Hugo : portrait du poète en tribun
1Bernard Le Drezen a – au moins – deux passions : la politique d’aujourd’hui et l’éloquence parlementaire d’hier. Il assouvit l’une et l’autre dans son Victor Hugo ou l’éloquence souveraine, ouvrage riche et alerte. Le parcours de Victor Hugo est à ses yeux exemplaire pour l’étude conjointe d’un engagement politique et d’un processus de création littéraire. Représentant du peuple sous la Seconde République (1848-1851), Hugo a été souvent considéré avec une pointe de mépris comme un poète égaré en politique. Le Drezen montre à l’inverse tout l’intérêt de cette identité double. Il procède en quatre temps : « Textes, paroles de Victor Hugo : pour une étude littéraire des discours politiques » ; « Victor Hugo et la tradition rhétorique : assimilation, rejet et approfondissement des problématiques » ; « Rhétorique, anthropologie et politique : vers une redéfinition de l’acte et de la parole littéraires » ; « Victor Hugo en son temps : exemple d’un débat parlementaire ». L’étude est suivie d’une centaine de page d’annexes sur le versant parlementaire de l’« Affaire de Rome » (octobre 1849). Hugo prononce à l’occasion un discours où il dénonce le soutien français à la papauté et affirme un désaccord de fond avec Louis-Napoléon Bonaparte.
2Le Drezen s’emploie avec succès à montrer que les interventions de Hugo à la tribune de l’Assemblée ne prennent tout leur sens que replacées dans plusieurs dynamiques : l’histoire politique de la Seconde République ; l’histoire d’une éloquence parlementaire que l’orateur connaît bien et s’ingénie à subvertir ; un jeu d’écritures et de réécritures (par des sténographes de l’Assemblée adeptes de l’euphémisation, par les journalistes, par Hugo lui-même - Actes et Paroles est à ce titre une prodigieuse mise en scène de ses discours passés).
3Robert Badinter signe la préface du livre. C’est l’un des signes d’une proximité affirmée à plusieurs reprises dans le livre entre histoire, langage et politique. Stimulant dans l’ensemble, ce parti pris donne parfois d’assez curieux résultats. Le « monopole du cœur » que revendiquerait selon Le Drezen l’éloquence hugolienne (p. 79), fait resurgir hors-contexte l’expression prononcée par le candidat Giscard d’Estaing lors du débat télévisé qui l’a opposé à François Mitterrand pendant la campagne présidentielle de 1974. Des allers-retours parfois discutables entre le XIXe et le XXe siècle structurent le livre : Le Drezen s’appuie tantôt sur Timon (auteur d’un très célèbre Livre des orateurs sous la monarchie de Juillet), tantôt sur l’avocat Jacques Isorni (Le Silence est d’or, ou la parole au Palais-Bourbon, 1958). De même, si le jugement porté sur l’activité parlementaire pendant la monarchie de Juillet est par trop sévère (« médiocres finasseries », p. 58), c’est peut-être parce que Le Drezen juge cet aspect de la question à l’aune du présent. La pratique délibérative dominante encore au début du XXe siècle et très bien étudiée par Nicolas Roussellier (Le Parlement de l’éloquence, 1997), n’a plus cours aujourd’hui : la politique consisterait à notre époque, selon Le Drezen, à « produire du sens, […] [à] proposer à un peuple des valeurs communes et une grille d’interprétation du réel » (p. 58) ; le rôle de l’orateur serait de « produire un sens commun, de donner du sens à l’action collective » (p. 103).
4La passion de Le Drezen est contagieuse. Il suggère des pistes que sa thèse en cours sur l’éloquence parlementaire de la Seconde République lui permettra sans doute de creuser. Il évoque (notamment pages 69 et suivantes) la question centrale chez Hugo de l’efficacité de la parole politique ; « dire, c’est faire », commente-t-il sans s’attarder sur cette question débattue ces temps-ci chez les linguistes (voir par exemple Le Pouvoir des mots, politique du performatif, par Judith Butler). Il reste toutefois discret sur certains arrière-plans des discours de Hugo. Les personnalités qu’il choisit dans son « étude de quelques orateurs de la Seconde République » – Tocqueville, Mathieu de la Drôme, Montalembert – ne représentent qu’une frange haute de l’éloquence politique alors qu’une attention à l’ensemble des parlementaires est un point de passage essentiel ; les caractéristiques concrètes de l’Assemblée, dont les bâtiments provisoires évoquent en 1848 selon George Sand une « boîte en carton peint », méritent attention ; le règlement de la Chambre également, puisque l’orateur doit composer avec ; l’auditoire, enfin, reste assez muet dans le livre alors qu’il est un véritable acteur collectif à l’Assemblée.
5On peut n’être pas séduit par certaines expressions récurrentes dans l’ouvrage : « vision anthropologique » « ethos hugolien » ; certaines analyses stylistiques pourraient gagner en profondeur. Il n’en reste pas moins que l’auteur apporte une utile contribution à un projet (« une étude authentiquement littéraire des discours politiques ») déjà bien engagé avant lui : Michèle Fizaine a publié en 1987 une riche contribution intitulée « ’Provisam rem’, les manuscrits des discours de 1848 à 1851 » dans Hugo, de l’écrit au livre (B. Didier et J. Neefs, dir.) ; Hélène Millot et Corinne Saminadayar ont dirigé en 2001 un très remarquable 1848, une Révolution du discours (Saint-Etienne, Editions des Cahiers intempestifs, coll. Lieux littéraires-4, 2001). Un volume Hugo politique est paru en 2004 aux Presses universitaires de Franche-Comté (Jean-Claude Caron et Annie Stora-Lamarre, dir.) dans le sillage d’un colloque de 2002 ; Le Drezen cite enfin à plusieurs reprises Guy Rosa, qui a consacré depuis une trentaine d’années des recherches décisives sur toutes ces questions.