passions humaines élémentaires, démesurées et fatales, projetées dans des dimensions a‑historiques, malgré des intentions réalistes, sur une toile de fond sarde, qui pour un sarde, ou du moins un de ceux qui comme moi, n’a pas d’attachement particulier envers Deledda, apparaît aussitôt pour ce qu’il est : un expédient (légitime, et ce pas seulement parce que des connaisseurs l’ont jugé de bon goût), servant à mettre en valeur les thèmes récurrents de la fatalité, du destin, de l’inéluctable, de la culpabilité, très souvent liés de manière centrale à une passion amoureuse tragique, en particulier parce que les personnages des amants y sont issus de conditions sociales diverses. Ce sont les thèmes éternels de la narration, y compris dans nos telenovelas contemporaines, et ils sont traités par Deledda de manière à créer des atmosphères fascinantes, justement parce qu’ils n’y sont jamais amenés à un niveau de clarté intellectuelle (cet avis est de D.H. Lawrence13, dans la préface à l’édition anglaise de La madre.)
23Il est donc possible que certaines réactions de malaise dérivent aussi de la difficulté à apprécier la force ambiguë de ces atmosphères de brume et de torpeur plantées en Sardaigne, puisque la narration peut apparaître comme un prétexte et cette Sardaigne peut apparaître souvent improbable, tout en respectant cependant, généralement, une grande précision ethnographique. Mais malgré cela, Deledda demeure « une écrivaine de chez nous », au moins pour ceux à qui elle s’adresse.
24Et le succès de l’accueil public et critique de la littérature faite par des auteurs sardes, dépend encore plus ou moins de la capacité à « parler de Sardaigne » selon des attentes extérieures, dont certaines peuvent paraître aujourd’hui trop faciles ou trop maniérées. Au point qu’il pourrait sembler que les auteurs sardes contemporains n’ont rien d’autre à faire que répéter ce que Deledda a réussi à dire jusqu’ici mieux que personne, si nous n’avions bénéficié entre‑temps d’auteurs comme ses compatriotes Salvatore Satta, Emilio Lussu, Giuseppe Dessì.
25La dimension autobiographique propre à l’œuvre de Deledda est par ailleurs un aspect relativement sous‑estimé de son œuvre, même lorsque cette dimension fait partie, comme souvent dans les romans tardifs de Deledda, de son essere sarda [identité sarde], et peut‑être même nuorese [identité de Nuoro, ville natale de Deledda]. Lorsque, donc, son recours à l’autobiographie s’élargit à une sorte de sardografia14, essentielle pour l’enchevêtrement des personnages et leur exploration psychologique. Un aspect qui a plus tard contribué au succès international public et critique de l’œuvre de Deledda, en tant que témoignage des sardes et de la Sardaigne, représentation de lieux et de types humains plus ou moins assimilables à l’île et aux insulaires, voire même plus largement, à la fin du xixe siècle, au monde agro‑pastoral des campagnes et des montagnes européennes — voire au‑delà. Au point que l’on puisse dire qu’aujourd’hui encore, l’image des Sardes et de la Sardaigne à travers le monde dépend au moins en partie de l’image réaliste et mythique à la fois qu’en a diffusé Deledda. Avec pour conséquence qu’aujourd’hui encore, les succès littéraires des écrivains sardes se projettent et se mesurent sur la base d’une adhérence à l’imaginaire de son île, et de la personnalité sarde qu’elle a bâtie des insulaires. En tout cas, il semble qu’on ne sorte jamais complètement de cet imaginaire. On peut éventuellement prendre des distances avec lui ou s’y opposer, lorsque l’on a aujourd’hui à proposer des représentations plus ou moins importantes des sardes et de la Sardaigne, peut-être avec une intention de vérité et d’authenticité.
26À ce propos, je cite souvent Alberto M. Cirese, lequel écrit :
En vue de la force persuasive que Deledda a su donner à son image de l’île, il ne me semble pas que ce soit minimiser le travail de l’écrivaine, que d’ajouter au débat sur ses qualités littéraires et sentimentales, le rôle politique et culturel qu’elle a joué. On peut ainsi examiner les démarches conduites par l’écrivaine en relation à une situation précise, allant au‑delà d’un cadre « littéraire », en tant qu’intellectuelle sarde aux prises avec un problème : établir un contact et une présence culturelle sur l’île à travers un cadre national post‑unitaire, à partir d’une distance, d’une étrangeté et d’une altérité, qui étaient alors bien plus accentuées que pour toute autre situation régionale italienne, et ce même en prenant en considération la Sicile15.
27Et comme la représentativité et l’altérité sont des notions majeures en contexte européen, et plus largement dans le monde occidental, où Deledda a élargi son public, le rayonnement culturel de l’île dans le monde, à travers son œuvre, était probablement une de ses intentions premières. Intention qu’a dû également renforcer le peu de succès rencontré par ses romans non sardes, tels Nel deserto16 ou Il paese del vento17, ou plus tard Annalena Bilsini18 ainsi que d’autres romans continentaux. Au point que malgré son insistance à s’éloigner du territoire sarde comme cadre romanesque, Grazia Deledda a finalement produit le récit autobiographique sarde le plus sincère et explicite qui soit avec Cosima19 (lequel a entraîné Salvatore Satta à suivre ses traces dans Il giorno del giudizio20). Cette lucidité de l’écrivaine s’est peut‑être traduite par un désir d’évasion et de défi, à travers ses romans tardifs continentaux, rédigés après son prix Nobel, comme un possible moyen pour Deledda de mesurer avec certitude si son succès, notamment populaire, était et serait toujours lié à la représentativité sarde dans son œuvre. Cela dépasse selon moi la question d’une adhésion de sa part, qu’elle soit critique ou ingénue, aux codes de la narration régionale italienne, un thème trop spécialisé pour que je puisse l’évoquer ici en quelques mots, et dont on a déjà tant dit, que ce soit pour en « accuser » Deledda ou pour l’en « absoudre ».
28Cette conscience, ou choix, ou obligation, de devoir, au moins, affronter le thème de l’altérité sarde, de la part d’un écrivain sarde qui utilise l’île comme théâtre de ses représentations, comme a su le faire au mieux Grazia Deledda dans ses meilleurs récits, semble avoir jusqu’ici toujours eu comme conséquence (à part les exceptions qui confirment la règle, qui par ailleurs ont rarement rencontré un succès public et critique de long terme, à commencer par son contemporain Salvatore Farina) que la quasi‑totalité des récits d’écrivains sardes se concentrent sur la Sardaigne, au‑delà de son emploi comme lieu et cadre de l’action narrative. En somme, un narrateur sarde, habituellement, ne fait pas que se présenter en tant que narrateur de son île : il doit toujours d’une manière ou d’une autre évoquer la Sardaigne. Nereide Rudas a approfondi tout particulièrement ce motif (à la fois en poésie et en général dans les activités et les produits esthétiques en Sardaigne). Elle a pointé du doigt la direction psycho‑dynamique collective par laquelle en général le récit sarde prend en compte la Sardaigne, non seulement comme lieu ou environnement, mais comme protagoniste. En somme, c’est le cadre, le lieu, la Sardaigne « che si costituisce primariamente come figura e si staglia su uno sfondo, piuttosto che rimanere come sfondo in cui si ambienta il romanzo » [« qui se détache avant tout comme figure sur une toile de fond plutôt que d’être le fond sur lequel se déroule le roman21 »]. Dans l’essai L’Isola dei coralli, la célèbre psychiatre explore ce qu’elle désigne comme l’identité du peuple sarde à travers une lecture psycho‑dynamique du roman insulaire, notamment à travers les écrits de Antonio Gramsci, Grazia Deledda, Salvatore Satta, Emilio Lussu et Giuseppe Dessì, montrant par là la relation forte nouée entre l’écrivain sarde (elle évoque également un sculpteur, Francesco Ciusa, ainsi que les auteurs du dix-neuvième siècle des fausses Cartes de Arborea22) et sa terre, une relation quasi « diadica materna », [« dyadique, maternelle23 »].
29Grazia Deledda a continué à écrire des romans et des nouvelles « non sardes ». Leur succès modéré a probablement renforcé sa sardità littéraire, comme c’est le manque de représentativité sarde, davantage que l’affaiblissement de son souffle romanesque, hors du territoire insulaire, qui semble en expliquer le manque de popularité, posant le problème qui se pose aussi aux écrivains sardes d’aujourd’hui : comment faire face non seulement à sa version personnelle de la Sardaigne, mais aussi à la Sardaigne de Deledda, différente et exotique, à laquelle le monde s’attend encore souvent à trouver dans la littérature made in Sardinia ? Avec ses romans « non sardes » Grazia Deledda a payé le prix d’un échec sans doute immérité, en contrepartie de la représentativité forte, caractérisante et préméditée de ses autres récits. Un prix que certains auteurs sardes continuent aujourd’hui encore à payer, et qui peut nous conduire à nous demander ce qui est préférable : le succès dû à l’auto‑exotisme ou encore l’insuccès dû au manque ou au dépassement de celui‑ci.
30Les temps ont changé, entraînant des mutations radicales dans l’île et dans le monde. Et pourtant, à l’ère des nouveaux exils, des migrations planétaires des grandes campagnes aux grandes métropoles du monde, nous n’avons plus besoin, de manière si exclusive et excluante, de lieux fictifs intacts comme cette Sardaigne littéraire sauvage et exotique, que Grazia Deledda, plus que tout autre écrivain, contribue aujourd’hui encore à diffuser dans le monde. Elle a toujours un cortège d’imitateurs dans l’île, et me semble‑t‑il, hors de celle-ci, lequel tire profit des charmes de ce qu’il peut être utile de nommer auto‑exotisme, comme il s’agit d’un aspect constitutif de la globalisation, une recherche globale et pressante de particularités locales. On pourrait parler d’une recherche d’évasion et de sens à travers l’exotisme propre à la globalisation. Parfois la globalisation fait très mal cette recherche, et c’est vrai aussi dans le cas de la littérature.
31Il existe aujourd’hui des écrivains, en Sardaigne comme ailleurs, qui se demandent plus clairement que d’autres quelle évasion réside dans un auto‑exotisme, qui, fictif bien sûr, s’attache à des lieux communs peu efficaces lorsqu’il s’agit de s’interroger sur l’identité sarde, un concept qui en soi est d’ores et déjà vague, changeant et problématique.
32Dans l’île de Deledda, comme dans d’autres lieux qui lui ressemblent, les écrivains peuvent encore souvent se sentir motivés, voire obligés, d’affronter leur propre terre, en évoquant des thématiques sardes, d’autant que ces démarches sont généralement bien accueillies sur l’île et sur le continent. Ou bien ils se refusent à le faire, entre autres à cause d’un regard auto‑exotique sur leur propre terre, qui de toute manière, en littérature comme au-delà, ne peut que rester un lieu d’origine. Et donc les mythes d’aujourd’hui, nombreux et alternatifs, semblent durer beaucoup moins longtemps que jadis, quand pendant des siècles, les sardes se sont vus sans doute davantage avec le regard d’un autre, un autre auquel ils ont parlé d’eux-mêmes, en utilisant ses mots à lui.