Que faire de La Henriade ?
1Que faire de La Henriade ? Peut-on lire encore un texte aussi désuet ? Où la situer dans la liste des œuvres de Voltaire ? Est-il possible que l’auteur du Dictionnaire philosophique ou du Traité sur la tolérance ait d’abord produit cet indigeste pavé ? Et comment celui-ci a-t-il pu — il est vrai à un âge où les Lumières n’en étaient qu’à leurs balbutiements — être considéré comme le plus grand, voire le seul poème épique français ? Même la Troisième République, dont on pouvait penser qu’elle serait le moment rêvé d’une résurrection du texte, ne peut, nous dit Martine Jey, qu’en constater le décès : La Henriade « est, en réalité, une œuvre morte » (p. 257). Requiescat in pace.
2À moins, bien entendu, que tout ne soit qu’erreur de perspective. Daniel Maira et Jean-Marie Roulin rappellent d’ailleurs, en conclusion de leur ouvrage, que « La Henriade a été le bouc-émissaire de la critique qui a décrété le dix-huitième siècle, en son entier comme un âge sans poésie » (p. 288). La troisième section du volume détaille les différentes étapes de cette réception, ou plutôt de cette déception de l’épopée voltairienne, tour à tour rééditée, traduite, commentée, expurgée, pour être finalement rejetée, y compris de ses défenseurs attendus.
3Le texte de Voltaire est d’abord, dès l’édition de Kehl, noyé sous un paratexte dont Linda Gil nous donne quelques exemples, à commencer par celui de Condorcet : « Outre les notes sur les variantes, il a donné une vingtaine de notes, mais certaines d’entre elles s’étendent sur plusieurs pages et constituent de véritables essais politiques » (p. 191). Même reproche adressé, fût-ce en creux, à Fontanier, dont le propre de l’édition, nous apprend Jean-Paul Sermain, est un « commentaire explicatif » qui « accompagne le texte en continu » (p. 206). Il est ensuite soumis à une concurrence des plus rudes, le dix-neuvième siècle préférant le chevalier Roland au bon roi Henri : de fait, confirme Stéphane Zékian, « le ressourcement médiéval de la conscience littéraire française » va jouer « un rôle déterminant dans le délaissement du poème voltairien ». Rien d’étonnant à cela : la promotion du Moyen Âge « transcende les clivages idéologiques traditionnels » (p. 238).
4Que faire alors de La Henriade ? À quoi bon, comme l’ont fait D. Maira et J.-M. Roulin, lui consacrer un colloque de trois jours ? Le volume qu’ils éditent aujourd’hui aux éditions Honoré Champion rassemble en effet les contributions prononcées du 21 au 23 juin 2017 à la Georg-August-Universität de Göttingen, et présentées ici selon trois axes intitulés « Théories de l’épopée : entre histoire et fiction » (p. 23-107), « Mises en intrigue et poétique du récit » (p. 109-179) et « Postérités : édition, mémoire, traduction » (p. 181-286). Le titre du volume se situe lui-même dans la droite ligne des publications de J.‑M. Roulin sur l’épopée, bien connues de tous les dix-huitièmistes, et notamment de son maître ouvrage : L’Épopée de Voltaire à Chateaubriand. Poésie, histoire et politique (Oxford, Voltaire Foundation, 2009).
5Deux questions s’imposent très vite comme « fils rouges » naturels de la plupart des contributions, notamment dans la première section. La première est celle de l’inscription de La Henriade dans l’histoire de la littérature : comment se situe-t-elle par rapport à l’héritage antique, bien sûr, mais également face à ces épopées « modernes » que sont La Lusiade ou le Paradis perdu ? Quel est, dans ce contexte, le rôle de son paratexte, toujours plus abondant au fur et à mesure que se succèdent les différentes éditions ? D. Maira et J.‑M. Roulin parlent, dès l’introduction, d’un « texte polyphonique et proliférant, où le vers est constamment prolongé par la prose, voire dominé par elle » : une sorte de work in progress, en quelque sorte, « qui s’écrit et génère des commentaires pendant près de soixante ans, pour constituer un phénomène éditorial quasi unique » (p. 12).
6Cette question de la nature du texte, dépassé par son propre commentaire, est d’autant plus intéressante qu’elle justifie à elle seule une lecture contemporaine de l’œuvre. Pierino Gallo rappelle ainsi que la préface est conçue « comme une vaste mise en abyme du travail de création » (p. 61) : mais l’expression dépasse, et de loin, le cadre restreint de la préface. Le texte, en effet, vient presque à s’effacer devant l’abondance des commentaires qu’il suscite : ceux de l’auteur, pour commencer, ceux de ses éditeurs ensuite, puis de ses thuriféraires ou au contraire de ses détracteurs avant que n’interviennent, en bout de course, les historiens de la littérature.
7C’est dire que La Henriade se signale par son perpétuel inachèvement : œuvre à jamais inaboutie, elle appelle d’incessants compléments, engrange pratiques de lecture, commentaires, gloses et s’en nourrit constamment. Voltaire, confirme Pierino Gallo, dote La Henriade « d’une « tribune rhétorique » qui est loin d’être « marginale » (p.73). On pourrait presque se demander — et, en cela, le volume proposé ici ne fait que confirmer une telle hypothèse — si cette « tribune », devenue essentielle, n’a pas contribué, d’une manière ou d’un autre, à la mort du texte-source.
8Vient ensuite la question des règles. Christophe Martin rappelle à juste titre le reproche adressé à Voltaire par l’abbé Batteux : « il a fait ce poème avant de savoir les règles, et ensuite il veut faire les règles sur son poème » (p. 26). Voltaire, qui avait bien compris que cette lacune théorique était son point faible, répond en étendant cette question à l’ensemble du domaine épique : après tout, écrit-il en 1733 dans son Essai sur la poésie épique, opportunément cité par Christelle Bahier-Porte, « presque tous les critiques ont cherché dans Homère des règles, qui n’y sont assurément point » (p. 46). Il invite ce faisant à lire La Henriade selon des critères en phase avec l’actualité de son temps — à commencer, bien sûr, par le goût « national », tout à fait déterminant dès lors que le héros n’est autre que le fondateur de la dynastie des Bourbon.
9Peut-on toutefois aller, comme le fait Christelle Bahier-Porte, jusqu’à évoquer une « poétique de l’intérêt » (p. 44) ? Celle-ci emprunterait, nous dit-elle, « au grand genre tragique voire aux genres modernes du roman ou de l’opéra » (p. 56). Le terme d’« unité d’intérêt » (p. 54) est même employé, il est vrai à propos d’Houdar de la Motte : mais la tentation est forte, dans un glissement que ne favorise que trop la sympathie des deux hommes pour le clan des « Modernes », de l’employer pour les deux. Un large passage du Discours sur Homère a d’ailleurs été « marqué en marge » par Voltaire, lequel « s’en souvient » dès qu’il est question de « l’intérêt que doit susciter Henri dans son propre poème » (ibid.).
10Est-ce à dire que la fiction ne peut entraîner, à elle seule, l’adhésion du lecteur ? Cette question en recouvre en fait deux autres, qui tiennent à sa qualité (le personnage d’Henri de Bourbon était-il suffisamment « armé » pour devenir, moins de cent cinquante ans après sa « conquête de Paris », le socle naturel d’une épopée française ?) et à sa finalité (quel est, à travers son poème et quelquefois malgré lui, le discours de Voltaire sur la poésie épique ?).
11Plusieurs aspects de la composition du poème sont dès lors pris en compte. Claudia Nickel s’intéresse aux séquences de La Henriade qui substituent à la simple narration une série de témoignages dont elle examine la nature exacte : le poème ne reprendrait-il pas « des traits propres à la méthode de l’historiographie » (p. 127) ? Pour tout dire, La Henriade offrirait « une réflexion métahistorique de la fonction testimoniale » (p. 128). Gisela Schlüter s’intéresse quant à elle à la conversion finale du roi de Navarre : si celle-ci « ne peut de prime abord que choquer » (p. 139), elle s’explique par une conversion d’un autre ordre : celle du « poète épique Voltaire » à « l’épopée chrétienne dans le style du Tasse » (p. 152).
12On est, dans cette section de l’ouvrage, plus réservé à l’égard de la démarche suggérée par Cerstin Bauer-Funke, à savoir l’analyse de « la configuration spatiale des différents lieux où se déroule l’action de La Henriade ». L’auteur se propose en effet « de montrer comment Voltaire met en relation l’espace et le mouvement — spatial et temporel — dans un tissu dynamique pour illustrer l’entrelacs d’une « démarche » philosophique spécifique » (p. 156). L’analyse lexicologique offerte en conclusion de l’article se double d’un anachronisme pour le moins perturbant : en effet, « les mots “marcher” et “avancer”, dans le sens de “progresser”, sont [...] étroitement liés au concept central de la pensée des Lumières qui transmet la croyance dans le perfectionnement global et linéaire de l’humanité » (p. 164).
13La question initiale (pourquoi lire La Henriade aujourd’hui ?) n’en a pas moins évolué, au moment où l’on aborde la question des diverses réceptions du texte, c’est-à-dire la troisième section de l’ouvrage : il s’agit moins de savoir ce qui pourrait justifier, sur le plan historique ou idéologique, l’évolution du goût que de comprendre les nouvelles orientations du genre épique, quitte, dans une démarche progressive, à déborder, ou dépasser le texte même de La Henriade : n’était-ce pas, finalement, tout le propos du massif paratextuel ? Et Voltaire lui-même n’était-il pas allé dans ce sens ? Il n’est en effet « peut-être pas anodin », suggère Myrtille Méricam-Bourdet, qu’il ait « minimisé l’importance de son poème épique dans l’une de ses dernières œuvres, le Commentaire historique sur les œuvres de l’auteur de La Henriade » (p.78).
14C’est dans ce cadre qu’il convient, comme le fait Marc Hersant, de faire dialoguer Voltaire et André Chénier. Tous deux sont en effet considérés comme les figures les plus représentatives — fût-ce à des temps voire à des degrés divers et pour des raisons diamétralement opposées — de la poésie du xviiie siècle. Or tous deux ont échoué à composer un poème épique susceptible d’emporter l’adhésion des lecteurs — le premier en noyant son texte sous un déluge de commentaires, le second en se limitant à de simples ébauches, et ce même si son œuvre est « comme tendue vers le mirage d’une épopée impossible » (p. 220). M. Hersant résume les griefs de Chénier d’une formule des plus suggestives : « On vante La Henriade comme un modèle, alors que c’est une (mauvaise) imitation » (p. 223).
15Peut-être eût-il été intéressant de ne pas se limiter, pour citer Chénier, à l’édition de Gérard Walter et d’aller puiser dans les commentaires de l’édition critique en cours des Poésies, notamment de ceux de Georges Buisson sur le texte des Bucoliques. De même pouvait-il être intéressant de rappeler que Marie-Joseph, le frère cadet d’André, se livre au même moment à une réflexion sur la tragédie, laquelle aboutira à la création de Charles IX, le 4 novembre 1789 — réflexion qui le conduit à déplacer le « centre de gravité » (ce qu’on pourrait appeler, encore une fois, l’unité d’intérêt) d’un personnage vers un autre : alors qu’il semblait évident que le roi de Navarre devait concentrer sur lui toute l’attention, c’est finalement Charles IX, il est vrai interprété par Talma, qui suscite l’enthousiasme. Le parallèle aurait pu, ici, se révéler fructueux.
16Que faire, donc, de La Henriade ? Rappeler, d’abord, qu’elle a été conçue « dans un moment poétique singulier » de l’histoire littéraire et qu’elle fut, ce qu’on a peine à imaginer aujourd’hui, un « phénomène culturel européen » (p. 292). La lire, ensuite, « sans préjuger de sa valeur poétique ». Nous serions tenté d’ajouter : l’éditer, enfin, dans une collection accessible au grand public. M. Jey use d’une formule éclairante lorsqu’elle parle de la « classicisation » de Voltaire (p. 250), auteur à la fois rangé parmi les « classiques » et destiné à garnir les pupitres de l’école de la Troisième République. Il est à craindre, hélas — mais c’est là une autre histoire — que toute l’œuvre en vers de Voltaire ne connaisse, à brève échéance, le sort de son poème épique. Les travaux diligentés par Daniel Maira et Jean-Marie Roulin apparaissent dès lors, au-delà de leur incontestable intérêt scientifique, comme une salutaire piqûre de rappel.