Vertiges d’échelle
Traduction par Geneviève de Bueger et Anaïs Prégermain.
Nous remercions vivement Timothy Clark, ainsi que Sigi Jottkandt et Tom Cohen, co-directeurs d’OHP, de nous avoir autorisés à publier une version française de ce texte1.
Quand nous observons l’environnement, nous utilisons une gamme d’échelles (scales) assez limitée ; notre perception ne nous montre donc qu’une très petite part d’un très gros gâteau.
Simon A. Levin
Introduction : Effets d’échelle
1Vous êtes perdu.e dans les rues d’une petite ville, en retard pour un rendez-vous dont votre vie dépend. Vous arrêtez un étranger à l’air sympathique et lui demandez votre chemin. Il vous fait cadeau d’une petite carte qu’il avait justement dans sa mallette. Vous y trouverez la ville tout entière, dit-il. Vous le remerciez et reprenez votre chemin en ouvrant la carte pour chercher votre itinéraire. Il s’avère que c’est une carte du monde.
Mauvaise échelle
2Une échelle (du latin scala, échelle, escalier ou marche) permet d’habitude une conversion proportionnelle et pratique entre différentes grandeurs de temps ou d’espace : l’« échelle » sur une carte désigne le ratio entre la distance réelle sur la surface de la terre et la distance représentée. Passer d’une grande à une petite échelle (et vice versa) implique un changement de résolution, un zoom fluide vers l’arrière ou vers l’avant. Avec le changement climatique pourtant, même si nous possédons une carte et même si son échelle permet de représenter la terre entière, quand il s’agit de faire un trait d’union entre, d’un côté, la menace climatique et, de l’autre, des questions d’ordre politique et éthique ou des interprétations spécifiques du domaine de l’histoire, de la culture, de la littérature, etc., cette carte s’avère ironiquement assez impraticable. Les stratégies et les concepts relatifs au changement climatique semblent systématiquement battus en brèche, voire tournés en ridicules par des considérations d’échelle : une campagne pour une réforme environnementale dans tel pays en particulier se verra immédiatement invalidée par l’absence des mêmes mesures de l’autre côté de la planète ; une réserve naturelle destinée à protéger un écosystème exceptionnel, et dont la création a nécessité un long combat, se changera, si l’on dézoome, en un lieu très différent. Même la climatologie opère à une échelle peu adaptée : « il est paradoxalement plus facile de prévoir ce qui va arriver à la planète, qui est un système clos, que de faire des prévisions concernant telle ou telle région en particulier » (Liftin, p.137).
3Dans tous ces cas, l’échelle cartographique est en soi un concept inadéquat. Les concepts non cartographiques d’échelle ne permettent pas de zoomer avec fluidité vers l’avant ou vers l’arrière, mais induisent au contraire des sauts et des discontinuités aux conséquences imprévisibles. Prenons un exemple : dans les sciences de l’ingénierie, les effets d’échelles résultent de différences de taille entre un modèle et le système réel. Même si le modèle réduit d’un bâtiment en bois semble reposer sur une structure solide, on ne peut pas en déduire automatiquement qu’une fois construit en taille réelle, ce bâtiment en bois sera stable. (Jenerette et Wu, p.104).
4Pour prendre un autre exemple, une mappemonde à une échelle réduite en termes cartographiques est, écologiquement parlant, à une échelle démesurée — une échelle à laquelle d’autres effets d’échelle non linéaires peuvent devenir décisifs et parfois incalculables. Comme l’écrit Garret Hardin :
Bon nombre de décisions stupides prises par la société pourraient être évitées si un plus grand nombre de gens avaient conscience des effets d’échelle. Chaque fois qu’on agrandit l’échelle, on doit être très attentif aux contradictions potentielles qui se font jour dans ce qui paraissait une décision de bon sens à une plus petite échelle… L’incapacité de l’électorat à évaluer les effets d’échelle peut mettre en péril une démocratie. » (p. 52)
5Des penseurs moins controversés que Hardin en appellent à la théorie des systèmes complexes pour montrer que l’apparition de ces effets d’échelle est intrinsèquement liée à la complexité croissante d’une civilisation mondialisée : « quand une société se développe au-delà d’un certain degré de complexité, elle se fragilise. Un événement perturbateur, même relativement mineur, peut provoquer un effondrement total. » (Mac Kenzie, p. 33) Pour d’autres, la crise environnementale est due en partie à des conflits d’échelle dans la gestion des affaires humaines. Jim Dator écrit :
Les paramètres environnementaux, économiques, technologiques et sanitaires sont globaux, mais nos systèmes de gestion sont toujours basés sur l’état-nation, tandis que notre système économique (le capitalisme de libre marché) et nombre de nos systèmes politiques nationaux (« démocratie » des groupes d’intérêt) ont encore, d’un côté, des motifs profondément individualistes et, de l’autre, des conséquences tragiquement collectives. » (p. 215-216)
6Les effets d’échelle liés au dérèglement climatique sont déroutants, parce qu’ils s’appuient sur des équations générales de gestion morale et politique au quotidien et jettent dans ces équations un zéro et un infini : plus nombreuses sont les personnes engagées dans les formes modernes de consommation, moins chacune d’entre elles peut les influencer ou en être tenue pour responsable, et plus dramatique s’avère l’effet cumulatif de leur insignifiance. En raison des effets d’échelle, ce qui peut sembler évident ou raisonnable à une certaine échelle peut être destructeur ou injuste sur un autre ordre de grandeur. Cela explique que les politiques sociales et économiques progressistes, censées propager dans le monde entier les niveaux de vie occidentaux, puissent ressembler, rapportées à une autre échelle, à un projet insensé de destruction de la biosphère. Pourtant, au niveau individuel, aucun ménage, aucun automobiliste, etc., ne mesure l’effet d’échelle de ses actes. Cet effet n’est présent dans aucun phénomène en particulier (aucune réduction eidétique ne pourrait l’y débusquer), mais uniquement dans la contingence d’une accumulation de phénomènes passés, présents et futurs, et cela à de grandes distances d’espace ou de temps. L’agentivité humaine se trouve pour ainsi dire marginalisée de l’intérieur par sa propre action, une sorte d’itérabilité 2 démoniaque.
7Cet article défend l’idée que les principaux courants de la critique littéraire et culturelle sont aveugles aux effets d’échelle et qu’il devient urgent de s’intéresser aux différents aspects de cet aveuglement.
Vertiges d’échelle
8Un des symptômes de la crise d’échelle désormais généralisée que nous traversons est la perte du sens de la mesure linguistique et intellectuelle dans la manière dont les gens parlent de l’environnement — un effondrement de « décorum » stricto sensu. Une tirade sur l’effondrement potentiel de la civilisation peut accoucher d’une injonction solennelle de ne surtout pas remplir sa bouilloire plus que nécessaire quand on fait du thé. Dans beaucoup de lieux de travail, on voit une affiche représentant le globe changé en thermostat géant et accompagné du slogan aussi absurde qu’immédiatemetn compréhensible : « Vous contrôlez le changement climatique ». Et désormais, comme chacun sait, un automobiliste qui achète une voiture un peu moins polluante « sauve la planète ».
9Ces sauts d’échelles incontrôlés et ces fantasmes d’agentivité font penser à la rhétorique qui fut associée à la bombe atomique à partir des années 50. Maurice Blanchot soutenait à l’époque que parler d’une humanité dont le pouvoir s’étendrait sur toute la planète ou capable de « se détruire elle-même » était profondément trompeur. L’» Humanité » n’est pas un méga-sujet ou un agent unifié, comme l’expression le laisse croire. En pratique, un tel holocauste n’aurait absolument rien d’un acte d’autodestruction accompli en toute conscience — « l’humanité se détruisant elle-même ». Il ne serait pas moins arbitraire que « la tortue qui tomba du ciel » et brisa la tête d’Eschyle (Blanchot, p. 106).
10La rhétorique presque absurde des slogans en faveur de l’environnement confirme de manière encore plus radicale la thèse de Blanchot. Les idées reçues sur l’agentivité, la rationalité, la responsabilité sont mises à rude épreuve et commencent même à s’effondrer sous les effets de cette déconcertante politisation générale du champ susceptible de transformer le remplissage d’une bouilloire en un acte citoyen comme le fait d’aller voter. La notion même d’» empreinte carbone » altère les distinctions entre public et privé inscrites aux fondements de l’État libéral moderne. En règle générale, quand elles relèvent du politique, les injonctions à faire face à l’avenir prennent la forme d’un appel enthousiaste à une authenticité retrouvée — à l’envi individuelle, culturelle ou nationale — et renforcent des normes de moralité ou de responsabilité déjà établies, avec un sens accru et déterminé du but à atteindre. Avec le changement climatique, ce n’est pas le cas. Là, une agentivité non humaine difficilement quantifiable produit un sentiment général et diffus de délégitimation et d’incertitude, un brouillage complet de champs d’action ou de concepts d’équité jadis assez clairs ; les frontières entre le scientifique et le politique deviennent incertaines, la distinction entre l’État et la société civile perd de sa clarté, tandis que les procédures et les modes de compréhension jusque-là bien reconnus ressemblent à des formes suspects de confinement politique, éthique et intellectuel. Même la critique environnementale, en tant qu’elle adopte les paradigmes de l’opposition politique progressiste et tente (comme « l’écologie sociale » de Murray Bookchin) d’imputer la dégradation des écosystèmes aux seules hiérarchies et oppressions intrinsèques aux sociétés humaines, ressemble bien souvent à un refus de prendre en compte la nécessité de concéder au non humain une espèce d’agentivité assez inquiétante.
11La crise environnementale remet aussi en question les frontières entre disciplines intellectuelles. Les informations confirment au quotidien combien il est impossible de réduire de nombreux problèmes environnementaux à une problématique unique, à un seul dysfonctionnement ou à une seule forme d’injustice. La surpopulation et la pollution atmosphérique, par exemple, relèvent de questions à la fois sociales, morales, politiques, médicales, techniques, éthiques et juridiques (les « droits des animaux »). Si le terme « environnement », usé jusqu’à la corde, est souvent perçu comme trop vague — il finit par vouloir « tout » dire —, il se pourrait pourtant que la difficulté de penser une politique du changement climatique vienne justement du fait qu’il faille penser « tout en même temps ». La tendance générale est celle d’une implosion des échelles de grandeur qui enchevêtre des actions en apparence insignifiantes ou infimes à des enjeux démesurés, en même temps que les frontières et lignes de démarcation intellectuelles empiètent les unes sur les autres. La disparition de frontières intellectuelles bien établies et l’effroi de tant de prévisions touchant au futur de la planète affolent à ce point nos compteurs que nous ne sommes plus capables de décider laquelle de ces deux déclarations est en fin de compte la plus responsable : (1) — « le changement climatique est désormais reconnu comme un préoccupation légitime et sérieuse et le gouvernement continuera de soutenir toute mesure visant à améliorer l’efficacité énergétique des véhicules à moteur » ou (2) — « la seule relation qui puisse se défendre avec une voiture est celle d’attraper une brique et de bien viser 3 ».
Contre la « critique libérale »
12Comment un critique littéraire ou culturel peut-il donc faire face au sentiment soudain que la plupart des idées reçues sur la littérature et sur la culture se sont trompées d’échelle ?
13L’effet politique le plus polémique de la crise climatique est peut-être la manière dont elle remet en cause toutes les opinions dominantes à propos de la nature et de la valeur soi-disant évidente de la « démocratie » comme la forme la plus éclairée de gouvernement humain. David Shearman et Joseph Wayne Smith soutiennent que « des problèmes environnementaux colossaux, déjà en cours ou imminents, ont été accélérés par les libertés et la corruption de nos démocraties et qu’il est peu probable qu’ils puissent être résolus dans le cadre d’un tel régime de gouvernance » (p. 15). C’est la « démocratie libérale » qui est visée ici, et son habitude invétérée — désormais hégémonique dans la pensée politique — d’articuler ensemble les différentes institutions de la propriété privée, de l’économie de marché et des droits individuels avec l’idée que l’État « existe pour garantir la liberté des individus sur la base d’une égalité formelle » (Brown, Edgework, p. 39). La tradition politique libérale, depuis Thomas Hobbes et John Locke, considère la politique comme une simple affaire de contractualités individuelles se donnant pour objet de favoriser la propriété individuelle et l’exploitation des ressources naturelles. Une telle conception du droit peut d’abord paraître relativement neutre : pourquoi les droits qui s’appliquent à cent personnes ou à cent millions ne pourraient-ils pas s’appliquer à des milliards ? Certaines questions d’échelle se font jour dès qu’on veut bien se souvenir que les fondamentaux de la tradition libérale ont vu le jour au xviie et au xviiie siècles « dans des sociétés à faible densité de population, à faible niveau technologique, et offrant un accès apparemment sans limites à la propriété terrienne et aux autres ressources », autrement dit dans un monde très différent du nôtre (Jamieson, p. 148). Mieux encore, « [Locke] considère comme acquis que les ressources seront toujours en quantités suffisantes, que la providence fournit suffisamment pour que ce qu’individu ou un groupe s’approprie ne lèse pas les autres » (Ross, p.57). Structurellement engagée dans un processus de croissance économique toujours plus grande, la société occidentale moderne a pour condition matérielle l’expansion constante des terres et des ressources. Cette exigence ou ce préalable impossibles, longtemps masqués par l’abondance des énergies fossiles, sont désormais manifestes et problématiques. Ce que Hans Jonas écrit de « toute éthique traditionnelle » s’applique ici : elle « ne tient compte que des comportements non cumulatifs » (p. 7).
14L’idée libérale d’étendre à un nombre de gens toujours plus grand le statut de sujet de droit s’enlise se retrouve engluée dans une économie de la violence aussi complexe qu’ahurissante. Le changement climatique fait voler en éclats les échelles de mesure de la pensée, fausse les catégories de l’intérieur et de l’extérieur et résiste aux économies fermées dont nous héritons d’une manière que Jacques Derrida lui-même ne semble pas avoir soupçonnée. Se référant au célèbre passage de Spectres de Marx (1993) dans lequel Derrida énumère les « dix plaies » (p. 81-83) considérées comme des menaces pour le monde, Tom Cohen remarque l’absence étonnante de toute référence à la crise environnementale, sans doute la plus meurtrière de toutes :
La manœuvre de Derrida nous semble faible aujourd’hui, les dix « plaies » étant toutes assez attendues et liées à des Misères politiques qui ne concernent que les humains — du chômage à l’impuissance du droit international. Mais nous « savons » aujourd’hui que l’échiquier tout entier était hanté de manière imperceptible par une pulsion d’auto-effacer ou d’auto-éviscérer ses environs non anthropiques (cité par Wood, p. 287).
15Derrida, c’est vrai, parle de responsabilité incalculable et de déstabilisation conceptuelle et physique des lignes de démarcation, des frontières nationales et du « chez soi ». Dans De l’hospitalité (2000), il montre comment l’intériorité prétendument inviolable de la maison est d’ores et déjà dé-constituée et retournée comme un gant par ses multiples imbrications au sein de l’espace public, de l’État, du réseau téléphonique, des emails sous surveillance, etc. Et pourtant, il faut bien reconnaître un reste d’idéalisme dans l’attention exclusive que Derrida porte aux systèmes de droit et de communication (p. 61). Cette manière de se focaliser sur le moment de la décision dans la conscience individuelle et sur le pathos de cette décision (l’épreuve d’indécidabilité, etc.) semble restrictive et inadéquate dans un contexte où les choses sont désormais incommensurablement plus politiques que les gens. Rien dans son travail ne semble prévoir une situation historique dans laquelle il n’est pas déraisonnable de connecter le système de chauffage des terrasses de Londres à la lente submersion de l’archipel des Tuvalu dans le Pacifique. De l’hospitalité mentionne la télévision, les mails et Internet, mais pas le chauffage central, les appareils de cuisson, la machine à laver ou la voiture (ou, d’ailleurs, l’institution même de la propriété privée, bien qu’intrinsèquement liée au motif, central chez Derrida, de la souveraineté personnelle). Dans les faits, « toute réalité est politique, mais politique n’est pas humaine » (Harman, p. 89).
16Pour Wendy Brown, Derrida, dans « son approche de la liberté, témoigne de l’emprise du libéralisme sur ses formulations de la démocratie » (Sovereign Hesitations, p. 127) et le fait que ses arguments opèrent dans le cadre d’une conception essentiellement libérale de la politique en tant qu’élaboration de systèmes procurant aux individus l’apparente liberté de vivre comme ils l’entendent, — le défi étant aujourd’hui d’étendre une telle politique au-delà de ses frontières actuelles, voire au-delà d’une référence exclusive aux humains 4. Le fait de reconfigurer la notion de sujet comme ouverture à l’autre etc., et non plus comme autonomie d’une présence à soi, le fait de prêter attention aux apories des couplages liberté/égalité, hospitalité conditionnelle/inconditionnelle n’altèrent en rien les termes fondamentaux de l’appartenance de Derrida à une tradition progressiste libérale dont nous questionnons ici les présupposés en matière d’échelle. Pour abonder dans le sens de Brown, on peut avancer qu’un aveuglement apparent à l’agentivité non humaine et aux effets d’échelle tendent, dans De l’hospitalité, à préserver la fiction du politique comme sphère distincte. Or, les problèmes environnementaux induisent une généralisation déconcertante du politique et font que l’accent mis par Derrida sur les normes humaines, les institutions et le régime de la décision semble une sorte de limitation (containment). Sa conception du moment de la décision comme négociation avec l’indécidable est à la fois banalisée et agrandie par des effets d’échelle en lien avec des gestes aussi triviaux que celui d’allumer la lumière ou d’acheter un congélateur. Les questionnements plus tardifs de Derrida à propos des frontières de l’hospitalité conditionnelle ou inconditionnelle opèrent, semble-t-il, à une échelle trop restreinte et dans un espace bidimensionnel, dans la mesure où elles ignorent complètement l’ubiquité de cette frontière contiguë à tous les pays à la fois : une atmosphère commune. Jouir heure après heures des futilités quotidiennes d’un niveau de vie aisé en France, c’est d’ores et déjà rôder comme un intrus dévastateur dans le quotidien d’un agriculteur des immenses plaines inondables du Bangladesh.
17Une politique du non-humain soulève aussi la question de la dominance libérale-progressiste dans la politique culturelle de la critique littéraire professionnelle. La méthode la plus courante consiste désormais à voir dans tous les problèmes des formes de politique culturelle dans une approche conceptuelle du texte analogue à la façon dont la tradition libérale voit la société civile en général, c’est-à-dire comme une arène ouverte aux combats des intérêts, des droits ou des revendications identitaires individuels ou collectifs. On perçoit par exemple un Groupe A comme bâtissant l’image de sa propre réussite sur les ruines et l’abaissement (implicite) d’un Groupe B, tandis qu’un Groupe C est perçu comme « marginalisé » par la manière dont le groupe B semble l’identifier systématiquement au Groupe A, au lieu de le reconnaître comme groupe à part entière avec ses propres revendications, et ainsi de suite 5. Mais ce faisant, chacun revendique comme inaliénables son droit à l’air, à l’eau, à l’espace et aux ressources matérielles, et le fait de se concentrer uniquement sur les droits de l’individu ou du groupe occulte la question de la violence exercée continuellement et de manière problématique sur la terre elle-même, dont l’agentivité propre, considérée comme un donné, n’est pas prise en compte. Tout se passe comme si les critiques écrivaient toujours sur une terre plate et inerte aux dimensions indéfinies, et non sur une terre ronde et active dont les distances les plus lointaines ont pris la fâcheuse habitude de revenir dans notre dos pour nous taper sur l’épaule. Des modes de pensée et des pratiques qui pouvaient jusque-là passer pour légitimes, cohérents, tout naturels et progressistes doivent maintenant être réévalués en tenant compte, d’un côté, de ce qu’ils induisent d’exclusions cachées, de coûts déguisés et, de l’autre, du fait que le système clos qu’ils nous procurent n’est que provisoire et imaginaire. Il est toutefois plus difficile de prédire comment cela va se passer dans la pratique, du moins au-delà de l’évidence triviale (« Moi qui ai toujours pensé que Sur la route de Kerouac était un livre irresponsable, et maintenant regarde ce qui nous arrive ! »)
18La critique environnementale et postcoloniale la plus pertinente dans un contexte de changement climatique serait celle qui entreprendrait un examen métacritique des a prioris d’échelle dans la rhétorique individualiste d’inspiration libérale qui imprègne encore un large corpus de critiques culturelles et littéraires. L’éthique d’un tel travail violerait également les notions actuelles de bienséance, en redessinant les frontières apparentes de la vie privée qui font que, par exemple, les opinions professées par un critique sur l’histoire, la religion, le colonialisme ou la morale sont toutes considérées comme relevant du domaine de la controverse « publique » — séminaires, articles et autres conférences —, tandis que la quantité de ressources captée pour l’usage exclusif de cette docte personne reste une affaire dite « privée », et qu’un salaire élevé et le style de vie qui va avec sont toujours considérés, si tant est qu’on s’en préoccupe, comme une affaire de prestige.
Lire « L’Éléphant » de Raymond Carver sur une échelle de six siècles
19En quoi les modes de lecture hérités — et actuellement dominants — de la critique littéraire et culturelle sont-ils aveugles aux questions d’échelle ? On peut faire le test sur une expérience de lecture concrète. Quel effet cela ferait-il de lire et relire le même texte en élargissant progressivement l’échelle spatio-temporelle et en accordant une attention toute particulière à la tension que cet élargissment de champ exerce sur les hypothèses critiques et les modes de lecture aujourd’hui dominants ?
20Prenons un exemple littéraire précis, une nouvelle tardive de Raymond Carver, « L’Éléphant » (1988). Il s’agit d’un monologue comique composé des plaintes, puis de la résignation progressive d’un ouvrier continuellement harcelé pour de l’argent par des parents dans le besoin qui vivent dans d’autres parties du pays. La plus grande partie de la nouvelle se passe au téléphone entre différents espaces domestiques. Le frère du narrateur, récemment licencié et habitant en Californie, à plus de mille kilomètres, demande une aide d’urgence pour payer l’hypothèque de sa maison, puis semble pouvoir renoncer à de nouveaux emprunts, parce que sa femme a la possiblité de vendre un terrain appartenant à sa famille, mais en fin de compte revient à la charge et redemande de l’argent. Il a déjà dû vendre leur deuxième voiture et mettre en gage la télévision. La fille du narrateur, mère de deux enfants, est mariée à
un type qui ne se donnait même pas la peine de chercher du boulot. Même si on lui en avait apporté un sur un plateau, il n’aurait pas été foutu de le garder, ce fumier-là. Les rares fois où il trouvait quelque chose, soit il oubliait de se lever, soit sa voiture tombait en panne le jour où il allait prendre son poste. Ou alors, au bout d’une semaine on le remerciait, sans un mot d’explication 6.
21La vieille mère du narrateur, « pauvre et cupide », compte sur le soutien de ses deux fils pour maintenir son mode de vie indépendant malgré les signes d’une santé défaillante. Le fils du narrateur lui aussi demande de l’argent à son père, tandis que la femme de celui-ci réclame le paiement de sa pension.
22Plein de rancoeur, alors qu’il remplit tous les chèques, le narrateur fait deux rêves qui sont le tournant du texte : le premier est un souvenir de son père le portant sur ses épaules quand il était enfant, du sentiment de sécurité qu’il éprouvait alors et de la façon dont il écartait les bras en s’imaginant sur le dos d’un éléphant. Le lendemain matin, après avoir donné une sorte de bénédiction privée à tous ses proches en dépit de leurs exigences, il décide de se rendre au travail à pied plutôt qu’en voiture et ne ferme pas sa maison à clef. Il marche sur le bord de la route, les bras grand ouverts comme dans son rêve d’enfant, lorsqu’un collègue de travail, George, s’arrête et le fait monter. George fume un cigare et vient d’emprunter de l’argent pour rendre sa voiture plus performante. Ils essaient ensemble l’accélération :
« Vas-y, fonce !, me suis-je écrié. Allez, George, qu’est-ce que t’attends ? Et là, on a décollé pour de bon. Le vent hurlait le long des vitres. George avait le pied au plancher, et on allait à tout rompre. On roulait à tombeau ouvert en direction des montagnes, à bord de ce gros bolide dont George n’avait même pas encore réglé toutes les traites. » (p. 129)
23À l’aune des nouvelles questions que pose le changement climatique, quelles lectures peut-on faire de ce texte ?
24Avant tout, peut-être, que si « le capitalisme consiste en une économie des impayés », (K. William Kapp, cité par Foster, p. 37), alors « L’Éléphant » pourrait très bien être lu comme une sorte d’allégorie environnementale, le récit d’une chaîne de dettes impayées et d’aides financières injustifiées qui s’accumulent jusqu’à l’image finale du grand impayé de la voiture. Cette lecture assez évidente peut être approfondie par des considérations d’échelle.
25Toute interprétation mimétique au sens large, en tant qu’elle cartographie un texte de manières diverses et, espérons-le, éclairantes, suppose toujours l’adoption d’une échelle de temps et d’espace. C’est la condition préalable de toute cartographie, même si cette condition n’apparaît presque jamais explicitement dans l’interprétation. L’échelle à laquelle nous lisons un texte modifie radicalement la signification de toutes ses composantes, sans pour autant constituer en elle-même un critère de jugement.
26On peut jouer sur trois échelles. Une échelle personnelle (assez naïve dans sa portée critique) prendrait en compte le cercle immédiat du narrateur (famille, connaissances) sur une échelle de temps de plusieurs années. À cette échelle, on sent dans le texte un petit confort teinté d’humanisme, comme si la nouvelle de Carver était déjà le scénario d’un film commercial. La loyauté familiale l’emporte sur le mauvais sort ; l’amour et le pardon l’emportent dans une histoire d’héroïsme domestique modeste certes, mais non moins authentique. Cette lecture pourrait s’autoriser de la défense par Carver du genre de la nouvelle en tant qu’elle jette « un peu de lumière sur ce qui nous rend et nous conserve, souvent contre toute attente, incontestablement humains » (Nesset, p. 104). À cet égard, « L’Éléphant » pourrait bien passer pour une forme de sentimentalisme à la Carver.
27La seconde échelle est l’échelle la plus généralement adoptée par la critique littéraire. En termes d’espace, c’est celle d’une culture nationale et de ses habitants, avec un horizon temporel de quelques décennies, une « période historique » en quelque sorte. Presque toutes les critiques de Carver utilisent cette échelle et situent son travail dans le contexte culturel des États-Unis de la fin du xxe siècle (ou parfois, à plus grande échelle, dans le contexte du genre moderne de la nouvelle depuis Edgar Allan Poe). Ce qu’écrit Kirk Nesset en 1995 est assez représentatif : « Les personnages de Carver incarnent le drame et le commentaire indirect des problèmes qui assaillent la culture américaine d’aujourd’hui, en particulier les problèmes inhérents à la culture des petites gens (lower middle-class culture) ». Bien d’autres thèmes prédominants dans la critique de l’oeuvre de Carver se situent sur cette échelle : le chômage et la société de consommation dans la façon dont ils affectent les relations personnelles, les idéaux et les réalités de la famille américaine, le matérialisme de cette société ainsi que ses idées sur le genre, en particulier sur le masculin. Cette échelle permet d’interpréter la scène finale de « L’Éléphant » comme un moment d’évasion — positif, mais éphémère — loin des humiliations et des frustrations du capitalisme de consommation, centré sur la voiture personnelle comme symbole de liberté et de mobilité individuelles.
28La troisième échelle possible est celle où tout se complique. Ce pourrait être, en termes d’espace, la terre entière avec tous ses habitants, et « L’Éléphant » se situerait au coeur d’une séquence temporelle de plus ou moins 600 ans — 300 ans de 1988 à 2288 et 300 ans après —, en tenant compte des prévisions scientifiques les plus probables concernant l’habitabilité de la planète à cette époque.
29Que se passe-t-il alors ? La toute première réaction est que lire « L’Éléphant » à cette échelle est tout bonnement absurde. On dirait la reproduction délibérée de cet affolement des échelles de grandeur que provoque les slogans en faveur de l’environnement (« mangez moins de viande, sauvez la planète »). En même temps, le sentiment de paralysie ou d’arbitraire que procure une telle expérience ne réussit pas à dépasser complètement l’étrange sensation que des échelles de lecture jusque-là « familières » et qui nous semblaient avoir du sens pourraient bien n’être aujourd’hui qu’une forme de limitation (containment) intellectuelle et éthique.
30Alors que faut-il retenir ? Sur des échelles de temps très longues, l’histoire et la culture humaines peuvent prendre des formes inhabituelles, comme le montrent régulièrement les travaux sur l’histoire de l’environnement, et modifier les conceptions de ce qui est « important » et de ce qui ne l’est pas 7. Les entités non humaines jouent un rôle décisif. À l’échelle mondiale, diront certains, les deux événements majeurs des trois derniers siècles ont été l’exploitation industrielle des combustibles fossiles et le remplacement, à l’échelle planétaire, de la biosphère locale par tout le catalogue d’importation des espèces rentables : bovins, blé, moutons, maïs, sucre, café, eucalyptus, huile de palme, etc. La majeure partie du blé mondial, une culture originaire du Moyen-Orient, provient aujourd’hui d’autres régions —Canada, États-Unis, Argentine, Australie —, tout comme la population de souche européenne domine aujourd’hui une grande partie de la surface du globe. Ce déplacement massif de populations humaines et, avec elles, d’esclaves, d’animaux domestiques et de plantes de culture a largement déterminé la nature du monde moderne, avec ses connections étroites entre monocultures destructrices dans la production alimentaire, systèmes d’exploitation des échanges et du commerce internationaux et institution de l’État moderne. Dans sa version la plus sombre, un panorama écologique de l’état actuel de la planète montre une énorme bulle de population et de consommation d’une seule espèce dont l’intensification et l’expansion exponentielles se fait à un rythme que les ressources de la planète seront bientôt incapables de supporter. C’est l’univers transitoire de ce déséquilibre énergétique à la fois abracadabrant, destructeur et passager que les populations occidentales habitent actuellement et tiennent pour une réalité familière et immuable.
31Une des limites (containment) des lectures de « L’Éléphant » faites à la petite échelle et aveugles à cette réalité plus grande est le « nationalisme méthodologique » des lectures faites à l’échelle intermédiaire. « Nationalisme méthodologique » est une expression de A.D. Smith utilisée par Ulrich Beck : alors que la réalité devient — ou a toujours été ? — profondément cosmopolite, nos habitudes de pensée et nos cadres de représentation, de même que les voies rebattues de l’enseignement et de la recherche universitaire masquent l’irréalité croissante du monde des États-nations » (p. 21). Autrement dit, nous pensons, interprétons et jugeons encore souvent comme si les limites territoriales de l’État-nation agissaient comme un principe évident de cohérence et d’intelligibilité globales à l’intérieur duquel une histoire et une culture peuvent être comprises — en ignorant tout ce qui ne rentre pas dans un tel récit. Après tout, la critique littéraire elle-même s’est développée principalement comme une institution d’auto-définition culturelle opérant à cette échelle. On pourrait citer ici la quasi-totalité des lectures critiques de Carver. Même une formule apparemment innocente comme « le côté obscur de l’Amérique de Reagan » (citée par Nesset, p. 4) relève du « nationalisme méthodologique » au même titre et au même degré que la sphère nationale et son programme culturel ont pour fonction exclusive d’encadrer, de limiter et de façonner à la fois une analyse et des jugements familiers (mais limités) à propos de l’« inclusion » et de l’« exclusion » sociales.
32Passer à l’échelle supérieure donne aux aprioris habituels de la critique sur l’adéquation d’un contexte national un petit air provincial, intéressé et préjudiciable. Que se passe-t-il si l’on agrandit à l’échelle du globe — notre troisième ordre de grandeur — la méthodologie de la critique culturelle dominante, avec son programme progressiste très largement libéral et ses questions de justice sociale, ces vieux clichés de l’« inclusion » et de l’« exclusion » ? La rhétorique de la marginalisation et de la paupérisation, très courante dans les lectures de Carver, est passablement compliquée par le fait qu’à l’échelle mondiale, quand bien même leur détresse serait indéniable, aucun des personnages d’« Éléphant » n’est réellement pauvre au sens matériel du terme. Le narrateur a une maison pour lui tout seul et possède une voiture. Le frère prétendument désargenté était le propriétaire de deux voitures et a été contraint d’en vendre une pour garder sa maison. La fille prétendument pauvre, avec son mari et ses enfants, vit dans une caravane mais possède au moins une voiture. La femme du frère possède des terres et le fils du narrateur réclame de l’argent pour se payer quelque chose que que la majorité de la population mondiale ne fera jamais : prendre un avion pour aller à l’étranger. La mère ne vit avec aucun de ses enfants, mais est maintenue dans son domicile. Le véritable enjeu de « L’Éléphant » n’est pas le nombre de personnes, mais le nombre de ménages indépendants réclamant un soutien financier, chacun exigeant de garder sa propriété individuelle. La culture de l’indépendance promue par l’éthique du travail indignée du narrateur sert aussi avec une grande efficacité un système économique et des infrastructures qui organisent une dépendance sans répit à la surconsommation et produisent en conséquence un sensation d’être pris au piège qui se généralise et va s’intensifiant. « Si rien ne réussit comme la réussite, rien ne réussit à mieux vous piéger » (Jonas, p. 9).
33Derrida a expliqué comment le domaine « intérieur » et supposément clos du « chez soi », de la maison, du ménage subit une effraction constitutive du fait de son ancrage dans l’espace public, mais son cadre de référence perpétuait pourtant les conceptions libérales du politique, quand bien même il les compliquait. À la troisième échelle en revanche, tout et tout le monde est toujours « dehors » : une personne est cataloguée bien moins en termes coutumiers de coordonnées sociales (race, classe, genre, etc.) qu’en tant qu’entité physique, représentant un certain volume de consommation de ressources et de production de déchets (non plus la personnalité, mais l’« empreinte »).
34Comme pour une grande part de la littérature du xxe siècle (y compris, par exemple, un livre commme Sur la route), passer « L’Éléphant » à la troisième échelle a pour effet de le transformer en un récit gothique d’un genre particulier : une histoire de double. Chaque personnage en tant que « personne » et agent responsable se double d’un autre lui-même en tant que simple entité physique. Plus l’échelle est grande, plus tend à se réifier la valeur de la personne qu’on y inscrit (tout comme des effets d’échelle ont donné aux humains le statut de force géologique). Des intrigues, des personnages, des décors et des anecdotes qui semblaient normaux et inoffensifs à l’échelle personnelle ou nationale font retour à la troisième échelle sous l’aspect de doubles destructeurs d’eux-mêmes, éléments d’un univers parallèle inquiétant et envahissant, dont il devient impossible de nier la réalité maligne. Il devient impossible de maintenir la fiction selon laquelle une action historique significative est l’apanage des seuls humains. L’infrastructure matérielle qui entoure et dicte en grande partie la vie des gens — les maisons, les voitures, les routes, etc. — peut se substituer en partie comme point focal du récit aux questions plus familières d’identité et de représentation culturelle. La technologie et les infrastructures se révèlent non seulement intrinsèquement politiques mais doublement politisées, de manière imprévisible, par des effets d’échelle qui rendent tout à fait dérisoires les intentions de leurs usagers ou de leurs constructeurs.
35On pourrait parler de « L’Éléphant » en termes d’» esclavage énergétique », selon l’expression trouvée par William Ophuls 8[5] pour dire les effets d’oppression, omniprésents et destructeurs, qu’induit le fait d’être née dans une infrastructure basée sur les combustibles fossiles, aussi agressive qu’une armée d’occupation. Une lecture futurisante de « L’Éléphant » serait donc plus centrée sur l’objet, consciente de la nature imprévisible de l’agentivité non humaine et méfiante envers la façon dont la critique contemporaine, même l’écocritique, tend à intérioriser toutes les questions environnementales comme s’il ne s’agissait en fin de compte que de questions d’attitudes ou de croyances subjectives, d’actions humaines se retournant contre les humains, voire « de l’humanité se détruisant elle-même ». Une voiture, par exemple, n’a rien de vraiment « personnelle », tout comme, ironiquement, la décision d’une personne lambda de remplir ou non sa bouilloire aura sans aucun doute plus de conséquences réelles, aussi minuscules soient-elles, que n’en auront jamais ses opinions politiques 9. À côté des différents ménages qui demandent à être entretenus, la politique de l’esclavage énergétique réapparaît même dans d’apparentes trivialités de tous les jours, comme la façon dont le compagnon de la fille aurait soi-disant perdu la possiblité de trouver un emploi parce que sa voiture est tombée en panne ou la façon dont le frère de la narratrice déclare : « J’ai un boulot en vue. C’est du tout cuit. Je vais être obligé de me farcir un trajet de quarante bornes matin et soir, mais je m’en fous. Même s’il fallait en faire cent, je le prendrais » (p. 119-120). Les voitures prolifèrent également via le parasitisme des idéologies de la « liberté » individuelle — « L’Éléphant » se termine sur une image du narrateur sur le siège passager d’une voiture lancée à pleine vitesse et exhortant George, cigare à la main, à aller aussi vite qu’il peut.
36Faire ressortir l’agentivité non humaine ajoute une dimension manquante à ces figures obligées de la critique de Carver que sont l’érosion des valeurs communautaires, à la puissance socio-culturelle de son fameux « minimalisme » dans la construction de ses nouvelles et à sa projection d’une société capitaliste tardive composée de plans disjoints et d’isolement individuel dans laquelle l’absence d’un sentiment totalement fiable des relations de cause à effet, de rapport entre les objectifs et les résultats, l’effort et la récompense s’accompagne d’un sentiment d’insécurité omniprésent. La lecture futurisante marginalise encore davantage l’agentivité humaine, soulignant la fragilité et la contingence des frontières réelles entre le public et le privé, les objets et les personnes, les « innocents » et les « coupables », l’histoire humaine et l’histoire naturelle, le traumatique et le banal, et (s’agissant de la technologie) entre confort et perte d’autonomie. En somme, à la troisième échelle, une sorte d’ironie non anthropique donne le vertige aussi bien la nouvelle qu’à n’importe quel objet facilement assimilable de n’importe quel type de lecture politico-morale.
37Comme l’écrit Simon Levin, « le fait qu’il n’y ait pas d’échelle unique ou de niveau correct pour décrire un système ne signifie pas que toutes les échelles se valent ou qu’il n’y ait pas de lois d’échelle » (1953). Cependant, il existe des différences cruciales entre la lecture d’un texte littéraire à différentes échelles et la fonction des échelles dans la modélisation et l’explication scientifique. Dans ce dernier type de modélisation, la suppression des détails est considérée comme un avantage du travail à grande échelle, dans lequel des modèles généraux peuvent émerger au-delà des variations individuelles. Une lecture littéraire fonctionne tout autrement. Des aprioris d’échelle sont à l’œuvre dans toutes les lectures, mais si leur travail peut faire apparaître différents jugements de valeur, il ne permet pas de trancher entre eux. Les trois échelles produisent des lectures conflictuelles de « L’Éléphant », mais la troisième échelle peut-elle agir comme ultime cadre de référence ou comme cour suprême décidant pour nous, en dernier appel, de la bonne façon de lire le texte ? Le surplomb d’un point de vue écologique risque de nourrir cette espèce de moralisme vert réducteur de plus en plus répandu qui, trop soucieux de transformer les faits écologiques en impératifs moraux sur la façon de vivre, reste insensible au sentiment d’impuissance qui prédomine dans la lecture de « L’Éléphant » à la première échelle. Bien qu’elle mette en évidence les coûts impensés d’une réflexion à l’échelle inférieure, la tendance générale de la troisième échelle à ne répertorier les personnes qu’en tant qu’entités physiques est évidemment problématique, sans doute trop brutalement éloignée de l’éthique interpersonnelle quotidienne, des espoirs et des luttes qu’elle ironise. Par exemple, bien que cet essai ait choisi l’exemple moins conflictuel de la voiture, l’aspect le plus significatif de la situation projetée par le texte serait plutôt, sur le plan environnemental, la reproduction des personnes. Le fait que le narrateur ait engendré deux enfants aurait une importance plus cruciale — en termes bruts d’émissions — que son style de vie ou ses possessions. Cela met en lumière le problème de la surpopulation, qui oblige même Donna Haraway à se contredire elle-même — ou, plus exacement, à penser en même temps à des échelles contradictoires —, lorsque, dans une interview, elle déclare « en tant que biologiste » que, « devant une planète qui compte désormais bien plus de 6 milliards d’habitants »,
la planète n’a sans doute pas la capacité de supporter une telle charge. Et je me fiche bien de vous entendre parler ad libitum de la nature régressive des idéologies anti-natalistes et des idéologies de contrôle de la population. Tout cela est vrai, mais sans une réduction drastique de la population mondiale, nous ne nous en sortirons pas en tant qu’espèce, pas plus que des milliers ou des millions d’autres espèces… On peut donc haïr les Chinois pour leur politique de l’enfant unique et penser en même temps qu’ils ont tout à fait raison (rires). (cf., Schneider, p. 153)
38En somme, lire un texte à plusieurs échelles ne doit pas consister à dissoudre une échelle dans la revendication plus globale d’une échelle supérieure, mais plutôt à enrichir, à singulariser et à perturber le texte de manière créative en l’inscrivant simultanément dans plusieurs cadres contradictoires (de sorte que même l’argument social le plus progressiste en apparence puisse emporter notre adhésion à une échelle et nous faire tendre la main pour attraper une brique conceptuelle à une autre échelle). L’interprétation globale de « L’Éléphant » proposée ici ne peut être que multiple et en conflit avec elle-même. Le narrateur continue d’agir avec une grande générosité individuelle, même si les effets d’échelle révèlent simultanément l’implication de ses actes dans un mal incalculable. Le texte apparaît tout à la fois, selon l’échelle choisie, comme (1) un anecdote ironique d’héroïsme personnel, (2) une protestation contre l’exclusion sociale et (3) un tableau sans pitié des actes et des décisions humaines prises au piège d’une dynamique impersonnelle désastreuse qui dépasse leur compréhension, ainsi que des limitations diverses des modes de pensée dont nous héritons.
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39Une dernière conclusion s’impose. Penser le changement climatique en relation avec la critique littéraire ou culturelle ne consistera pas à inventer une nouvelle méthode de lecture, puisque le principal effet de cette rencontre est un vertige d’échelle accompagnée d’une implosion des compétences intellectuelles. Il est beaucoup plus facile pour les critiques de rester dans l’enceinte des représentations culturelles, idées, idéaux et préjugés familiers à leur profession que de s’aventurer sur le terrain de causalités physiques à long terme ou sur le terrain des coûts d’une infrastructure en matière d’environnement, c’est-à-dire de questions enveloppant des agentivités non humaines et exigeant des compétences qui pourraient outrepasser le domaine des sciences humaines dans leur configuration actuelle. Cela suggère également que, dans leur configuration actuelle, les sciences humaines constituent des formes de limitation idéologique (ideological containment) qui doivent maintenant évoluer.