La lettre et l’esprit : La Cote d’alerte
1« En cas de malheur » de Simenon à Autant-Lara. Essai de génétique scénaristique constitue le premier volume de la collection « Ciné courant » paru chez Droz en 2020, écrit par celui qui la dirige, l’universitaire lausannois Alain Boillat. Cette publication vient par ailleurs s’inscrire dans des projets de recherche menés depuis plusieurs années codirigés par ce dernier et qui ont été financés par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) : « Discours du scénario : étude historique et génétique des adaptations cinématographiques de Stendhal » (2013-2017) ; « Personnage et vedettariat au prisme du genre : étude de la fabrique des représentations cinématographiques » (2016-2020) à partir d’un corpus de films des années 1940. « En cas de malheur » de Simenon à Autant-Lara. Essai de génétique scénaristique s’inscrit en effet dans ces projets puisqu’il a vocation à constituer, à partir de l’étude monographique d’En cas de malheur un manuel de génétique scénaristique en matière d’adaptation du livre (celui de Georges Simenon, paru en 1956) au film (celui de Claude Autant-Lara sorti en 1958, et élaboré entre 1957 et 1958 par les scénaristes Jean Aurenche et Pierre Bost), en même temps qu’il s’intéresse à la manière dont les rapports entre personnages et stars (ici, Jean Gabin et Brigitte Bardot interprètent les personnages principaux, le couple d’amants représentés par André Gobillot et Yvette Maudet) affectent la fabrication du film : un petit fait divers qui se mue en double ménage à trois (Yvette/Gobillot et sa femme ; Yvette/Gobillot et Mazetti, l’amant d’Yvette) jusqu’au meurtre passionnel et au mélodrame.
2Si ce projet de recherche est né circonstanciellement en raison de l’exceptionnel fonds d’archives du réalisateur Autant-Lara conservé à la Cinémathèque suisse, dont l’accès a été facilité pour le professeur d’histoire et esthétique du cinéma, il vient combler un manque, certes, dans l’histoire du cinéma français, quant à une meilleure connaissance de ce réalisateur classique éclipsé par la Nouvelle Vague, dont En cas de malheur vient clore sa grande période ; mais plus largement, dans le champ des études cinématographiques, quant aux questions relatives à l’adaptation du livre au film, et plus particulièrement aux études de génétique scénaristique, beaucoup moins développées que dans le champ des études littéraires : l’essai de Boillat vient ainsi poser des jalons autant salutaires qu’indispensables, invitant à des développements ultérieurs en proposant « une méthodologie susceptible d’être appliquée à d’autres corpus » (p. 39), tout en ouvrant aussi à d’autres pans de recherche, concernant par exemple tant la question de formes scénaristiques et filmiques comme le flash-back, que celle des métiers du cinéma comme les relations entre scénariste-dialoguiste, producteur, metteur en scène et stars.
3Aussi, le titre alternatif choisi initialement pour le film En cas de malheur, La Cote d’alerte, semble-t-il épouser le projet même de Boillat et le mettre en abyme : l’expression désigne le niveau à partir duquel une inondation est à redouter, et au figuré, en parlant de phénomènes soumis à des fluctuations, témoigne d’un point critique atteint lors d’une hausse ; si pour Boillat, cela connote bien l’idée d’un point-limite, l’idée de dépassement d’un seuil, cela fait aussi directement retour sur sa propre méthode essayistique qui constitue une charnière, une cote d’alerte donc, dans l’étude de la génétique scénaristique.
Au carrefour des lettres et du cinéma, l’adaptation et les variantes scénaristiques
4L’ouvrage s’inscrit dans la question plus large de l’adaptation au cinéma, aux croisements entre études littéraires et cinématographiques, c’est-à-dire pour reprendre la terminologie de Jean-Louis Jeannelle dans Films sans images. Une histoire des scénarios non réalisés de La Comédie humaine (2015) de l’opération d’extension opérale. Boillat travaille depuis plusieurs années à cette question, ayant dirigé un dossier intitulé « Les abîmes de l’adaptation » (Décadrages. Cinéma, à travers champs, n° 16-17, automne 2010), puis codirigé avec Gilles Philippe L’Adaptation. Des livres aux scénarios (Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2018) qui fait déjà la part belle à Autant-Lara, et où l’universitaire avait livré une étape de son projet en cours avec un article intitulé « Le flash-back, pierre de touche des scénarios de la “Qualité française” ? Étude génétique d’En cas de malheur (1957-1958) ». Cet ouvrage de 2018 témoigne par ailleurs expressément d’une approche croisant littérature et cinéma assurée par ses co-directeurs lausannois. De leur côté, les études littéraires ont par ailleurs commencé depuis quelques années à s’intéresser à la question des « films à lire »1 en sollicitant aussi des universitaires du champ du cinéma, ou celle des « films sans images »2 donc. Dans le champ des études cinématographiques, la prise en compte du scénario et de la génétique commence toutefois à prendre une place croissante, comme peut en témoigner le séminaire « Genèses cinématographiques » à l’ENS d’Ulm initié en 2004, codirigé par Jean-Loup Bourget et Daniel Ferrer (et aujourd’hui par celui-ci et François Thomas) et ayant donné lieu à un numéro de la revue Genesis en 2007 : dès sa mise en place, ce séminaire insistait sur la nécessité de penser théoriquement et par l’exemple la genèse cinématographique dans la spécificité de sa dimension collective, artisanale/industrielle et multimodale. Force est toutefois de constater avec Boillat les problèmes soulevés par les travaux actuels consacrés au cinéma qu’il entend ici pallier, et qui peuvent avoir tendance à privilégier l’image face au texte, et tendent, pour ce qui touche au scénario, à abstraire la production écrite en établissant des modèles plus qu’en examinant des cas existants, voire à assimiler le scénario au seul récit filmique, c’est-à-dire à un contenu narratif affranchi de la formulation verbale qui en est le véhicule premier, quoique passager (p. 155).
5A. Boillat tire donc parti de la critique génétique en littérature pour l’étude du scénario, irréductible à la question du récit, et de ses variantes appréhendées comme palimpseste, méthode qui est quasiment absente des études cinématographiques, intégrant aussi les archives de production, ainsi que d’une méthode historienne, prolongeant Marc Ferro qui dans Cinéma et histoire (1977), avait mené une étude comparative du scénario de Graham Greene et du film de Carol Reed, Le Troisième homme (1948), méthode devant servir et enrichir in fine aussi l’analyse filmique. À ce titre, Boillat a par ailleurs publié son travail en cours dans un ouvrage récent faisant précisément du scénario une « source pour l’histoire du cinéma »3, s’intéressant, avec « Dans les coulisses de la fabrique du personnage : les archives scénaristiques au service des star studies (En cas de malheur, 1958) », à l’autre versant qui traverse son essai de genèse scénaristique concernant le rôle de la star dans la fabrique du personnage.L’approche monographique d’Alain Boillat recourt ce faisant à une méthode qui se veut complète relevant de l’histoire et de l’esthétique du cinéma, en même temps qu’interdisciplinaire, entre études littéraires et cinématographiques, usant de la génétique scénaristique et de la comparaison diachronique des scénarios (soit les textes scénaristiques pris dans la diversité de leurs états et de leurs formes jusqu’au scénario de tournage). Elle met au premier plan l’apport de la critique génétique aux études cinématographiques, et en évidence la notion de chantier scénaristique — ou l’adaptation comme un processus avant le passage du scénario au tournage. Cette question des variantes narratives intéresse aussi d’ailleurs tout particulièrement la théorie littéraire interrogeant la productivité de l’interprétation, la question des textes possibles4, invitant à aimer dans les textes littéraires non seulement le passé d’où ils viennent mais aussi le futur qu’ils recèlent en puissance, et ce précisément, comme le souligne Marc Escola, « en traquant dans les œuvres déjà faites la trace de scénarios abandonnés [ou advenus donc, et réécrits, conviendrait-il ici d’ajouter] ou de livres qui restent à écrire »5. Attentif aux questions lexicales relatives à l’appellation du « scénario » ou à la « continuité » qui intéressent une histoire sémantique du cinéma, Alain Boillat met ainsi par exemple au jour dans les variantes scénaristiques d’En cas de malheur (et plus généralement dans la méthode d’Aurenche et Bost) la présence du flash-back ou retour en arrière en lien avec les analepses du roman, alors que ceux-ci seront absents dans le produit fini qu’est le film ; cela permet néanmoins d’être attentif non seulement aux variantes en tant que telles et à leur (ré)écriture, mais encore aux choix opérés qui vont dans le sens d’une simplification du matériau narratif et d’une insistance sur la romance sentimentale. En retour, l’étude d’Alain Boillat contribue aussi aux études littéraires et en particulier simenoniennes, comme en témoigne l’article transversal qu’il a livré sur l’adaptation du roman de Simenon par Autant-Lara et ses scénaristes6.
6Enfin, l’histoire culturelle domine l’arrière-plan de l’ouvrage en s’intéressant à l’étude de la construction, elle aussi évolutive, des personnages par les scénaristes, le producteur, le réalisateur, et ce en relation avec la star et sa persona à l’aune des catégories de genre, les star studies étant ici conjointes aux gender studies : Alain Boillat entend ainsi témoigner à la fois de la productivité de l’approche génétique scénaristique et, à la suite de Joan Scott et Éléni Varikas7, de la catégorie du genre pour les recherches en histoire du cinéma, celle-ci étant appréhendée tant dans le processus de création du film que par une étude de la réception critique du film et des opinions véhiculées dans les médias. Cette approche contribue aussi à éclairer à cette époque le métier de « littérateur », celui de scénariste-dialoguiste, et plus généralement la dynamique collective du cinéma, portée en France par le groupe de recherche en études cinématographiques « Création collective au cinéma » dont la récente livraison de la revue est d’ailleurs consacrée à « La place des acteurs et des actrices dans l’équipe du film »8, à laquelle contribue beaucoup l’étude d’Alain Boillat quant à Gabin et Bardot.
L’esprit de l’adaptation, l’esprit du temps et des stars : « trouver l’expression actuelle des choses anciennes »
7A. Boillat s’attache ici longtemps sur la méthode qu’il élabore et qui s’est construite à partir des matériaux trouvés, ayant nécessité l’apport d’outils numériques avec l’élaboration d’une base de données permettant d’organiser les documents et les informations. Méthodiquement et parfaitement annoncée en introduction, tout en étant pensée dans ses implications et enjeux, l’approche de Boillat se déplie par approfondissement successif dans les six chapitres qui part du roman de Simenon (1) pour le comparer au film et au scénario à propos des questions de point de vue et des personnages en termes de genre (2), puis faire la critique génétique du scénario (3), et examiner les neuf états du texte, les textes narratifs partiels tout d’abord (4), suivis par les documents portant sur l’intégralité du récit (5), avant de considérer l’implication des stars dans le scénario (6) où s’articulent à la conception d’un personnage, la persona de la star et les stéréotypes de genre.
8En sus de sa méthode exemplaire, Alain Boillat contribue à partir de l’un des films d’Autant-Lara à réinscrire le réalisateur dans l’histoire du cinéma des années 1950 en France, alors que ce cinéma associé à la « Tradition de la Qualité » française et à des techniques d’écriture scénaristique par des littérateurs, a été quelque peu évincé, sous-évalué, et sous-estimé par rapport à la Nouvelle Vague. L’adaptation associée à la « qualité » vient s’opposer à ce courant et apparaît au cœur du lexique et de la théorie du cinéma de l’époque : les termes d’« adaptation », « stade intermédiaire entre le sujet et le scénario définitif », et d’« adaptateur », « auteur de la continuité » qui « rédige l’adaptation en commun avec le dialoguiste », sont ainsi référencés dans un article consacré au vocabulaire du cinéma français publié dans Le Français moderne en 19529 ; par ailleurs, Bazin écrit « Pour un cinéma impur. Défense de l’adaptation » (1952) et rappelle que celle-ci, équivalent de la traduction, devant, pour être bonne, parvenir à « restituer l’essentiel de la lettre et de l’esprit », constitue alors plus ou moins un pis-aller honteux pour la critique moderne alors qu’elle est une constante de l’histoire de l’art ; la notion même de « qualité » relève sinon plus largement d’un héritage culturel corrélé à l’identité nationale qui passe par l’adaptation et par une littérature nationale comme avec Stendhal chez Autant-Lara10. En cas de malheur constitue ainsi un paradigme au sein de l’histoire du cinéma hexagonal en ce qu’il est pris entre deux moments : celui de la tradition de la Qualité française (caractérisée par un cinéma de scénaristes, des transpositions de récits romanesques, critiquée par Truffaut, bien qu’il ait positivement reçu le film) et de la Nouvelle Vague (qui est associée à Bardot, et à un nouveau moment de cinéma par Truffaut). Son réalisateur Autant-Lara est lui-même pris en tenaille entre deux époques : il est associé à ce moment-là aux classiques, quand il était plus tôt du côté de l’Avant-garde.
9Si Bazin s’appuie pour sa défense de l’impureté du cinéma sur les années 1920/1930 où est théorisé un cinéma pur (non narratif, du côté de la peinture et de la musique) mais aussi impur (narratif, du côté de la littérature et du théâtre)11, il n’est peut-être pas inutile de rappeler qu’Autant-Lara s’inscrit en amont au cours de ces mêmes années dans la question de l’adaptation littéraire au cinéma, ou de la « traduction », « trahison », par des « adaptateurs »12 : s’opposent, par exemple, André Antoine venu du théâtre et Marcel L’Herbier, le premier vouant un respect total à l’œuvre originale (soit la lettre), et plusieurs conflits l’opposèrent aux metteurs en scène qui falsifiaient, selon lui, « tripatouillaient », le texte adapté (soit l’esprit). Le plus célèbre litige est celui qui l’opposa au second à propos de son adaptation de L’Argent de Zola en 192813 ; or, Autant-Lara est alors mentionné, à côté de Clair, Chomette, Ruttmann, Eggeling, parmi ceux qui ne sont pas du côté du Cinématographe littéraire et des « films-adaptation », et sont plus proches du Cinéma pur14... il collabore à ce moment avec L’Herbier en tant que décorateur, à L’Homme du large, en 1920, d’après Balzac, et le réalisateur produit son premier opus Fait divers (1924)15. Autant-Lara se prononce à cette époque sur le rôle du décorateur, déterminant à côté du metteur en scène, comme l’ont fait Delluc et L’Herbier, et sur le rôle du décor comme véritable création, s’agissant de « trouver l’expression actuelle des choses anciennes »16, propos qui peut faire écho précisément à ses adaptations et réalisations ultérieures ; il collabore ensuite à d’autres adaptations comme à Nana (1926) de Renoir d’après Zola — dont le sujet est rapproché par Truffaut d’En cas de malheur, et un dessin réalisé en 1926 dans Les Annales politiques et littéraires, et reproduit ici (fig.), représentant Autant-Lara en créateur de Nana pourrait aussi entrer en résonance pour ce qui touche aux relations entre le metteur en scène et les personnages —, avant son premier long-métrage, Ciboulette (1933), qui est l’adaptation de l’opéra de Reynaldo Hahn, mis en dialogue par Prévert.
Collaboration de Claude Autant-Lara à l'adaptation de Nana (1926) de Jean Renoir d’après Émile Zola. Source : « L’Esprit Nouveau du Décor », Les Annales politiques littéraires, 29 août 1926, p. 226 (dessin de Serge)
10La lettre et l’esprit sont au cœur des débats relatifs à la question de l’adaptation. Simenon, pour qui l’auteur est un scénariste, plaide en sa faveur, formulant en 1958 : « Je ne suis pas contre les transpositions exigées par le langage cinématographique… ». Boillat rappelle combien la dimension proto-scénaristique de l’œuvre de Simenon, son écriture visuelle pour Autant-Lara, est par ailleurs alors un topos de l’époque, comme chez Bazin, qui fait l’éloge de l’adaptation, à défaut de scénario original. En cas de malheur fait d’ailleurs l’objet d’une réception positive par Bazin mais aussi par Truffaut qui le considère comme l’un des meilleurs films d’Autant-Lara à partir de l’un des meilleurs romans de Simenon, pourtant critique à l’égard des littérateurs « Aurenchébost ». Dans la tradition de l’adaptation, le scénariste-dialoguiste ou leur couple (ici déséquilibré à la faveur d’Aurenche, comme le montre Boillat) ou collectif, est alors considéré comme l’auteur du film. Pour Autant-Lara toutefois, le metteur en scène fait le film – Boillat rappelant la loi sur la propriété artistique du 11 mars 1957 — et on a ici affaire à son dernier grand succès public. L’étude de cas menée par Boillat avec En cas de malheur en 1958 est d’autant plus intéressante qu’elle se situe à un moment où l’adaptation (et la question de l’auteur) constitue effectivement l’une des préoccupations « théoriques » centrales de la critique cinématographique dans les années 1950, ici même validées et cautionnées par l’auteur adapté :
« Claude Autant-Lara, Bost et Aurenche ont vraiment aimé les personnages d’En cas de malheur, et ils ont fait un excellent travail. Bien évidemment, entre le film et le roman, il y a une grande différence, comme toujours. C’est d’ailleurs une transposition que je trouve tout à fait normale. Ce qui est normal aussi, c’est que cela gêne l’auteur ; mais cela n’enlève rien à la valeur du film. Par exemple, dans le roman, Maître Gobillot est le personnage principal, tandis que dans le film, il semble passer au second plan pour laisser la place à Yvette, la petite fille qu’il rencontre. [Autant Lara] s’en est tiré avec un tact extraordinaire. […] Ce qui […] est indispensable, c’est que le metteur en scène et l’adaptateur respectent l’esprit du livre. Que l’anecdote change, que tel ou tel personnage soit modifié, cela ne gêne pas du tout, au contraire. […] Par contre, il est pénible pour l’auteur, lorsque l’on va trop loin, de voir ses personnages modifiés. Dans En cas de malheur, Autant-Lara, Bost et Aurenche ne les ont pas changés du tout. On peut dire qu’on retrouve l’atmosphère du roman, son sens, ses personnages17. »
11Adapter, comme le montre Boillat, revient ici à faire de l’œuvre le produit de son époque, que le réalisateur a le souci d’inscrire dans son temps comme un grand fait divers (inspiré de l’affaire Pierre Jaccoud pour Simenon et de l’affaire Albertine Sarrazin pour les scénaristes). Cette grande histoire bourgeoise, moderne, très réaliste, d’un genre nouveau, est en particulier inscrite dans la culture médiatique contemporaine : comme le met au jour le chercheur, le film s’ouvre sur le fait divers constitué par le vol de Bardot le même jour que la venue de la reine d’Angleterre à Paris, alors que Bardot avait rencontré il y a peu la reine, ce qui avait été médiatisé.
12Ce jeu sur l’époque est pris en charge dans En cas de malheur, on le voit, par les stars, leur image médiatique, mais aussi leur image cinématographique, leur persona construite par leurs rôles, et insérée dans l’histoire sociale des années 1950.
13Si Boillat rappelle qu’Edgar Morin publie en 1957 Les Stars dont Bardot fait la couverture, le film reflète en donnant à voir deux stars dans les années 1950 à des moments inverses de leur popularité (à sa fin pour Gabin, à son début pour Bardot) la prise en compte des stars à l’aune de l’histoire sociale de la France de la fin des années 1950 marquée par l’émancipation féminine, et invite ce faisant à intégrer des problématiques relatives aux star studies telles que menées par Ginette Vincendeau et aux gender studies, et ce au-delà de la chronologie étudiée par Noël Burch et Geneviève Sellier dans La Drôle de guerre des sexes du cinéma français, 1930-1956 (1996). Si Gabin est associé au genre du film noir, ce qui est ici reconduit, Bardot change quant à elle de registre de la comédie au mélodrame, et incarne une figure féminine entre tradition et nouveauté, antique — telle la Victoire de Samothrace sur le matériel promotionnel du film, à l’instar des stars américaines en Vénus dans les années 1910/1920 — et moderne telle une figure féminine transgressive. Ce faisant, le personnage de Bardot est ici, comme le montre Boillat, intermédiaire : il popularise un personnage dont la représentation se soustrait aux normes morales de la société patriarcale de l’époque, sans pour autant tout à fait s’en affranchir et s’afficher comme une figure transgressive, reflétant les mutations sociales contemporaines.
14Usant donc de l’image des stars dans la vie réelle comme celle construite par les films, l’analyse menée par Boillat montre encore d’une part le recentrement général sur le couple de stars, imputable ici au producteur Raoul Lévy, associé à celui sur la romance ; d’autre part l’infléchissement chez Gabin, du fait de l’acteur lui-même, du caractère « malsain et choquant » de son personnage. L’essai se fait particulièrement intéressant lorsqu’il traite de l’implication des stars dans le scénario, de la question de l’articulation de la conception d’un personnage, de la persona de la star et des stéréotypes de genre (passant notamment par la façon de nommer dans le scénario le personnage interprété ou le nom réel de l’acteur/actrice), ou encore de la question du personnage « narrateur » comme prise de pouvoir, ainsi que de la dynamique générale de genres à l’œuvre où la relation entre Gobillot et Yvette s’est rejouée entre Autant-Lara et Bardot.
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15Si En cas de malheur, de Simenon à Autant-Lara, analysé par Boillat offre sans conteste « un exemple de l’apport de la critique génétique aux études cinématographiques » en forme de « côte d’alerte », l’adaptation n’est pas seulement appréhendée du livre au film pour ce qui touche à la lettre et à l’esprit, mais aussi rapidement à ses convergences ou continuations (inter)médiatiques — de l’exploitation par « ciné-photo-roman » tiré du film aux autres adaptations sous forme de film et de téléfilm avec En plein cœur (1998) de Pierre Jolivet et En cas de malheur (2010) de Jean-Daniel Verhaeghe. D’une part, est examiné comment les variantes abandonnées interprètent à leur manière l’œuvre définitive, au sens formulé par Daniel Ferrer dans Logique du brouillon. Modèles pour une critique génétique (2011) cité par Boillat, celles-ci étant indissociables de ladite adaptation. En sus, est appréhendé comment c’est bien encore l’adaptation qui est en jeu du roman au scénario, comme dans la relation qui s’instaure et se crée entre personnages et vedettes, n’en déplaise à Simenon énonçant : « L’auteur, au moins, a une idée précise de ce que sont ses personnages du dedans, comme du dehors et ne cèdera pas au prestige commercial — et si dangereux — de la vedette. Il voudra choisir des artistes qui “plaquent” autant que possible à ses personnages, et non pas “adapter” (encore et toujours !) ses personnages à des vedettes »18. Gabin lui-même dans une lettre adressée à la production distingue en effet son rôle entre le roman et le scénario, et somme d’infléchir le caractère de son personnage précisant que « sans avoir à discuter, (…) la fidélité ou l’infidélité de la continuité de M. Jean Aurenche à l’esprit ou à la lettre du roman », il lui « suffit de faire très fortement observer ceci » : « je n’ai pas accepté de tourner un rôle cinématographique écrit par M. Simenon, mais j’ai accepté d’interpréter un personnage qui m’a été écrit par M. Jean Aurenche en présence de M. Autant-Lara »19.