L’Orient de l’Occident
1Edward Said, professeur de littérature comparée à Columbia, est mort en 2004. Les éditions du Seuil rééditent aujourd’hui son ouvrage de 1978, Orientalism, augmenté d’une préface de 2003. On connaît les principes de son approche : Said se positionne, après le 11 septembre, contre la théorie du « choc des civilisations » ; défenseur du peuple palestinien, il constate avec amertume que la politique américaine devant l’Islam est plus que jamais fondée sur la méconnaissance et la caricature ; humaniste, il veut s’inscrire dans la lignée d’un Auerbach, l’auteur de Mimésis, dont l’exigence philologique était « incompatible avec l’éloignement ou l’hostilité à l’égard d’un autre temps et d’une culture différente » (Préface 2003, p. VII).
2Le terme « orientalisme » tel que Said l’utilise est une création originale, subjective, et la première partie de l’ouvrage s’applique à en définir les mouvants contours. L’expédition de Bonaparte en Égypte fixe pour longtemps (pour toujours ?) les traits de l’ « oriental », imprécis, paresseux et sensuel. L’orientalisme est d’emblée conçu comme un impérialisme, bien que construit d’abord comme un code textuel et comme une discipline universitaire. C’est aussi un décor, fondé sur la géographie imaginaire d’un territoire immense et indéterminé, moral autant que topographique. Cette représentation se nourrit de motifs bibliques et d’images nouvelles (Mahomet l’imposteur, par exemple). Et si Napoléon emmène dans ses bagages une académie de savants, c’est bien en vertu de cette « approche textuelle » qui réduit l’Orient vivant à son simulacre.
3La deuxième partie (« L’orientalisme structuré et restructuré ») constate le passage, au XVIIIe siècle, à l’orientalisme moderne, passage dû à la sécularisation croissante de la culture européenne. Le nouvel orientaliste universitaire est cependant l’héritier du passé et n’accède pas davantage à un savoir objectif sur l’Orient, étant , « à ses propres yeux, un héros qui sauve l’Orient de l’obscurité, de l’aliénation et de l’étrangeté qu’il a lui-même convenablement perçues » (p. 144). Said développe l’exemple de Renan, dont le travail de philologie comparée aboutit à dégager l’infériorité en tout des langues sémitiques par rapport aux langues indo-européennes.
4Dans la troisième partie, « L’orientalisme aujourd’hui », l’auteur passe en revue quelques grandes figures de l’orientalisme contemporain. Il s’attache notamment à la figure de Louis Massignon (mort en 1962), et lui consacre des pages intéressantes et toujours actuelles. Il note par exemple avec finesse que, malgré la fécondité de l’œuvre de Massignon, malgré la générosité de son approche (qui est, de fait, une approche amoureuse), un musulman ne peut être que mal à l’aise dans l’islam composite que le savant professeur dessine en poète. Peut-être une analyse plus globale manque-t-elle ici sur les raisons profondes de ce malaise : c’est là, sans doute, le drame et la richesse de l’orientalisme français, « captif amoureux » de l’Orient. Et il aurait fallu souligner que Massignon, malgré tout, est un anti-Renan et qu’il inverse la tradition universitaire en plaçant au-dessus de toutes les autres la langue arabe, « langue de civilisation ».
5L’auteur conclut sur « La phase récente », en montrant comment les États-Unis, depuis 1945, ont pris la place des anciennes puissances coloniales, la France et l’Angleterre, et polarisent actuellement le rapport à l’Orient. Dans une postface de 1994, il poursuit cette réflexion en actualisant son propos, notamment par une critique approfondie des théories de Bernard Lewis, « dont le travail semble être d’alerter les consommateurs occidentaux de la menace que représente un monde islamique furieux, violent, et congénitalement anti-démocratique » (p. 370).