Faire voir le monde différemment : sur l’engagement environnemental de la littérature de langue française
1Avec Littérature et écologie. Le mur des abeilles, qui fait suite à Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique (Wildproject, 2015), Pierre Schoentjes s’affirme comme l’un des critiques littéraires francophones les plus en vue dans le domaine de l’écopoétique appliquée à la littérature contemporaine française. Son ouvrage de 2020 place la focale sur l’écologie quand celui de 2015 essayait de cerner les contours de l’écopoétique en France. Mais c’est un assez semblable « travail de défrichage » (l’expression est employée à la fin de Ce qui a lieu) que poursuit l’auteur, travail d’autant plus nécessaire que la friche est conséquente, peut-être de moins en moins friche et de plus en plus forêt, une forêt d’ouvrages prenant racine dans une terre ravagée.
2En 2015, P. Schoentjes oscillait entre « la littérature de nature et la littérature environnementale », tout en notant pour finir que « c’est la littérature s’efforçant de rendre la nature perceptible aux sens qui domine, même à notre époque qui a tourné le dos à la célébration lyrique ». Mais « les œuvres qui évoquent la nature en faisant voir les menaces qui pèsent sur elle » sont depuis devenues beaucoup moins rares. C’est même « un véritable mouvement de fond » (p. 421) que l’auteur observe en 2020. Il ne s’agit plus seulement d’étudier les mille et unes manières d’observer et de rendre présente la nature : « avec la fin de la première décennie du 21e siècle, la littérature française s’est mise à faire une place importante aux atteintes à l’environnement » (p. 13). P. Schoentjes concluait son « essai d’écopoétique » en proposant déjà un nouveau rendez-vous, exigé par le constat d’un « moment charnière ». Il écrivait que « seule une enquête approfondie menée dans les années à venir pourra nous révéler si l’intérêt [de la littérature française pour l’environnement naturel] est durable et l’attention pour ce champ en réelle augmentation ». Il semblerait que Littérature et écologie soit cette enquête approfondie, « un travail de découverte et d’analyse » de textes dont la richesse est la première condition de fertilité de cette « écopoétique, dont les contours prennent actuellement forme à travers les études de chercheurs aux préoccupations très diverses » (p. 417).
3La focale s’est donc centrée sur « les rapports entre la littérature, l’environnement et l’écologie, dans une perspective écopoétique », sur ce que P. Schoentjes nomme « un ensemble d’écritures environnementales » (p. 17). Mais le champ reste large, d’autant qu’avant de se consacrer aux œuvres « d’après 1980 », l’ouvrage « s’autorise […] un retour arrière ». Après s’être efforcé de remettre en lumière un auteur injustement oublié comme Pierre Gascar, P. Schoentjes nous invite à découvrir ou redécouvrir Maria Borrély, Charles Exbrayat et Maurice Genevoix, tout en citant régulièrement Jean Giono parce que « c’est en effet régulièrement avec mais aussi contre lui que le rapport à la nature a pris forme » (p. 15, les italiques sont de P. Schoentjes). C’est en historien de la littérature soucieux de reconsidérer au prisme de l’écopoétique des œuvres aujourd’hui négligées, qu’il étudie donc avec précision ces trois auteurs. Il révèle notamment l’imbroglio éditorial dont est responsable Albin Michel dont le « copyright indique 1975 pour Jules Matrat et 1977 pour Ceux de la forêt », de Charles Exbrayat, alors qu’il s’agit de rééditions de 1941 pour Ceux de la forêt et 1942 pour Jules Matrat. P. Schoentjes démontre alors les effets de lecture induits par ce dispositif éditorial, auxquels s’ajoute une véritable réécriture des récits permettant un nouvel agencement entre elles. Sa démonstration est d’autant plus percutante qu’il se plaît à la narrativiser : il commence par noter un « décalage entre des valeurs » – à savoir, précise-t-il, l’authenticité, l’entraide amicale, la justice sociale et le respect de l’environnement – « et des comportements difficilement conciliables », c'est-à-dire « la violence envers les femmes » (p. 48) ; puis il livre la clé de ce décalage, le contexte des années quarante.
4On se demande pourquoi, cependant, ce contexte est qualifié de « patriarcat primitif » permettant de « retrouver l’univers de Giono ». Que ce dernier auteur ait dominé les années trente et influencé Exbrayat est une chose, que l’on puisse parler à son propos de « patriarcat primitif » est tout à fait autre chose, au mieux un raccourci partial à l’encontre d’un romancier ayant inventé des personnages féminins particulièrement peu soumis, y compris dans « sa première manière ». De même, la charge de Bernard Charbonneau, que P. Schoentjes présente parmi « les esprits les plus lucides, qui s’efforcent de penser un nouveau rapport à la nature dans le contexte de l’écologie naissante », est pour le moins réductrice à l’égard de l’œuvre de Giono. Si l’on peut partager la méfiance de l’auteur du Jardin de Babylone à l’égard de la « mythologie héritée du gionisme » — Giono n’a pas été le moins féroce à l’égard de ce gionisme-là —, on peut aussi regretter que l’approche historique et sociopolitique fasse fi des complexités d’une œuvre que l’on ne peut réduire à « l’emphase lyrique d[’un] prophète panthéiste » (p. 60).
5Mais l’analyse des changements de perspectives opérées par la réédition/réécriture des deux romans d’Exbrayat, n’en est pas moins remarquable, montrant notamment combien le rapport au monde rural a changé des années quarante aux années soixante-dix : « C’est dans le second Jules Matrat que la description des coutumes paysannes tient la plus grande place, que l’idéalisation de la nature campagnarde est la plus marquée, que le sentimentalisme – notamment envers les animaux – transparaît le plus, que la nostalgie pour un monde perdu s’assume de la manière la plus franche. » (p. 51)
6Cette approche historique à l’aune de l’écopoétique a néanmoins ses excès, dans la mesure où ses valeurs, si elles permettent de revenir vers des œuvres oubliées, tendent aussi à distribuer les bons points : ainsi P. Schoentjes semble s’offusquer que Maurice Genevoix puisse « s’estime[r] toujours autorisé à parler pour la nature malgré sa fascination pour la chasse, à laquelle il prête toute sa vie une dimension épique » (p. 79). Maria Borrély a quant à elle le bon goût d’être végétarienne, mais alors « on est surpris de constater que l’engagement à l’extrême gauche a pu s’accompagner de prises de position ouvertement racistes » p. 27). P. Schoentjes fait alors part de son « amusement » mais aussi de son « indignation » (p. 28), mais relativise en historien ce racisme courant en 1928 et porté « par certains des plus grands savants de l’époque » (ibid.). On le voit, le critique ne cherche pas à se dissimuler derrière une éventuelle « objectivité ». Ses préférences et réticences affleurent en maints endroits, comme son agacement devant les attaques faciles contre les écologistes dans un contexte français d’abord hostile (Luc Ferry, Pascal Bruckner, Iegor Gran), puis encore assez souvent frileux ou méfiant. P. Schoentjes trouve à ce propos une formule méritant d’être citée, à propos d’écrivains et de lecteurs dont le modèle est « le citadin revenu de tout même s’il n’a jamais été nulle part. » (p. 415).
7Or, il s’agit d’aller quelque part pour P. Schoentjes, vers « ce qui a lieu », pour reprendre son beau titre de 2015, c'est-à-dire les atteintes à l’environnement dont la littérature française s’émeut enfin. La majeure partie de l’ouvrage (8 parties sur 9) s’attache donc à la littérature contemporaine, en commençant par rendre compte de « l’éventail des écritures environnementales », de la littérature de l’écologie militante — Le Règne du vivant, d’Alice Ferney, présenté comme un « livre pivot » puisque s’y fait « entendre pour la première fois dans la littérature française contemporaine une voix ouvertement favorable au combat écologique » (p. 88) — à la « littérature marron » c'est-à-dire préoccupée par l’état affligeant de l’environnement, en passant par la « littérature verte » qui se limite à faire « une place importante à la nature « sauvage » ou simplement campagnarde » (p. 235). P. Schoentjes aborde ensuite « les écritures post-apocalyptiques », avant d’analyser une tension structurante des littératures environnementales entre le « penser global » (Naissance d’un pont, de Maylis de Kerangal ; Autour du monde, de Laurent Mauvignier) et « l’agir local », lui-même représenté par des solitaires dans la nature, des nomades ou par le seul Jean Rolin, en tant qu’explorateur d’« un environnement sans racine ». Ainsi P. Schoentjes fait montre dans Littérature et écologie du même souci taxinomique que dans Ce qui a lieu, à juste titre étant donné la masse considérable d’œuvres brassées, des plus reconnues au plus ignorées ou oubliées. On ne peut que lui être reconnaissant d’un tel effort et de son goût pour les auteurs ou autrices négligé.e.s dont il sait défendre la valeur, de Maria Borrély à Jean-Marc Lovay, non seulement en les contextualisant historiquement mais aussi par son attention au texte, partout manifeste.
8Se dégage ainsi une certaine esthétique fondée sur une éthique qui n’est pas développée explicitement mais qui oriente inlassablement les analyses, dont celle de La Malchimie, de Gisèle Bienne, sonnant un peu comme un idéal poétique dans sa conclusion : « Rythmer la phrase, insister ad nauseam sur les nuisances, créer des personnages qui ne sont pas des abstractions, construire un récit sensible mais qui n’oublie pas sa portée argumentative, mettre en place un imaginaire original » (p. 278). Il faudrait ajouter : éviter la gratuité formelle, la préciosité, « privilégie[r] l’épure » (p. 67), ce que P. Schoentjes loue dans l’évolution de Genevoix (comme, en d’autres textes, dans celle de Pierre Gascar) et au détour de nombreuses remarques de style. À l’inverse, on regrettera que dans Naissance d’un pont, l’écriture puisse se monter « plus préoccupée d’enjeux esthétiques » que « soucieuse de dénoncer les atteintes à l’environnement » (p. 324), que la « part de dénonciation qui entre dans le propos de Poix » soit « quelque peu brouillée par le fait que Les Fils conducteurs prolonge aussi une tradition ludique et esthétisante qui conduit à détourner l’attention de la réalité des faits pour la focaliser sur l’écriture » (p. 265). Et au nom de cette réalité des faits, Maylis de Kerangal se voit reprocher d’insister sur l’acheminement de matériaux et d’engin vers le chantier tandis qu’elle néglige « ce qui doit être évacué du chantier », faisant ainsi « l’économie d’une réflexion sur les conséquences que la réalisation d’un projet entraînera pour l’environnement » (p. 323). Il en va de même pour Céline Minard qui dans Le Grand Jeu « excuse peut-être un peu trop vite les ballets d’hélicoptères qui sont nécessaires à l’installation [de son refuge], pour ne rien dire de l’empreinte carbone laissée par les produits de haute technologie qui entrent dans la construction du refuge » (p. 369).
9Dans la conclusion de son ouvrage, P. Schoentjes s’efforce de cerner la fonction des « littératures environnementales ». Il écrivait dans Ce qui a lieu que l’écopoétique tente de « ramener une part de réel dans la littérature » (p. 41), rejoignant un siècle plus tard « le goût pour le concret » manifesté par le réalisme et le naturalisme français. Dans Littérature et écologie, il développe : « Dans le domaine de l’écologie, où les connaissances scientifiques entrent nécessairement en dialogue avec un savoir culturel plus vaste, le roman pourrait reprendre une des fonctions qu’il avait au 19e siècle, au temps où Balzac instruisait ses lecteurs sur la physiognomonie » (p. 421). En d’autres termes, il ne s’agit pas seulement de montrer la réalité de l’environnement naturel et des nuisances qui l’affectent, il faut la mettre en perspective en usant des connaissances concrètes de notre époque :
[…] une des forces principales des ouvrages d’imagination découle de leur capacité narrative : l’intrigue s’émancipe des strictes conditions de vérité, elle privilégie certains rapprochements au détriment d’autres, elle s’ouvre sur le monde des possibles. Avec le recul des sciences humaines, la littérature environnementale est en train de retrouver une fonction que le roman avait abandonné : relayer des données factuelles, mais en suggérant des pistes afin de mettre ces connaissances en rapport avec un ensemble d’autres savoirs… et de sensibilités. La fiction organise et donne aux différents éléments rassemblés leur valeur respective : elle en vient ainsi à argumenter en faveur d’un monde où la conscience écologique serait plus partagée. (p. 421-422)
10C’est dire que la posture de P. Schoentjes, si elle se veut écopoétique par son attention constante à la poétique des textes, se montre tout de même, si l’on accepte cette opposition discutable (voir l’introduction du dossier « Vers une écologie littéraire »), très écocritique au sens où elle est constamment orientée par l’éthique écologiste. À le lire, la critique doit montrer dans quelle mesure un texte parvient à « attirer l’attention » sur « des enjeux de fond » plutôt que « sur le brio de l’écriture » (p. 342), comme le fait par moments Laurent Mauvignier dans Autour du monde. Le risque est alors de négliger la logique propre aux œuvres pour ne les évaluer qu’à l’aune de leur valeur environnementale. C’est se couper un peu vite de leur richesse, de leur complexité, lesquelles seules, pourtant, peuvent éventuellement « faire levier sur un imaginaire qui se développe sur le temps long » (p. 421). « Faire voir le monde différemment, voilà ce que peut la littérature » (p. 423), conclut P. Schoentjes. Mais le peut-elle en s’astreignant simplement à un cahier des charges écologiste ? Ce serait croire qu’il importe seulement d’habiller un discours juste des formes adéquates, aptes à agir sur les lecteurs.
11Il nous semble pour notre part qu’un travail d’écriture, quand il parvient à une écriture en travail, échappe en partie à la volonté, serait-ce la meilleure du monde — pour le monde — et fait alors advenir des formes agissantes. On peut se demander comment fonctionnent ces formes, d’où elles viennent, et même regretter qu’elles négligent des impératifs environnementaux. Mais partir de ces impératifs environnementaux nous paraitrait contreproductif pour étudier le travail des profondeurs mobilisé par la littérature. Il n’empêche qu’avec Littérature et écologie. Le mur des abeilles, Pierre Schoentjes montre à merveille à quel point la littérature de langue française participe désormais à la réaction de notre époque face à l’urgence climatique. Et qu’elle s’est mise ainsi à contribuer à la catharsis des émotions soulevées par les temps extrêmes qui sont les nôtres.