Hier est récrit
« Sous le pont Mirabeau coule la Seine… » : Voyez couler le temps linéaire classique. Mais Apollinaire, qui n’avait ja, ja, jamais navigué, du moins en eau douce, n’avait pas assez regardé la Seine ; il n’a pas perçu les contre-courants, ni les turbulences. Oui, le temps coule comme la Seine, mais à condition de bien l’observer. Toute l’eau qui passe au pont Mirabeau n’aboutira pas forcément à la Manche ; maints petits filets retournent vers Charenton ou vers l’amont… »
Michel Serres, Éclaircissements, Champs-Flammarion, 1994, p. 90.
1C’est précisément à une semblable navigation à rebours que nous convie Pierre Bayard avec son dernier ouvrage, Demain est écrit, dans les contre-courants et les turbulences chronologiques d’une temporalité singulière, celle des auteurs et de leurs œuvres. L’ouvrage se propose d’inventorier et de tenter de comprendre une série de cas pour le moins étranges, où l’œuvre d’un écrivain semble moins rendre compte d’un passé qu’annoncer, mystérieusement, l’avenir. Mieux encore : les cas examinés invitent Pierre Bayard à penser que l’œuvre est influencée, voire largement déterminée, par un futur qui, par définition, était évidemment encore inconnu au moment de l’écriture – mais peut-être, de ce fait, prévisible à qui sait en reconnaître les signes. Demain est écrit, donc, dans les œuvres du présent – à commencer peut-être par l’œuvre même de Bayard : on ne résistera pas à la tentation de chercher, à la fin de cette recension critique, les signes d’un avenir possible de Pierre Bayard. Non sans, peut-être, quelques petits aménagements dans une démarche qui, avouons-le d’emblée, nous a laissé parfois perplexe. Mais procédons par ordre.
Lire à rebours
2L’essai construit sa réflexion en trois temps. Le propos s’ouvre par une étude de cas exemplaires, de « Destinées » où chaque œuvre semble annoncer avec une précision troublante une expérience essentielle à venir. Ainsi de La Nouvelle Héloïse, qui semble bien contenir la rencontre ultérieure de Jean-Jacques avec Sophie d’Houdetot (et la déception amoureuse qui s’en suivra), ou des poèmes de Verhaeren, dont l’imaginaire entre en curieuse résonance avec les circonstances de sa mort accidentelle. Pierre Bayard ne manque pas d’évoquer ensuite, exemple plus prévisible (si l’on peut dire) mais indémodable, le suicide de Virginia Woolf, dont les romans, comme on sait, contiennent curieusement tous les motifs ; en revanche, cette partie se conclut par une authentique révélation sur Moby Dick qui pourrait bien prophétiser le silence à venir de Melville écrivain et sa mort à l’écriture1. Que les lecteurs sensibles se rassurent néanmoins : l’inventaire, pour tragique qu’il puisse paraître, est habité, ton nouveau dans l’œuvre de Bayard, d’un humour noir bien inspiré et assez irrésistible.
3Bayard ne s’en tient pas au simple inventaire : ce serait laisser entendre que ces phénomènes ne peuvent être abordés que par des explications surnaturelles. Demain est écrit, au contraire, passe en revue une série d’« Hypothèses » (et c’est la seconde partie) à partir notamment de quelques œuvres qui proposent d’elles-mêmes une tentative de compréhension du phénomène : c’est évidemment la pensée surréaliste de Breton et la catégorie du « hasard objectif » qui vient d’abord à l’esprit, exemple topique d’une « hypothèse irrationnelle ». Mais cette proposition offre l’occasion d’introduire, à titre d’objection, l’autre aspect théorique important de l’essai, une réflexion sur l’interprétation2 : en effet, l’hypothèse irrationnelle néglige l’intervention du lecteur, la place a posteriori qu’il occupe, et le travail herméneutique qu’il opère. C’est la lecture critique de quelques nouvelles de Borges, avant et après son accident de Noël 1938, par Didier Anzieu, qui offre à Pierre Bayard matière à analyser ce travail d’interprétation qui fait discerner l’avenir dans le passé non sans mettre de côté la simple possibilité du hasard. Mais les phénomènes de ressemblance entre les textes passés et les événements futurs sont parfois si troublants que Bayard ne peut maintenir longtemps cette hypothèse rationaliste : l’« hypothèse freudienne » du fantasme, « scénario imaginaire » (88) dont l’origine appartient bien au passé, pourrait alors constituer la source commune de la vie comme de l’œuvre à venir. Marie Bonaparte avait ainsi jadis ramené un conte fameux de Pœ (« Le portrait ovale ») et la mort ultérieure de son épouse sacrifiée à l’art, à un élément commun et originel : la figure de Madame Pœ mère. Mais l’hypothèse freudienne, qui donne trop facilement un privilège exclusif au passé, est ensuite dépassée en une « hypothèse littéraire », élaborée à partir d’À la recherche du temps perdu. La démarche, bien connue des lecteurs de Bayard, consiste à appliquer à la psychanalyse la réflexion que recèle l’œuvre littéraire sous forme de « préthéorie »3. La Recherche, dans les passages où le narrateur identifie dans les discours tenus des prophéties de l’avenir,offre ainsi la préthéorie d’une donnée que la psychanalyse néglige : le « sentiment de la finitude », poids de l’avenir qui pèse sur le sujet autant que le passé, et que la sensibilité aiguë de l’écriture aux virtualités plurielles et simultanées des êtres serait à même de recueillir.
4Il s’agit alors, dans la dernière partie de l’ouvrage, de tirer toutes les « conséquences » du raisonnement. Conséquences psychanalytiques, de « littérature appliquée » : Bayard propose à partir de l’exemple de Joë Bousquet les prolégomènes à une théorie de l’angoisse fondée sur le sentiment de l’avenir et non plus sur le traumatisme du passé, ainsi que le concept de « précaution », qui serait un mécanisme de défense à l’égard de l’avenir, comparable à ce qu’est le refoulement à l’égard du passé. Conséquences littéraires, surtout, où l’inventivité théorique de Pierre Bayard travaille à plein régime, à partir des œuvres de Bousquet, Jack London, Maupassant et Kafka. Demain est écrit codifie ainsi une nouvelle grammaire, à partir de deux nouveaux temps verbaux : le « passé à venir » et le « futur advenu », dont on peut prédire sans grand risque qu’ils laisseront rêveurs les grammairiens – à moins qu’ils ne les plongent dans de futurs cauchemars. Pierre Bayard propose aussi un nouveau régime narratif de la biographie, qui, en « déli[ant] la causalité de la temporalité » (p. 129), organiserait la vie des auteurs selon les « causes postérieures » et les « conséquences antérieures ». Enfin, l’ouvrageprétend également à une réélaboration de la stylistique en distinguant les catégories de « figures-avant » et de « figures-après », traces respectives du passé et de l’avenir dans le grain même du texte. La fécondité de la démarche, à en croire Bayard, est évidente : si demain est écrit dans l’œuvre, l’on pourrait même reconstituer grâce à elle les possibles de la vie de son auteur, qu’ils soient inconnus ou inaboutis — ainsi sur les derniers mois de Kafka et sa possible vie de couple empêchée par la mort.
5Le cas de la vie et l’œuvre d’Oscar Wilde, dont une étape est évoquée en ouverture et en conclusion de chaque partie de l’essai, a une double fonction dans cette démonstration. Il constitue d’une part un exemple paradigmatique du paradoxe examiné ; d’autre part, il fournit l’occasion de mettre en pratique une « chronologie rénovée » (19). La biographie de Wilde commence en effet avec les textes de prison et s’achève avec le « début » de la carrière de Wilde ; la rencontre avec Bosie et le Portrait de Dorian Gray fonctionnent alors comme foyer irradiant. Tout se passe comme si la théorisation, en fin d’ouvrage, du nouveau régime biographique était ainsi déjà écrite auparavant, le livre mimant dans sa construction contrapuntique son propos même.
La « Littérature appliquée » & le paradigme de l’histoire littéraire
6Le renversement que Bayard entend tirer de ces anomalies chronologiques est double ; d’abord par rapport à la traditionnelle lecture psychanalytique, qui cherche à expliquer habituellement les œuvres par le passé de l’auteur, dans une dommageable fermeture aux déterminismes du futur sur la psyché créatrice. Mais plus encore en matière de théorie littéraire : Demain est écrit s’inscrit dans un ensemble de réflexions récentes, qui proposent de réexaminer chacune à leur manière la temporalité propre de la littérature et des arts, en contestant la stricte linéarité et univocité de l’histoire positiviste4. L’enjeu théorique principal apparaît dès le premier chapitre sur Rousseau : Bayard analyse attentivement l’interprétation philologique de Daniel Mornet, qui aplanit le problème de distorsion temporelle posé par cet exemple en contestant la validité historique du récit rétrospectif des Confessions. Le choix de l’adversaire, dans sa méthode — l’histoire positiviste — comme dans sa personne, hautement symbolique — le successeur de Lanson à la Sorbonne —, indique bien la nature du déplacement que Bayard entend introduire dans les présupposés de l’histoire littéraire, et plus généralement, dans notre conception de la création :
Pour toutes ces rencontres qui organisent une vie, l’écriture n’a pas seulement une fonction de compte-rendu ou de transformation littéraire. Elle en a aussi l’initiative, au sens où elle les invente, les propose, les annonce, les permet. Et parle donc aussi bien — par un processus qui est l’objet même de ce livre — de ce qui va arriver que de ce qui s’est produit. (p. 27)
7Néanmoins, cette déclaration comme plus largement le propos de Pierre Bayard ne laisse pas de surprendre ; en effet, on peut se demander qui écrirait aujourd’hui sérieusement (quant à le penser in petto, c’est certes une autre histoire) la thèse que Bayard s’attache à réfuter, selon laquelle l’écriture aurait « seulement une fonction de compte-rendu ou de transformation littéraire » des événements foyers qui structurent une vie. S’il y a dans Demain est écrit un renversement radical de perspective, il faut remarquer — et peut-être regretter — qu’il s’inscrit néanmoins dans le paradigme biographique de l’histoire littéraire lansonnienne : celui des rapports entre une œuvre et son auteur, des déterminations biographiques qui pèsent sur la création ; que celles-ci émanent du passé ou de l’avenir ne modifie pas le paradigme. L’essai, tacitement, reconduit le postulat massif de cette même histoire littéraire : le discours sur la littérature s’occupe avant tout de la relation entre l’œuvre et l’auteur, de la création ; fût-ce ici à rebours de la démarche positiviste. Cadre délibérément restreint, et, disons-le, quelque peu daté ; ce qui n’est peut-être pas le moindre des paradoxes s’agissant d’un livre qui accorde si grande place à l’avenir.
8C’est évidemment la perspective psychanalytique questionnée par Bayard depuis ses premiers ouvrages qui détermine et justifie le choix de cet objet privilégié ; à ce titre on ne saurait reprocher ce choix à Demain est écrit sans mauvaise grâce ni incompréhension radicale de l’ensemble des travaux de Pierre Bayard. On ne peut néanmoins s’empêcher de ressentir une déception, face à une réflexion qui s’interdit délibérément de se tourner vers une matière de plus grande ampleur théorique que celle de la vie et de l’œuvre de l’auteur. Et cette déception est d’autant plus grande que par deux fois Pierre Bayard a suggéré une toute autre approche des phénomènes de temporalité non linéaire. D’abord dans un récent article qui privilégiait les relations intertextuelles non chronologiques, qui ouvrait à la possibilité de penser en face de l’histoire linéaire des textes une réception obéissant à une toute autre temporalité5. Ensuite dans Demain est écrit lui-même, au sujet de Kafka et du succès de l’adjectif « kafkaïen » :
La question, si fortement illustrée par lui, de savoir en quoi les écrivains sont politiquement en avance sur leur temps, pour être aussi passionnante qu’elle soit, n’est pas véritablement la nôtre ici. Et c’est une toute autre question, tout aussi kafkaïenne, que nous souhaiterions soulever, celle de la rencontre possible avec l’être aimé. (p. 143)
9On peut raisonnablement penser que les prédictions historiques ou politiques, en tout cas collectives, de la littérature sont par définition susceptibles de concerner davantage de lecteurs que les prophéties concernant la vie de couple d’un seul individu, fût-ce Kafka. Avec de tels objets, Bayard détenait, outre le lieu d’une réflexion plus ample, une matière considérable de lectures « prophétiques » attestées qui s’offraient, aptes à nourrir l’analyse théorique de cette opération ; la réflexion aurait été également susceptible de dessiner davantage de directions de pensée et d’outils opératoires pour ses lecteurs.
10Dans ce privilège accordé à la relation entre l’auteur et son œuvre et aux déterminismes inédits qui peuvent les articuler, on a parfois, comme il est prévisible, le sentiment d’une éclipse des œuvres elles-mêmes. Certes, dans la nouvelle topique qu’il propose, chronologique et non plus topologique comme chez Freud, Bayard inscrit, en plus du sujet et du temps, l’écriture comme ce qui est apte à recueillir l’avenir :
Cette idée que l’avenir habite en nous, ou, plus justement […] habite notre langage, place l’écrivain dans une position privilégiée d’intercesseur, puisqu’il est le plus à même de saisir le poids d’avenir des mots. (p. 100 ; nous soulignons.)
11L’épanorthose est frappante, et le repentir pourrait être significatif : la première formulation est peut-être la bonne, et la littérature semble ne venir qu’en tiers ; le « langage » recèlerait l’avenir, mais il pourrait bien s’agir de n’importe quel langage. Plus généralement, la tentative de Bayard pour introduire dans son « hypothèse littéraire » la littérature comme ce « ce qui aiguise en nous la présence » (p ; 98) de l’avenir semble parfois peu justifiée en raison ; à admettre néanmoins cette idée, l’écriture possèderait une valeur de sismographe du futur, mais la littérature ne serait alors qu’un capteur simplement plus sensible : demain n’est pas nécessairement écrit, il pourrait, à ce titre, se contenter largement d’être dit. C’est ce que montre clairement le commentaire proposé d’À la recherche du temps perdu : Bayard analyse les phénomènes d’anticipation et de prophéties du discours sur les vies, mais, cette fois, au seul niveau interne de la diégèse, s’agissant non plus d’œuvres mais de paroles des personnages. L’ouverture de l’avant-dernier chapitre, une vingtaine de pages avant la fin de l’ouvrage, ressemble ainsi à un repentir :
Peut-être avons-nous trop privilégié, jusqu’à présent, les contenus des œuvres et la transposition en histoires littéraires des grands scénarios de vie. Pourquoi les causes postérieures ne s’exerceraient-elles pas aussi sur la forme même des textes, et jusqu’au détail de leur lettre, c'est-à-dire sur ce qui, précisément, les apparente à la littérature ? (p. 131)
12Précisément, en effet ; la démarche surprend de la part de Bayard, qu’on a connu et apprécié plus attentif à la textualité des œuvres qu’il analyse.
Hier est interprété
13Pour autant, on ne voudrait pas plus longtemps rejouer la polémique de « la mort de l’auteur » ni celle de la « littérarité », elles-mêmes quelque peu anachroniques. Après tout, l’essai de Bayard le dit, l’étude des prédictions de l’avenir contenues dans les œuvres constitue aussi le moyen d’une réflexion plus générale sur le processus de l’interprétation.
14Et c’est sans doute l’occasion des pages les plus fécondes de Demain est écrit, notamment au sujet de l’accident de Borges à la Noël 1938, apparemment annoncé dans « L’homme au coin du mur rose ». Bayard montre bien que c’est une nouvelle postérieure, « Le Sud », qui en réorchestrant les motifs de la première nouvelle en assure l’identification comme prophétie :
C’est en effet tout un processus de lecture, c'est-à-dire d’agencement de fragments textuels, qui permet d’inscrire dans la continuité d’une histoire organisée – laquelle n’a pas, en elle-même, la cohérence que nous lui prêtons – ce moment où Borges […] décide […] de s’engager dans l’escalier mal éclairé de l’immeuble. Lecture qui dégage, c'est-à-dire construit, des ressemblances, par exemple entre cet escalier que gravit Borges et ceux des nouvelles, en prélevant dans les textes des passages relativement brefs, qui n’acquièrent de significations que par l’accent transitoire qui se trouve porté sur eux. Et lecture qui transforme chaque citation — même si elle reste apparemment identique à elle-même —, en l’interprétant depuis le point d’arrivée où on veut la conduire, c’est-à-dire la lumière aveuglante de l’événement qu’elle se trouve alors annoncer […]. (p. 78).
15L’analyse du mécanisme est exemplaire, et riche d’enjeux : elle montre que reconnaître dans un texte l’annonce d’un événement postérieur ne va pas de soi, mais procède d’un important travail d’interprétation, qui est tout autant un authentique travail de récriture du texte commenté, selon un processus de contamination avec les éléments du récit biographique. Ce que « Le Sud » confirme génialement : la seconde nouvelle de Borges met en quelque sorte en abyme le travail qui consiste à interpréter la première par le biais de l’accident de 1938 ; et cette mise en abyme a lieu en une autre nouvelle, récriture de la première, signalant l’identité des deux pratiques, l’interprétation et l’affabulation. Mais « Le Sud » pourrait bien aussi prédéterminer ce travail d’interprétation biographique : tout se passe comme si le demain déjà écrit était moins celui de l’accident de 1938 que celui du commentaire futur, qu’il s’agisse de la lecture de Didier Anzieu comme, peut-être, de celle de Pierre Bayard, dans un vertige tout borgésien.
16On aurait pu souhaiter que l’étude, une fois ce mécanisme de récriture et d’interprétation dégagé, s’attache à examiner les raisons d’un tel effet : pourquoi sommes-nous tentés de récrire les œuvres pour leur faire dire l’avenir ? Tentation d’ailleurs plus fréquente que Bayard ne le dit, mais certes plus timide, ou tue, ou dissimulée. Quelles sont les conséquences herméneutiques de l’opération non plus sur le texte qui semble contenir l’avenir, mais sur les autres œuvres du même auteur ? L’œuvre de Virginia Woolf constituait un corpus passionnant pour une telle enquête, du point de vue de la théorie littéraire comme de celui de la « littérature appliquée », tant certains de ses commentateurs, dans leur lecture de l’œuvre, semblent garder continuellement à l’esprit le suicide futur.
17Il nous semble que Pierre Bayard congédie vite cette analyse « rationaliste », en arguant simplement que certaines « prédictions » sont trop troublantes ou trop précises pour être le simple fait du hasard. C’est peut-être sous-estimer le hasard et la logique des probabilités, qui n’excluent en rien le trouble chez qui constate ses effets ; c’est aussi quitter trop vite Borges qui a pu procurer à ses lecteurs de bien plus grandes sources de trouble encore face aux interventions du hasard. Nous ne voudrions néanmoins pas nous contenter d’une aussi simple réfutation, qui pourrait apparaître comme un refus fort peu courageux d’aller plus loin, là où Pierre Bayard prend le risque de s’aventurer dans des terres critiques extrêmement hostiles ; nous aimerions du coup avancer à notre tour deux hypothèses, parallèlement à celles de Pierre Bayard, afin de tenter de résoudre l’énigme posée par Demain est écrit. D’abord en allant au bout de « l’hypothèse rationaliste » et des virtualités qu’elle contient, virtualités que Bayard, s’il ne les théorise pas, met pourtant en pratique.
L’hypothèse poéticienne
18En effet, dans les cas qui précédent cette analyse rationaliste comme dans ceux qui sont avancés pour la dépasser, c’est au même travail de récriture, analysé au sujet de Borges, que se livre Pierre Bayard lui-même : les fins de chapitre sur London, Bousquet, ou Kafka, comme au début du livre sur Woolf, affabulent un récit à partir, d’une part, du texte censé annoncer l’avenir de l’écrivain et, d’autre part, des éléments narratifs extraits de la biographie. Dans le même ordre d’idées, Bayard agence de nombreux montages narratifs et critiques, parfaitement réjouissants, qui jouent des savoirs et des ignorances de son lecteur ; ainsi sur Verhaeren, Borges encore, Melville dans une moindre mesure, où il s’agit de deviner ce qui peut bien être prédit dans les extraits cités. En se donnant par instant auteur de petites énigmes policières ou expert en affabulation par contamination de deux textes, Bayard nous semble manifester, malgré sa conclusion, la pleine validité pour résoudre le problème de Demain est écrit, de ce que l’on pourrait appeler, en un terme plus précis que l’adjectif « rationaliste », l’hypothèse poéticienne.
19Il se pourrait en effet que le phénomène de « prédiction » soit avant tout l’effet d’une construction narrative qui prédétermine largement l’interprétation, un problème, in fine, de poétique et de narratologie plutôt que de surnaturel ou d’ontologie : car les « événements » biographiques annoncés ne nous sont jamais connus que par l’intermédiaire de récits, et sont donc, pour ce qui concerne ici la démonstration, des montages textuels autant que les romans eux-mêmes. Ces récits biographiques ne présentent que deux différences avec les œuvres étudiées par Bayard : ils disposent d’une valeur référentielle, contrairement aux fictions et aux poèmes qu’examinent Bayard ; ils ne sont pas exactement des textes, en ce sens qu’ils n’ont pas de lettre fixe et sont sujet à variations – ce que les biographes ne savent que trop bien. Néanmoins, il nous semble que, dans le cas qui nous occupe, ces objections ne tiennent pas longtemps ; en effet, la valeur référentielle des récits biographiques est d’abord un effet résultant d’un pacte de lecture générique et d’éléments stylistiques qui viennent renforcer cet effet6 ; la seconde objection, la variation de la lettre, permet par ailleurs d’écarter la première, puisque cette variation, toujours possible et toujours à supposer, démontre bien que la référentialité procède d’abord ici d’un pacte de lecture et non d’une propriété « réaliste » (au sens philosophique) de la biographie. Et justement, il faut observer que cet effet de référence constitue, dans les récritures de Bayard et dans son raisonnement, ce qui vient accréditer la réalité des phénomènes d’anticipation, et peut-être construire le problème. On notera qu’il ne cite littéralement qu’à de rares occurrences les sources écrites relatant ces événements, ce qui accorde une sorte de plus-value de réalité au récit des événements, et écarte la dimension essentiellement textuelle du montage. C’est peut-être là qu’il y a, d’un point de vue théorique, le risque d’une confusion : le statut de l’artefact ainsi produit est résolument textuel, sinon fictionnel ; mais cette fiction est douée par la contamination avec le biographique d’un effet de factualité trompeur, et l’artefact construit semble ainsi justifier en acte l’aisance qu’il y a à reconnaître la « vie » future dans les œuvres.
20Quant à la variation de la lettre même de ces récits, reconnaissons que les événements racontés par Bayard, s’agissant du suicide de Virginia Woolf comme de la mort de Verhaeren, laisse attendre peu de révélations nouvelles (on attend toujours la preuve que le suicide de Virginia Woolf est en réalité un assassinat maquillé…). L’essentiel est probablement ailleurs : les récits biographiques, pour les événements fameux qui nous occupent, sont constitués d’un ensemble de motifs narratifs limités et invariables, dont l’organisation même n’est susceptible que de changements minimes et insignifiants.
21On peut alors raisonnablement se demander si ces motifs des récits biographiques et leur organisation, construits et orchestrés par des lecteurs assidus des œuvres correspondantes, voire par les auteurs eux-mêmes, ne se sont pas toujours déjà élaborés dans la contamination des œuvres de l’auteur considéré. L’hypothèse, résolument textualiste, expliquerait à moindres frais l’aptitude des œuvres à contenir en retour, et à titre d’effet de lecture comme d’écriture,le texte fantôme7 du récit biographique à venir.
L’hypothèse esthétique
22On aimerait même aller encore un peu plus loin, à partir de la place centrale donnée dans Demain est écrit à la vie et à l’œuvre d’Oscar Wilde, vie et œuvre qui semblent constituer le point de départ de la problématique de Demain est écrit. Bayard le constate : Wilde explicite lui-même le phénomène de prédiction de l’avenir que recèlent ses propres œuvres ; il va même jusqu’à en faire la théorie, sous la maxime fameuse « la nature imite l’art ». Mais cette explicitation ne semble pas surprendre outre mesure Pierre Bayard, qui en tire uniquement une justification supplémentaire à son propos, en l’interprétant comme une témoignage de la conscience de Wilde à l’égard de ce qui lui arrivait. Peut-être faut-il inverser le raisonnement, en replaçant plus que ne le fait Pierre Bayard l’œuvre de Wilde dans la période qui est la sienne, et dans son projet esthétique. En effet, l’œuvre de Wilde, on le sait, s’appuie tout entière sur le constat d’un défaut de réalité du réel, dans une sorte de romantisme poussé à son point extrême, où l’art dispose d’une supériorité ontologique par rapport au monde physique ; la seule existence valable est alors celle qui devient une esthétique et se propose de s’aligner sur la littérature : c’est le dandysme de Wilde et de quelques-uns de ses contemporains. Imaginaire très attentif, donc, aux phénomènes d’imitation de l’art par la réalité, d’annonce de la réalité par la littérature, ceux-là mêmes que Demain est écrit se propose d’étudier. Imaginaire propice sinon à les provoquer (on se gardera bien d’une psychanalyse de l’échec chez Wilde), tout au moins, mais c’est essentiel, à les souligner, les reconnaître, voire à les objectiver – entendons : à les construire comme objets. Et cela à titre de preuve, s’il en fallait, de ce défaut de réalité du réel, et de la supériorité ontologique de l’art : la reconnaissance par Wilde lui-même des « prédictions » de l’avenir dans ses propres œuvres constitue d’abord un argument clé en faveur de son projet esthétique.
23Esthétique que l’on trouve, avec d’infinies variantes évidemment, mais aussi des proximités certaines, chez nombre de ses contemporains : Mallarmé (« le monde est fait pour aboutir à un beau livre »), ou, justement, Proust — on se souvient de la conclusion du Temps retrouvé sur le statut de l’œuvre d’art, supérieure en réalité au monde physique et qui contient elle seule « la vraie vie ». On se souvient encore que c’est le même Proust qui constitue le modèle essentiel (avec Wilde) à partir duquel Bayard procède à l’élaboration d’une « hypothèse littéraire » apte à expliquer les phénomènes d’anticipation ; il faut alors reconnaître qu’un tel corpus s’y prête de très bonne grâce. On n’ira certes pas jusqu’à affirmer que la période (un peu moins de deux siècles, de Rousseau à Borges) que Bayard étudie participe toute entière d’un tel rapport entre les mots et les choses, et on se gardera même de généraliser le raisonnement à tous les auteurs examinés8. Il faut néanmoins reconnaître que par le corpus retenu, entre le Rousseau de la Nouvelle Héloïse (dotée d’une préface fameuse sur le statut réciproque de la fiction et de la réalité), Melville et sa pratique romantique du symbole (la célèbre baleine-livre que mentionne justement Bayard), sans même parler de Kafka et encore moins de Borges, Bayard est à bonne école en matière d’esthétiques qui font feu de tout bois pour affirmer et démontrer l’infériorité ontologique du réel sur la littérature, et accréditer l’idée que tout le réel, y compris – et même surtout – le futur, pourrait bien être contenu dans une bibliothèque – si possible, la leur. De là à affirmer que le problème que Bayard examine procède d’une illusion d’optique, il y a un pas que nous ne franchirons pas : on connaît la fécondité théorique des usages autres qu’historique et esthétique des textes ; on regrettera peut-être simplement que Bayard n’ait pas signalé ce qui réunissait ces œuvres et pouvait expliquer l’accent porté sur le phénomène de l’anticipation du réel par la littérature, et qu’il n’ait pas cherché à en tirer parti.
Le Bayard de demain est-il déjà écrit ?
24C’est en effet la dernière énigme que contient Demain est écrit. Énigme que l’introduction pose explicitement :
Si l’on suppose en effet que ce que nous écrivons est, à un titre ou à un autre, porteur de ce que nous allons devenir, pour le pire comme pour le meilleur, on peut comprendre les réticences des critiques à trop s’engager sur des voies dangereuses, où eux-mêmes prendraient le risque de voir se dessiner, entre les lignes prétendument consacrées aux autres, les formes inquiétantes de leur destin. (p. 16).
25Pierre Bayard, lui, a choisi d’assumer un tel risque. Cette phrase au seuil de l’ouvrage ne peut manquer de faire de celui-ci, parallèlement à sa démonstration, un jeu de pistes pour le lecteur, promu augure des signes textuels de ce qui va bien pouvoir advenir à son auteur dans les prochains temps. Et il est difficile de résister à la tentation de livrer à notre tour notre lecture de l’avenir à partir de son œuvre, et selon nos propres hypothèses. Nous espérons que le lecteur sera indulgent — et l’intéressé le premier — face à la difficulté supplémentaire présentée par un ouvrage appartenant à notre présent immédiat, dans lequel la lecture de l’avenir peut difficilement participer d’une reconstruction a posteriori.
26Conformément à notre hypothèse textualiste initiale et à nos propres préjugés critiques, nous écarterons d’emblée du champ de cette réflexion l’avenir personnel de Pierre Bayard, sur lequel, de toute façon, nous disposons de fort peu de récits biographiques, présents ou futurs, susceptibles d’être combinés au texte de Demain est écrit9. On s’en tiendra donc à l’avenir de Pierre Bayard écrivain. Selon nos hypothèses poéticienne et esthétique, il faut tirer un double constat de ce dernier ouvrage, quant au prochain livre – ou plutôt quant aux prochains : précaution nécessaire, en effet, pour ne pas courir le risque de voir nos prédictions démenties dans les mois à venir. D’abord, avouons, outre une relative déception théorique, le sentiment d’un isolement qui risque de s’accroître selon les adversaires théoriques que se donne Pierre Bayard dans ce dernier ouvrage et qui contribue à placer sa réflexion dans un champ susceptible aujourd’hui de fort peu d’applications pour ses lecteurs. La posture de Pierre Bayard, fondée depuis de nombreux ouvrages sur l’exploitation d’un paradoxe critique, et à ce titre dotée d’un évident pouvoir de séduction, nous semble ici poussée à ses dernières extrémités, non sans bouleverser le statut même du texte théorique. Il y a dans Demain est écrit une façon de jouer explicitement le jeu du paradoxe, de l’humour et d’une sorte de critique-fiction qui serait, comme la théologie selon Borges, une branche de la littérature fantastique. Mais ce jeu, s’il assure un plaisir de lecture fort rare dans les ouvrages théoriques, interdit au lecteur de le lire comme un essai proprement assertif dont les propositions pourraient être soumises à une forme de vérification ou, au contraire (et c’est là un signe déterminant), de réfutation. Cette posture, en ce qu’elle est désormais explicite, empêche tout autant de prendre en grippe l’ouvrage sans passer pour un naïf ou pour un fâcheux. Sans doute tout cela est-il délibéré ; sans doute aussi l’isolement méthodologique que Bayard diagnostiquait malicieusement à son propre sujet dans Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? ne va guère s’arranger avec Demain est écrit, et probablement ce choix est-il revendiqué. Nous avons néanmoins le sentiment que l’œuvre est ici à un carrefour.
27Car bien plus que l’invention d’un nouveau type de biographie, ou d’une nouvelle grammaire temporelle dont on peut douter de l’application dans les classes — Pierre Bayard en doute tout le premier —, ce que cet ouvragepromeut, dans sa démarche plus encore que dans ses propositions, consiste peut-être bien, précisément, en un registre fantastique de la théorie ou une critique (presque) fictionnelle, latente dans certains textes passés, manifeste ici, et qui vient bouleverser l’énonciation théorique et le cadre assertif et « scientifique » de l’essai. On voudrait ainsi lire dans Demain est écrit l’avenir d’un écrivain. Et, pourquoi pas, en écrire les premières lignes, celles que l’on pourrait lire demain au sujet d’aujourd’hui ; prédiction pour prédiction, l’ouvrage contient peut-être déjà quelques-unes des pages qui pourraient bien être reprises dans les anthologies au chapitre « Pierre Bayard », peut-être avec un titre différent, et une notice qui pourrait s’ouvrir ainsi :
Bayard, Pierre (né en 1954). Écrivain français. Après plusieurs audacieux essais sur la littérature, dont on soulignait déjà le talent d’écriture, Pierre Bayard a entamé une œuvre littéraire parfaitement inclassable. Outre une récriture d’un roman d’Agatha Christie encore prise dans la manière « théorique » de l’auteur, on retiendra de sa première période d’écrivain, encore influencée par les œuvres de Borges, de Perec ou d’Eco, mais aussi par la psychanalyse, les fameuses nouvelles « Un rendez-vous manqué de Franz Kafka » et « Glissements progressifs sous un train : l’affaire Emile Verhaeren ». D’inspiration semblable, « Le dernier suicide de Jack London », offrait une intéressante récriture d’une fiction plus attendue, « Le dernier suicide de Virginia Woolf » (probablement, de ce fait, une œuvre de jeunesse). Enfin, une des œuvres les plus réussies de cette période, « Un meurtre inédit d’Edgar Pœ » a longtemps circulé sous le titre, désormais un peu opaque, de « L’arme du crime était une métalepse ». L’adaptation cinématographique qui en a rapidement été proposée rendait manifeste à ses lecteurs francophones, méfiants face aux critiques qui passent à l’écriture, l’humour noir tout hitchcockien de Pierre Bayard, avec le titre retenu Dial M for Metalepsis. Cet humour est en effet la seule constante d’une œuvre toujours imprévisible dans son inventivité, comme en atteste le changement radical qui marqua aussitôt sa seconde période.
28Nous laisserons à d’autres, plus qualifiés, le soin de poursuivre ; le reste dépasse largement nos capacités oraculaires, même s’il est peut-être, à cette heure-ci, déjà écrit.