Les monstres sublimes de Victor Hugo
1Traversant les cloisons disciplinaires, B. Saint Girons élabore une philosophie du sublime à partir d’expériences artistiques et paysagères qu’elle parvient à communiquer avec beaucoup de savoir et d’intensité. Récits de voyage, dessins et peintures de montagne lui permettent de situer les lieux d’émergence éventuels du sublime et de montrer son pouvoir génialisant.
2« Entrer dans la montagne » est une aventure « dont le corps répond » (p. 144) : il s’agit d’éprouver de plein fouet ce qui advient dans les hauteurs. C’est une expérience de transvasement du pays dans le corps, d’intégration de données hétérogènes, de connivence entre la nature et le marcheur. Fouler le roc, se prendre pour un buisson, éprouver dans sa chair les vertiges des cimes, mais aussi composer pour soi le paysage parcouru et articuler les différentes émotions que procure cette spatialité inouïe, voilà le tour de force que réussit le « paysageur » (pour reprendre le néologisme que B. Saint Girons a créé), lorsqu’il assume l’aléatoire de l’expérience esthétique paysagère. Avec Hugo, pour la première fois en Occident, s’impose l’idée qu’écrire le paysage, ce n'est pas le décrire, mais le laisser surgir dans son vide et sa réalité à travers toutes sortes de jeux d’identification et de métamorphose. Sept avatars de la montagne et sept avatars parallèles de Hugo sont ainsi repérés dans les deux lettres à Adèle de 1839 que Victor Hugo n’a étrangement pas reprises dans Le Rhin (1842).
3À travers différentes formes d’épreuve et d’initiation, l’homme, tour à tour terrassé et transporté, se surmonte lui-même. Dégager du paysage son principe d’efficacité, c’est alors construire une philosophie de la rencontre active, fondée sur la saisie du kairos - non sur la simple réceptivité. Il existe une analogie entre certains paysages, certaines œuvres et certains actes sublimes, où « surgit quelque chose d’imprévisible, à la limite du supportable, donnant soudain l’idée de l’absolu, de l’infini, de l’inaccessible ; quelque chose qui sollicite toutes nos forces et nous oblige à nous transcender nous-mêmes » (p. 57).
4Retraçant une histoire de la représentation picturale de la montagne, l’ouvrage montre à quel point celle-ci nous conduit à la perte des repères acquis et permet l’expérience de nouvelles limites. Le sublime, qui ne se confond pas avec le génie, nous saisit et nous dessaisit ; on peut analyser ses signifiants, mais il n’est pas maîtrisable. Voilà un livre qui évite de rabattre l’expérience esthétique sur un savoir déjà constitué et qui, se souciant de transmission, laisse au sujet la chance d’éprouver sa propre liberté face aux œuvres et à la nature.