Alexandre Dumas ou l’énergie du désir
1La vie comme l’œuvre d’Alexandre Dumas sont de puissants exemples de la « physique de l’énergie1 » qui caractérise l’imaginaire romantique selon François Kerlouégan, Dumas incarnant à merveille l’ardent enthousiasme de sa génération. L’ouvrage Dumas amoureux. Formes et imaginaires de l’Éros dumasien, dirigé par Julie Anselmini et Claude Schopp, interroge avec pertinence et originalité la figure et l’œuvre de cet écrivain passionné. Ce recueil très riche est le premier entièrement consacré à la cruciale question de l’érotisme chez Dumas. Dès l’introduction, J. Anselmini montre combien l’amour fut au cœur de la vie et de l’œuvre de l’écrivain, qui sembla s’appliquer à faire sien l’amabam amare augustinien. Amoureux de nombreuses femmes, mais aussi de la vie, des voyages, de la République, de la gastronomie, et de la littérature, cet ogre débonnaire puisa dans son désir immense une énergie vitale et créatrice extraordinaires, qui infuse ses personnages. Dumas fut aimant, et Dumas fut aimé : J. Anselmini met en lumière au seuil de l’ouvrage l’importance de la séduction dans la relation auteur-lecteur instaurée par cet auteur doublement populaire. Le désir s’impose chez Dumas comme relevant d’un ensemble complexe de « stratégies énonciatives, métadiscursives, narratives, mais aussi en tant que moteur de la production » (p. 14).
2Le recueil interroge les représentations et les mécanismes de l’amour et de la sexualité chez Dumas. L’un de ses axes transversaux est le questionnement générique : ses différents articles montrent fort bien comment l’œuvre si plurielle de Dumas ne dépeint pas l’érotisme de la même manière des romans gothiques aux mélodrames, des contes fantastiques à la correspondance intime. En outre, l’ouvrage met en relief la place des amours subversives chez Dumas : un éclairage neuf est jeté sur les peintures érotiques, beaucoup plus complexes et parfois même révolutionnaires que dans nos mémoires édulcorées par des éditions pour enfants. La pluridisciplinarité du recueil permet de donner une image très complète de Dumas, inscrivant son parcours au sein de son époque et parmi ses contemporains. La mobilisation de l’Histoire des représentations et des émotions, dans la lignée d’Alain Corbin, permet notamment d’historiciser le désir romantique — historicisation de l’Éros déjà amorcée par Dumas lui-même, chez lequel, écrit J. Anselmini, « l’amour des personnages prend la couleur de leur temps » (p. 13).
3Issu des communications du colloque de Cerisy d’août 2019, cet ouvrage « polyphonique » (p. 17) s’est visiblement enrichi des discussions entre ses auteurs, qui se sont appliqués à révéler un « nouveau visage » de Dumas (p. 17). Les cinq parties reflètent chacune cette ambition. La première, biographique, éclaire les relations affectives qui influencèrent la trajectoire de Dumas. La deuxième est consacrée aux subversions du désir dumasien. Puis, le recueil adopte une classification plus générique, afin d’explorer les amours au théâtre. Il pose ensuite la question, plus thématique, de l’Histoire dans l’Éros dumasien. Enfin, il présente le désir dumasien comme une force d’ouverture à la fois éthique et poétique vers l’autre et l’ailleurs.
Dumas & ses proches : l’œuvre d’un génie aimant & aimé
4Les deux premiers articles du recueil brossent d’émouvants portraits de l’artiste en fils et en père. C. Schopp, président de la Société des amis d’Alexandre Dumas, et éditeur de travaux biographiques, exhume des extraits d’une correspondance filiale tendre, mais également le récit méconnu et bouleversant que Dumas écrivit après la mort de sa mère. Dans la postface de l’ouvrage, C. Schopp clôt d’ailleurs la réflexion comme il l’avait ouverte, c’est-à-dire en mobilisant des documents biographiques pour éclairer non seulement la figure mais l’œuvre de Dumas. Il voit un lien entre la vivacité de l’œuvre et le romanesque de la vie : la force de l’amour dumasien, sa générosité et sa violence, nourrissent d’après C. Schopp la charge érotique de ses écrits. Le deuxième article de la section explore la relation entre Dumas père et ses enfants naturels. Marianne Schopp, autrice d’une biographie remarquée consacrée à Dumas fils, analyse les lettres d’Alexandre à Alexandre, mais aussi à sa fille Marie-Alexandrine, également artiste. Dans cette famille de bâtards, une place très forte est faite à l’amour, par-delà les normes de pudeur bourgeoises. Selon M. Schopp, le ton extrêmement affectueux de la correspondance s’explique par la liberté des liens qui unit cette lignée : « cet amour librement consenti s’est exprimé librement » (p. 54).
5L’ouvrage met ensuite en lumière d’autres relations affectives de Dumas, amicales cette fois, qui toutes reflètent les sociabilités des artistes romantiques. Maria Lucia Dias Mendès s’intéresse aux mousquetaires de la bande romantique qui ont accompagné Dumas, incarnant des cénacles aux batailles la devise « Tous pour un, un pour tous ! ». Elle montre que la fiction s’est inspirée de la vie amicale de l’écrivain, et développe l’exemple paradigmatique de la relation entre Dumas et Hugo. Son article permet de jeter un éclairage original sur l’évolution des sociabilités littéraires dans les années 1830, en grande partie favorisée par la création de réseaux d’amitiés, qui seront aussi la cause des dissensions internes qui craquelleront l’unité du mouvement. Un autre exemple d’amitié intense est celui, fourni par Dominique de Font-Réaulx, du lien entre Dumas et Delacroix. L’historienne de l’art, conservatrice générale, directrice de la Médiation et de la Programmation culturelle au musée du Louvre et ancienne directrice du musée Delacroix voit chez les deux maîtres les mêmes « étincelles de vie et de création » (p. 75). Elle montre comment Dumas, lors d’une conférence sur Delacroix quelques mois après la mort du peintre, contribua à dorer la légende de son ami, tout en fournissant peut-être un autoportrait en creux. Michel Brix explore également les relations ambiguës entre Dumas et l’un de ses grands contemporains, dans son article intitulé « Dumas, Nerval et Jenny Colon ». Il y relit les Nouveaux Mémoires de Dumas, où l’écrivain revient à plusieurs reprises sur la relation entre Nerval et sa maîtresse, entre lesquels il se présente comme un intermédiaire très privilégié. L’hypothèse d’un triangle amoureux dépasse largement l’anecdote biographique, ouvrant là encore une fenêtre sur les sociabilités romantiques.
6Dumas contribua lui-même à forger son image de grand amoureux, se présentant sans cesse comme un ogre de vie. Au sujet du Corricolo, sémillant récit d’un voyage à Naples, Héléna Demirdjian montre combien Dumas et son style ressemblent à la ville italienne, toute en vivacité et en bouillonnement. Sandrine Carvalhosa, spécialiste de la presse au xixe siècle, souligne le rôle et l’habileté de Dumas dans sa propre médiatisation. Très célèbre, l’écrivain met en place des stratégies de séduction du lecteur, et valorise son personnage — ce qui paradoxalement lui vaut bien des caricatures. Ces tensions illustrent à merveille le nouveau statut de l’écrivain au début de l’ère médiatique.
Énergie ambivalente du désir dumasien : Éros entre ombre & lumière
7L’ouvrage insiste sur la dimension créatrice du désir chez Dumas. Samantha Caretti montre combien le Romantisme, souvent associé à la mélancolie, fait de l’enthousiasme une puissance créatrice — cette énergie féconde est au cœur de l’œuvre dumasienne. Nathalie Solomon met fort bien en lumière la manière dont le désir amoureux de Dumas voyageur se mue en « roman possible, contribuant à l’ambiguïté du récit de voyage » (p. 347), et donc à la création de formes hybrides.
8Mais l’énergie érotique ne laisse pas d’être ambivalente chez Dumas. Steffie van Neste souligne le caractère ambigu du regard de désir, en étudiant la figure du voyeur. Angels Santa prend l’exemple du cycle romanesque méconnu Les Mémoires d’un médecin afin d’explorer un Éros sombre, paradigmatique du revers de la médaille amoureuse dumasienne : il s’agit de l’amour d’une héroïne violée et frappée par la fatalité. J. Anselmini sonde encore l’amour fou dans l’œuvre ignorée de Dumas, à travers son article consacré au roman Olympe de Clèves où, s’inspirant de sa liaison avec Mélanie Waldor, Dumas y peint des amours intenses jusqu’à la violence. Mais il met tout de même à distance cet amour spectaculaire, dans les deux sens du terme, en présentant tout à la fois « le roman de l’amour fou et celui de son éternelle comédie » (p. 217). Ce désir qui explore des amours singulières tout en teintant d’ironie la recherche absolue de l’idéal, correspond à l’Éros romantique décrit par Laforgue, qui en a souligné la « dimension critique et satirique2 ».
9Certains articles du recueil mettent en évidence cet érotisme noir, que l’on retrouve en particulier dans les romans, au théâtre, et dans les contes fantastiques, où, comme le souligne Valéry Rion, Éros et Thanatos s’enlacent à travers le regard inquiétant de personnages masculins amoureux de mortes. Karl Akiki lève le voile sur la dimension sulfureuse de certaines amours plus subversives qu’il n’y paraît, « sexualité camouflée » (p. 126) dans des scènes en apparence sentimentales. D’après Estelle Bédée, l’érotisme dumasien oscille entre un conformisme qui s’épanouit dans les portraits de femmes fatales, et un déchaînement fantasmatique beaucoup plus transgressif lorsqu’il s’agit de décrire les corps masculins, représentant des hommes noirs qui ressemblent à l’auteur, et abordant même des formes d’homoérotisme, proposant ainsi une très moderne « réécriture de la virilité » (p. 145). Giulio Tatasciore explore l’imaginaire dumasien du brigand italien amoureux, personnage-type du romantisme noir, en analysant ainsi les « connexions entre discours littéraire et systématisation des stéréotypes ethnographiques dans un contexte transnational » (p. 359) qui permettent de cartographier un imaginaire social en mutation.
10Le désir violent prend bien souvent chez Dumas une signification politique. Christine Prévost explique ainsi que dans le théâtre de Dumas le viol est tout à la fois un ressort mélodramatique et une métaphore du pouvoir. On songe ici, encore une fois, à François Kerlouégan, qui voit dans la signification métaphorique politique du viol un topos romantique : le viol devient symbole de la « tyrannie de l’histoire3 ». D’après Kerlouégan, chez les Romantiques, « l’érotique dit le politique4. » La thèse est confirmée par Barbara T. Cooper, qui montre, à travers l’exemple du drame Lorenzino (1842), que la représentation de l’amour d’une femme devient la métaphore politique de l’amour de la ville de Florence, et de la République — on songe au Lorenzaccio de Musset, où la même transposition est utilisée. Le désir est également chez Dumas le moyen de figurer l’utopie politique. Pour Isabelle Safa, c’est chez Michelet que Dumas trouve « le moyen d’établir une continuité entre l’amour privé et l’amour de la République » (p. 304). Philippe Chantal explore la manière dont l’amour dépasse la simple métaphore pour devenir un modèle d’harmonie pour l’utopie à venir. Daniel Desormeaux montre que « l’amour nègre » ouvre chez Dumas un paradigme nouveau, où des « hommes libres et égaux » (p. 387) se désirent sans distinction de race.
Le désir dumasien & le temps
11Dumas a une conscience particulièrement moderne de l’historicité du désir. Anticipant les travaux de l’histoire des représentations, l’écrivain rappelle sans cesse que les modalités du désir se métamorphosent selon les époques. Maxime Prévost explique que Dumas mythifie le xvie siècle comme un âge glorieux d’amours chevaleresques et poétiques, tandis que le xviie est dépeint comme le temps de l’amitié. Lise Dumasy prend quant à elle l’exemple des cycles révolutionnaires dumasiens, afin de faire apparaître le lien étroit entre les amours des personnages et leur situation sociohistorique. Elle montre fort habilement que Dumas lui-même n’est pas exclu de ces vicissitudes temporelles du cœur, puisque ses propres représentations érotiques changent avec ses convictions, qui se muent au gré des changements politiques de son temps. Le théâtre de Dumas est un excellent symptôme de ces évolutions des imaginaires amoureux. Anne-Marie Callet-Bianco voit dans les « wedding comedies » de Dumas la marque d’un changement des mœurs, reflétant le progressif passage, au cours du siècle, du mariage arrangé au mariage d’inclination, et la naissance du couple moderne, qui aspire au bonheur conjugal.
12Les innombrables réécritures des œuvres de Dumas présentent d’ailleurs des infléchissements qui sont à l’image des représentations érotiques de leur temps. Marc Dambre montre comment Roger Nimier, auteur de D’Artagnan amoureux, ou Cinq ans avant, invente une histoire d’amour entre d’Artagnan et la future Marquise de Sévigné à laquelle Dumas n’aurait pu souscrire. Cette réécriture, entre fidélité et singularité, s’inscrit dans les réflexions personnelles de Nimier sur l’amour et le désir, et prend parfois même une dimension autobiographique. De même, lorsque Chéreau adapte La Reine Margot, il modifie les représentations érotiques : d’après Édith Perry, le cinéaste gomme une partie des transgressions présentes chez Dumas.
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13Dumas amoureux rassemble des travaux variés, tous de grande qualité. La diversité des méthodes et du corpus étudié en fait un recueil riche et vivant, à l’image de l’œuvre de Dumas, dont il met à merveille en lumière la force de subversion. Le prisme protéiforme du désir permet d’appréhender la puissance créatrice enthousiasmante de ce Romantique trop souvent réduit à sa réputation d’auteur populaire.
14On fera toutefois quelques minces réserves de détail, qui n’ôtent rien à la valeur de l’ensemble. On pourrait prolonger la réflexion en questionnant davantage les présupposés des imaginaires érotiques décrits ici, en particulier le mythe de la femme fatale, ou celui de la galanterie dite à la française, dont Dumas se voulut un éminent représentant. Les outils des études de genre auraient en particulier pu éclairer les enjeux des représentations du désir viril ; l’ethos amoureux que Dumas met en scène aurait ainsi pu être historicisé avec plus de précision, de même que la perception du désir violent. La réflexion sur les liens entre les représentations des violences sexuelles et celles du désir, fort bien amorcée par Christine Prévost, mériterait en effet d’être creusée.
15L’ouvrage semble parfois déborder la problématique érotique que lui fixe son titre : peut-être eût-il été bénéfique, en introduction, de repréciser à l’aide de définitions d’époque les sens des termes « amoureux » ou « désir », afin de mieux justifier l’inclusion de certaines études à première vue éloignées de ces thèmes. Par ailleurs, il aurait pu être fructueux d’approfondir les questionnements méthodologiques entamés par Julie Anselmini et Claude Schopp au sujet des lectures biographiques, ou de mettre l’accent sur la correspondance amoureuse de l’écrivain. Enfin, on regrette l’absence dans la bibliographie de l’ouvrage capital de F. Kerlouégan consacré au désir romantique : mentionné par Valéry Rion, il aurait enrichi notamment l’excellent article de Samantha Caretti sur l’enthousiasme.
16Ces quelques compléments n’amoindrissent guère la valeur de cet ouvrage et la force de ses propositions. Entre autres mérites, le recueil a celui de mettre en lumière nombre d’œuvres très méconnues de Dumas, et de jeter un regard neuf sur les grands classiques de cet écrivain prolifique. Il rend un juste hommage à ce mousquetaire aimant qui sut se faire aimer, fidèle à sa devise « J’aime qui m’aime ».