Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2021
Août-septembre 2021 (volume 22, numéro 7)
titre article
Jessy Neau

Adapter la théorie de l’adaptation

Adapting the theory of adaptation
Kamilla Elliott, Theorizing Adaptation, New York : Oxford University Press, 2020, ISBN-13: 9780197511176.

1Il y a presque deux décennies, Kamilla Elliott1 essayait d’expliquer pourquoi l’adaptation intéresse autant qu’elle suscite une forme d’irritation ou de rejet, en déconstruisant le discours relatif à la spécificité du médium, casus belli majeur de la théorie de l’adaptation.

2En 2010, Jean-Louis Jeannelle2 avait recensé cet ouvrage de Kamilla Elliott de manière contextualisée, en comparant les situations académiques française et anglo-saxonnes de l’adaptation. Le constat s’imposait : l’adaptation, en France, était devenue, disait-il, « un sujet ringard3 », alors qu’elle restait vivement discutée outre-Manche et outre-Atlantique, bien qu’elle y fasse là aussi l’objet de nombreuses et violentes critiques4. Il est difficile de faire un bilan sur la situation française depuis dix ans, les travaux sur la question étant assez éparpillés entre les disciplines. À l’inverse, les Adaptation studies5 sont en pleine expansion chez les Anglo-saxons depuis le tournant du XXIe siècle. Elles intègrent dans leurs objets d’études de nombreux supports médiatiques (bandes dessinées, jeux vidéo, performances…) et de multiples formes de reprise (prequels, sequels, remakes, spin-off…), bien au-delà de la classique transposition d’un texte littéraire au cinéma6. Cependant, Kamilla Elliott constate que ces études contemporaines participent encore davantage à l’éclatement du domaine, déjà scindé entre un formalisme devenu minoritaire et un paradigme culturaliste beaucoup plus important.

3Le problème n’est pas, selon Kamilla Elliott, que l’on manque de théories, ou que celles-ci soient concurrentielles. Dans son nouvel ouvrage paru en 2020, Theorizing Adaptation, elle propose l’hypothèse suivante : ce n’est pas l’adaptation qui a raté sa théorie… mais l’inverse. Il existe un problème fondamental entre ce qu’est, ce que fait l’adaptation en tant que pratique, et ce qu’est, ce que fait la théorie dans les Humanités. Restaurer une relation plus harmonieuse entre les deux est la condition nécessaire pour repenser l’adaptation, geste qui repose donc sur une forme de révolution épistémologique.

De l’échec de l’adaptation…

4Selon Kamilla Elliott, tout ce qui est reproché à l’adaptation (conservatisme, binarisme, obstacles définitoires non résolus) peut se résumer ainsi : l’adaptation aurait été « ratée » par la théorie, parce qu’elle résisterait à tous les idéaux pour des raisons que Kamilla Elliott démêle rigoureusement.

5D’abord celui de la « pureté esthétique » hérité du XIXe siècle et que le projet moderne poursuit (chapitre III, « Theorizing Adaptation in the Twentieth Century7 »). La théorie de l’art proclame la fusion du projet expressif avec le médium, ce que Kamilla Elliott avait déjà analysé dans son ouvrage de 2003. Certains des premiers théoriciens du cinéma (Bela Balàzs, Rudolf Arnheim) mettent en œuvre cette forme de pensée : il existe un cinéma « pur » d’essence proprement « visuelle », condition de l’autonomisation du septième art. L’adaptation alourdit le cinéma dans son envol, et ne saurait être compatible avec la radicalité du projet esthétique moderne.

6Kamilla Elliott analyse dans le même chapitre la manière dont le structuralisme constitue le deuxième « ratage » de la théorie de l’adaptation. Démocratique et a priori dé-hiérarchisante, l’analyse structurale pose des équivalences entre différents systèmes signifiants. Le cinéma et la littérature possèdent des structures formelles communes, généralement formulées en termes de récit, et peuvent être donc pensées ensemble. Mais le structuralisme va vite considérer l’adaptation comme un angle mort, incapable d’articuler ces équivalences de manière symétrique. Son évacuation se poursuit à mesure que les départements d’Études cinématographiques acquièrent de l’autonomie.

7Enfin, Kamilla Elliott s’intéresse à la manière dont, au cours des années 1970 et 1980, l’adaptation a manqué le « tournant théorique », moment de l’importation nord-américaine des penseurs de la déconstruction (Louis Althusser, Jacques Derrida, Gilles Deleuze). L’adaptation n’est pas assez révolutionnaire, pas assez radicale : elle suppose un binarisme important (high/low ; original/copie) qui ne sied guère à la pensée rhizomatique deleuzienne ou à la dissémination derridienne. Taxée de positivisme, l’adaptation suppose aussi des modes d’agentivité conscients et délibérés : cela la rend difficilement conciliable avec le constructivisme social (race, classe, genre) qui commence à se faire de plus en plus prégnant dans les Humanités de la fin du XXe siècle.

8Depuis le début du XXIe siècle (chapitre IV « Theorizing Adaptation in the Twenty-first Century8 »), l’adaptation semble finalement être entrée dans « l’ère de la Théorie », notamment grâce à la naissance des Adaptation studies et à la publication du livre de Linda Hutcheon en 2006, A Theory of Adaptation9. L’adaptation y est notamment envisagée en termes de différents modes d’« engagement » du destinataire (narratif, performatif, interactif) selon qu’elle désigne un film, une attraction, un jeu vidéo10. Nombreuses et éclectiques, les études actuelles sur l’adaptation n’en sont pas moins morcelées, procédant d’approches distinctes et souvent irréconciliables : étude des appropriations postcoloniales11 ou féministes12, Queer adaptation13, contextualisations institutionnelles et approches sociologiques14… Selon Brett Westbrook, la recherche se trouverait ainsi dans une sorte de « confiserie à approches » (« a ‘candy store’of available approaches15 ») qui ne permettrait pas de fonder une véritable théorie de l’adaptation.

9Mais selon la deuxième partie du livre de Kamilla Elliott (« Adapting Theorization »), les raisons de cette perpétuelle difficulté à saisir cette notion sont plus profondes : elles résident dans un dysfonctionnement de la relation entre la théorie et l’adaptation.

… à l’échec de la théorie

10D’une manière générale, il existerait un problème inhérent aux Humanités : un déséquilibre majeur entre théorie et objet de la théorie. Kamilla Elliott invoque ainsi l’analogie biologique du terme « adaptation » afin d’adapter la théorie, laquelle est entendue dans ses trois moments selon Paul de Man16 : définition, taxonomie, principes.

11Il s’agit donc de redéfinir ce qu’est la théorisation, et dans un deuxième temps sa relation à l’adaptation. Ainsi, Kamilla Elliott tente de créer une forme de définition adaptative de l’adaptation, en énonçant des propositions formulées par elle-même et par d’autres chercheurs, par exemple :

Adaptation is an interactive, relational process that changes entities to suit new environments ; it is also a term describing an entity thus changed. Adaptation is therefore double-faceted in several ways : it is both process and product (Cardwell 2002) ; it adapts both from and to (Leitch 2005) ; it encompasses both entities and environments, texts and contexts (Geraghty 2008) (p. 199)17

12Le point le plus important de cette partie concerne en effet l’adaptation de la théorisation sur le plan de ses principes (chapitre VI « Rethinking Theoretical Principles »). Dans les Humanités, rappelle Kamilla Elliott, c’est la théo-logie qui a produit la théo-rie. Cet héritage est visible dans la manière qu’ont les Humanités de se vouloir énoncer des théories assertives, définitives (et donc « divines ») à propos d’objets (textes, œuvres) mouvants, circonstanciels. L’adaptation, phénomène plus mobile encore, puisque synonyme d’évolution, ne fait que mettre en exergue cette dissymétrie générale des Humanités. Les sciences expérimentales procèdent d’une forme inverse de pensée : les objets d’étude, ce sont les lois de la nature. Il s’agit certes de mécanismes évolutifs, mais le chercheur s’efforce néanmoins d’en découvrir les fonctionnements intrinsèques. C’est bien la théorisation de ces vérités qui est, elle, provisoire, expérimentale, basée sur une dynamique d’essais et d’erreurs.

13On pourra donc lire avec intérêt les propositions concrètes données par Kamilla Elliott dans la deuxième partie de son livre, énoncées sous forme de définitions, taxonomies et principes adaptatifs de l’adaptation, dont je donne ici d’autres exemples : « Always relational, the principles of adaptation also adapt these multifarious relationships between entities and environments18» (p. 235) ; « The principles of adaptation are at work in the production and consumption of adaptations on all levels from the macroscopic to the microscopic19 » (p. 235). Ces propositions se présentent bien comme des points de départ à la discussion, et non pas comme des prescriptions. Elles sont judicieusement placées au milieu de la deuxième partie du livre de Kamilla Elliott, et non à la toute fin, ce qui leur aurait conféré un caractère trop péremptoire, voir une dimension de manifeste. Refusant d’en rester à un « vœu pieux » critique, Kamilla Elliott tente aussi de montrer, en acte, ce que pourrait être une théorie adaptative de l’adaptation, tout en ne cédant en rien à l’inflation terminologique.

14On peut mettre en parallèle cette analyse de Kamilla Elliott avec d’autres appels à faire usage de perspectives plus expérimentales sur l’adaptation. Thomas Leitch, que cite également Kamilla Elliott, s’inspire de l’idée de Jonathan Culler d’une théorie « infinie » pour imaginer une forme de « Q and A » (questions/réponses) méthodologique de l’adaptation20 : un processus qui consisterait à poser des questions, y apporter des réponses provisoires, questionner ces mêmes réponses, les remettre en cause, localiser de nouvelles réponses provisoires, et ne jamais réellement fixer aucune d’entre elles. Sarah Cardwell, de son côté, envisage de se tourner vers la philosophie analytique, qui d’une manière étonnante n’a jamais vraiment été mise au profit de l’adaptation21.

15Kamilla Elliott nous invite donc à conduire une révolution épistémologique : il faut, comme le décrit Thomas Kuhn, arranger nos procédures et nos théories autour des pratiques et des objets22. Le modèle des sciences expérimentales n’implique pas un supplément de positivisme ou de systématicité, mais au contraire nous enjoint à ne pas craindre la créativité théorique, à mettre en place une dynamique d’essais et d’erreurs.

Rouvrir le débat sur l’adaptation, encore

16Le livre de Kamilla Elliott met en lumière les débats souvent houleux qui ont agité le domaine de l’adaptation sans céder lui-même à la facilité de l’inventaire définitif, puisque chaque étude est resituée dans un moment concret de la vie des idées. Elle constate cependant à quel point les théoriciennes de l’adaptation sont largement moins rééditées que leurs collègues masculins, alors même que leurs travaux parfois pionniers (ceux de Claude-Edmond Magny23 ou de Joy Boyum24) ont été abondamment utilisés (souvent sans être cités) par leurs successeurs comme Seymour Chatman, Keith Cohen et Robert Stam. Ce livre contribue aussi à mieux faire connaitre les passages intellectuels entre Europe et Amérique du Nord, les tournants théoriques pris par les universités américaines ayant parfois revêtu des allures de guerres culturelles au cours desquelles l’adaptation a été utilisée comme artillerie. Des théoriciens oubliés comme Lester Asheim, Stuart Y. McDougal, James M. Welsh ou encore Charles Eidsvik, aux travaux pourtant singuliers sur l’adaptation, sont exhumés par Kamilla Elliott.

17Du grain à la fois métacritique, historique et pratique est ici donné à moudre à ceux qui s’intéressent à l’adaptation, y compris en France où les études sur la question sont éparpillées entre les disciplines et souffrent de fait d’un certain complexe. Parions donc sur quelque chose qui fasse écho à ce que suggère l’ouvrage de Kamilla Elliott : peut-être n’y a-t-il rien à inventer, mais plutôt à articuler. Les théories et les approches sont là, riches et diverses, car chacune relève justement d’un horizon critique (narratologique, transmédial, transfictionnel, postcolonial…) et disciplinaire (angliciste, comparatiste, littéraire, issu des études en information et communication…) distinct. Leurs croisements et leurs structurations communes, même ponctuelles, pourraient nous faire entrevoir une adaptation de nos théories, mais aussi de nos jugements et intérêts, à l’égard de l’adaptation.