Pour une écriture dans l’intervalle : l’écho comme manière d’écrire sur l’art & les artistes
1À travers un dispositif typographique malicieux où l’italique rend compte du flot de pensées à l’origine de ses réflexions, Daniel Payot débute son ouvrage sur une remarque originale et judicieuse autour de l’expression convenue « écrire sur », derrière laquelle il décèle une attitude hiérarchique, une position de surplomb de l’écrivain sur son objet. Avec cette formulation, l’écriture tendrait à la soumission même de son objet. Refusant d’en faire une anecdote d’ordre purement lexical, D. Payot laisse apparaître, dans son ouvrage Retours d’échos. Comment ne pas écrire sur l’art et les artistes, à quel point cette expression est fautive et erronée lorsque l’écriture concerne l’art et les artistes. L’usage de la préposition « sur » est inadapté dans un tel contexte. Il devient le point de départ de l’ouvrage qui consiste ainsi en un essai habile qui tente d’établir un rapport autre et fécond entre l’écriture et les arts, un rapport où l’espace tiers permet à l’écrivain et à l’artiste de se réaliser sans que l’un ne soumette, ne vampirise ou n’annule l’autre. Reprenant donc une problématique ancienne, D. Payot s’inscrit en faux par rapport aux académiciens du xviie siècle selon lesquels l’ut pictura poesis constituait un instrument de la suprématie de la littérature sur les arts, notamment plastiques.
L’écriture, les arts & les artistes
2Partant d’une citation extraite de l’ouvrage Au Vif de la peinture, à l’ombre des mots de Gérard Titus‑Camel, D. Payot s’interroge sur le rapport particulier qui unit les arts et l’écriture. Dans ces mots placés en exergue, on retrouve les termes d’« écho », de « parole amie » ou encore de « silence » et de « révélation » qui nourriront la réflexion du philosophe de l’art. L’ensemble de son ouvrage se place ainsi dans le sillage de Francis Ponge, de Henri Michaux, mais aussi de Daniel Arasse ou encore de Walter Benjamin et de Theodor Adorno, convoqués tour à tour dans un développement qui se nourrit par ailleurs de ses nombreux travaux stimulants en esthétique et en philosophie de l’art, mais aussi de ses propres expériences artistiques au poste d’adjoint à la culture à la mairie de Strasbourg : « (l)es artistes avec lesquels nous avons fait un bout de chemin, une présentation à l’occasion d’une exposition, un entretien, un texte pour un catalogue » (p. 206). Car, derrière les concepts de la théorie critique et le substrat philosophique convoqués pour étayer les réflexions et remarques qu’il pioche dans un corpus riche de textes où les artistes parlent de littérature et les écrivains d’art, le lecteur peut également savourer les mots sincères d’un passionné d’art qui illustre d’ailleurs le passage à chacun des quatre chapitres de l’ouvrage par des dessins du même Gérard Titus‑Camel et qui semblent souligner à quel point écriture et arts se mêlent sans jamais ni se confondre ni se superposer.
3Et pourtant, derrière ce goût pour l’art qui affleure et cette sympathie manifeste pour les artistes, D. Payot met en garde le lecteur de son essai : dans la conception la plus répandue du rapport entre littérature et arts, le projet d’écrire sur les arts s’avère en réalité toujours déjà un échec en raison même de la différence d’approches propres à chacun. L’écriture est manifeste et discursive, là où l’art est une expression muette. Dans un tel contexte, nous explique D. Payot, l’écriture ne peut agir autrement que par un coup de force qui va imposer la langue à un langage qui pourtant se passe des mots : « La matière explicite de la langue des mots recouvrirait alors de la façon la plus efficace et la plus impitoyable la matière sensible de la langue naturelle, latente. » (p. 15) Les « mots justes » manquent pour dire ce qui saisit et appelle le spectateur de l’œuvre, et les « mots injustes », quant à eux, prolifèrent, réduisant la pratique artistique à une fonction de dénomination des choses et des êtres dont elle est pourtant étrangère. D’où la nécessité de penser un nouveau rapport entre littérature et arts.
4Aussi, voit‑on que s’inscrit en creux de cette réflexion sur les liens entre écriture et arts une définition de l’art qui rompt avec une vision romantique de celui‑ci comme théologie et vérité absolue. Cette définition qui entend répondre aux œuvres de la Modernité, ne les condamne pourtant pas à la négation ni à l’échec. Elle rappelle les considérations de Gaétan Picon dans La Chute d’Icare de Picasso qui envisageait l’œuvre d’art comme un mythe et un ensemble facétieux dans la mesure où elle efface les différents moments de sa propre création. Pourtant, là où G. Picon concluait sa réflexion par le nécessaire échec de l’œuvre, D. Payot pour sa part tire l’œuvre non pas du côté de sa propre mort et de la carence, mais vers l’énergie, vers la dunamis, vers une béance toute féconde. Il appelle ainsi de ses vœux une nouvelle forme d’écriture qui éviterait les pièges de l’explication telle que l’a longtemps pratiquée le cours de français, et plus généralement l’école, cherchant « ce que l’artiste a voulu dire » et partant du postulat d’une idée préalable qui précèderait à la création de l’artiste. Comment, cependant, écrire sur l’art s’il est voué à l’échec, alors même que la langue et l’écriture supposent, elles, des penchants affirmatifs, bien loin alors de leur objet ? L’essai de D. Payot entend proposer des pistes devant cette impasse sans chercher à les élever au rang de nouvel absolu ou de vérité ultime.
L’appel de l’art & l’écho de l’écriture
5Deux éléments centraux caractérisent ainsi pour D. Payot l’œuvre d’art : ce sont l’appel, que D. Arasse reconnaissait déjà comme la manière particulière d’apparaître de l’œuvre d’art et ce qu’elle adresse au spectateur, et le vide qui lui est constitutif et la fait paradoxalement devenir l’œuvre qu’elle est. Cet appel n’est pas de l’ordre de la logique ni du procès‑verbal, mais pourtant il saisit le spectateur, convoquant une certaine forme de sensibilité infantile, antérieure au langage et aux mots, quand le réel est encore réel et non encore un monde. C’est donc cet état qui apparaît comme la condition adéquate de celui qui entreprend d’écrire sur l’art et les artistes et qui sera en mesure, ce faisant, d’accueillir la béance constitutive de l’œuvre, ce négatif, dirait Georges Didi‑Huberman, qui définit le geste créateur. Car, comme l’explique brillamment D. Payot dans son essai, cette manière féconde d’envisager l’œuvre d’art et l’entreprise d’écriture à son sujet n’est pas sans difficulté face à la contradiction inhérente à l’œuvre d’art et qui la consacre comme telle. En effet, ainsi entendue, l’œuvre d’art concentre en son sein manifestation et absence.
6Puisque l’œuvre d’art suggère et évoque sans forcément représenter directement et que le réel exige une opération de traitement ou tolère de n’y être pas du tout représenté, l’enjeu de la littérature est alors de taille et constitue un véritable défi pour l’écrivain. En effet, par sa discursivité pourtant univoque, la littérature se doit de rendre cette apparition des choses et ce surgissement, sans chercher à les figer, mais plutôt en intégrant le vide et son pouvoir de suggestion. À cette occasion, D. Payot convoque la notion dichotomique d’empreinte, chère à G. Didi‑Huberman et qui présuppose une opposition entre l’absence, condition sine qua non à la création, et la présence qui définit pourtant l’empreinte comme la condition de visibilité de l’œuvre. En raison de ce lien que l’œuvre tisse avec le concept d’empreinte, le rapport à l’œuvre s’en voit lui‑même changé : elle n’est plus appréhendée en fonction de l’identification de son référent à la réalité. L’œuvre‑empreinte soumet la langue à un écart entre le processus de création qui l’a vu naître et sa présence tangible d’œuvre effectivement créée.
7Inscrivant ainsi sa réflexion au cœur de la Modernité, D. Payot rappelle que dans ce monde où la transcendance n’a plus cours, l’œuvre d’art endosse un statut d’exception, dans la mesure où elle repose elle‑même sur cette transcendance oubliée : elle soumet alors l’artiste à une démonstration de toute sa hardiesse. Car dans son ouvrage le chercheur en philosophie de l’art convoque directement le problème philosophique du langage en lui donnant une nouvelle profondeur avec cette question de l’œuvre d’art et de la création. Car, si le monde est dénué de transcendance, alors aborder une œuvre d’art dans le langage entraine nécessairement de s’affranchir de ses propres conditions de possibilités. Dans ce cas, le langage se doit d’accepter les incertitudes et les ambivalences possibles. La langue doit avouer que le propre de l’art est de dire sans dire ce qu’il dit, et ce, soit pour rendre compte de ce qui saisit le regard silencieux porté sur les œuvres et qui les appelle soit pour rendre compte de la façon singulière dont les œuvres s’adressent et convoquent le spectateur.
L’œil, l’image & l’intervalle
8Redéfinissant ainsi l’art, l’œuvre, mais aussi le langage, l’enjeu majeur consiste également pour D. Payot en une réflexion autour des images et de leur vérité, reprenant ainsi les travaux de G. Didi‑Huberman sur le « figural », d’Aby Warburg, de Walter Benjamin, de Jean‑François Lyotard ou encore de Carlo Ginzburg. L’œil, qu’il appréhende comme un dispositif métaphysique, saisit quelque chose qui va au‑delà de la simple expérience sensible : il suscite une intuition intellectuelle autant qu’une intuition esthétique. L’œil identifie ainsi dans le vide et les béances de l’œuvre toutes les failles et dissonances dont elle a besoin pour s’opposer à sa propre essence et pour exister par le déni même de soi. C’est notamment ce que décelait Benjamin au sujet de Baudelaire et ce qu'Adorno analysait dans le livre Théorie esthétique, qui reprend son expérience de l’industrialisation de la culture aux États‑Unis. D. Payot affirme à cette occasion que le mouvement de sécularisation de l’art a eu pour conséquence de rompre avec la conception théologique et téléologique de l’art et de s’affranchir de l’idée d’une vérité absolue. Il confère également à la faille et à la brisure une dimension positive, garante de l’affirmation de l’existence de l’art et soutenue par l’œil du spectateur.
9Convoquant chez la romancière brésilienne Clarice Lispector la conception de l’écriture comme distraction, D. Payot revient sur cette manière de penser l’écriture comme un mouvement et une tension vers l’altérité où l’œil s’avère toujours à l’affût et prêt à accueillir l’inconnu. Cette conception refuse ainsi la présence même de confins comme de finalités déterminées et s’oppose par là même aux images publicitaires, pour mettre en avant une conception tamuldique de l’œuvre d’art, du texte et de son exégèse comme contour. L’essai de D. Payot rompt ainsi avec l’idée traditionnelle de pont entre les arts où les outils, les manières et les espaces spécifiques à chacun d’entre eux sont le fruit de leurs formes différentes d’expression. Il lui préfère la porosité des arts où les retours d’échos — ceux‑là mêmes qui font le titre de l’essai — caractérisent les rapports d’échanges et de passages qui lient les arts et la littérature entre eux.
10Dans un tel contexte, l’accompagnement de la peinture (ou des autres arts) se substitue à l’explication pour celui qui entreprend d’écrire à propos de l’art : la création s’en voit alors facilitée, dans la mesure où les distances maintenues permettent l’accueil des vides essentiels. Ces intervalles, comme le soulignait Merleau‑Ponty, appellent leur nécessaire substantification, leur obligatoire réification dans le but d’une prise en compte possible. Cet intervalle se donne à la fois dans sa plasticité, dans sa musicalité et dans sa poésie. D. Payot compare alors cette conception nouvelle de l’écriture au mouvement cinétique du cinéma : le travail repose justement sur ces intervalles, essentiels pour agencer les mouvements statiques capturés pour le film. Plus qu’une technique, la cinétique constitue pour D. Payot un mode même de l’écriture où le mouvement apparaît grâce à la construction. Le rôle du montage s’avère alors déterminant car il constitue l’action par laquelle les failles et les écarts sont organisés. Il garantit le tissage où s’alternent intervalles et respirations, dans un dispositif qui appelle le monteur à garder une forme de distance et à se prémunir d’une soumission à la finalité de son art.
« Écrire sur » comme aire de jeux
11Revenant finalement sur la formule « écrire sur » qui constitue le point de départ de sa réflexion, D. Payot substitue à la préposition « sur » l’expression « écrire à côté de » qui caractérise selon lui l’attitude à adopter par qui envisage d’écrire au sujet de l’art et des artistes. Il souligne alors l’importance d’un espace tiers constitué par l’écriture qui n’épouse ni tout à fait la position de l’écrivain ni tout à fait celle de l’artiste. Il rompt, ce faisant, avec l’idée d’une œuvre en soi, pendant de la chose en soi qui semblerait être de prime abord l’objet de l’écrivain. Le rapport doit être inversé selon D. Payot puisqu’il donne la priorité à l’écart et à sa prise en compte par l’écrivain sur l’intérêt porté à la chose‑même. Évitant ainsi la fascination de l’absolu qui a longtemps défini l’art et l’œuvre d’art, D. Payot ne prive cependant pas l’art de ses virtualités, bien au contraire. Il confère à l’art le rôle d’accepter la brèche, d’ouvrir une faille pour créer cet intervalle et la mémoire de l’intervalle même d’où il provient. Dans une telle conception alors, l’œuvre d’art ne rompt plus avec le moment lointain de sa création, bien au contraire, elle l’enregistre et l’interroge, créant à la fois le sentiment d’une présence de l’absence et la proximité maximale de ses intervalles.
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12Ambitieux et habile dans son recours à des concepts exigeants, divers et envisagés initialement dans des perspectives différentes, Daniel Payot propose dans son livre une voie nouvelle et une pensée novatrice du rapport entre littérature et arts. Son essai retrace en filigrane une histoire de la Modernité et de sa philosophie de l’art et du langage, tout en convoquant, en esthète tout autant qu’en chercheur, une floraison d’œuvres d’art (de la sculpture au cinéma, en passant par la lithographie et la peinture) qui résonnent et font elles‑mêmes écho à la discursivité du propos et au flux de mots qui fondent la pensée de Daniel Payot. Jamais vraiment confondues avec les mots convoqués pour les dire et les écrire, les œuvres évoquées comme celles reproduites forment avec le cœur de l’argumentation un triptyque où les italiques, comme un à‑côté, incarnent justement l’urgence de mettre en œuvre cette voie médiane, où les blancs typographiques eux‑mêmes donnent au vide et à la béance leur signification et leur puissance.