L’écocritique dans un âge de terreur
Traduction par Nathalie Gélard, Thibaud Guichard, Julia Pêcheur et Naïma Radoni.
Nous remercions vivement l’auteur de nous avoir autorisés à publier une
version française de ce texte.
1Du bug de l’an 2000 à Katrina, en passant par le 11 septembre, on pourrait dire à juste titre que nous sommes entrés dans un Âge de Terreur. L’imprévisible est devenu la norme régissant la manière dont la communauté internationale, de plus en plus inquiète, perçoit les luttes sociales et les catastrophes environnementales. Le sentiment croissant que la terreur est caractéristique de notre époque s’accompagne d’un glissement et d’une transformation de notre conception de la tragédie. La terreur et la tragédie ont assurément beaucoup de choses en commun : elles attirent et repoussent, nous obligent « à éprouver de l’empathie et à reculer d’effroi » (Douglas-Fairhurst, p. 62), elles exploitent cette haine de l’imprévisible constitutive de l’écophobie, elles attisent l’aversion que nous avons pour toute violence exercée à notre encontre et présentent toutes les deux une conception univoque du bien et du mal. Toutes deux ont aussi des certitudes très claires quant à notre position dans le monde, quant à ce que nous sommes et où nous nous situons par rapport aux autres choses et concepts.
2Dans cet article, je définis la notion d’écophobie et j’explique en quoi elle est nécessaire pour comprendre tant nos relations historiquement pauvres avec le monde naturel que nos perspectives actuelles sur la nature et pourquoi et en quelle mesure ces perspectives ne sont pas viables. Je montre d’abord comment le passage d’une imagination des individualités tragiques à une représentation de tragédies collectives est propre à notre éthique environnementale et à notre entrée dans un Âge de Terreur, pour montrer ensuite que l’écocritique doit affronter le paradigme de l’écophobie si elle veut avoir un sens. L’écocritique soulève invariablement la question de son impact concret sur les problèmes environnementaux dont nous sommes responsables. Cet article défend l’idée que l’écocritique ne parviendra à inspirer les interventions activistes auxquelles elle a toujours aspiré qu’à condition de comprendre le fonctionnement de l’écophobie et la manière dont celle-ci est complice de l’écriture de la terreur.
3Au printemps 2009, la revue phare de l’Association pour l’Étude de la Littérature et de l’Environnement [Association for the Study of Literature and Environment (ASLE)] publia un de mes articles et cette publication changea le cours de l’écocritique de manière tout à fait inattendue. Mon article inspira une réponse enflammée à un type du nom de Sean Robisch et c’est en fait cette réponse qui fit pivoter sur leur axe les fondements de l’écocritique. Hérissé d’intimidations violentes et accompagné d’une adresse e-mail valide, l’article de Robisch était une inquiétante illustration d’une haine de la théorie qui eut l’effet inverse de celui recherché par l’auteur. La décision prise par le journal ISLE: Interdisciplinary Studies in Literature and Environment de publier cette vocifération incendiaire et clivante contre mon texte « Theorizing in a Space of Ambivalent Openness » [« Théoriser dans un espace d’ouverture ambivalente »] installa mon appel à la théorisation au centre du débat sur la position de la théorie au sein de l’écocritique. L’éditeur de ISLE défendit sa décision de publier l’article de Robisch mais dut faire face à de telles réactions qu’il fut contraint de faire paraître un « appel à contributions pour un dossier spécial sur la thématique plus large « Écocritique et Théorie », qui paraîtrait dans l’un des numéros de ISLE de l’année 2010 » (Slovic, correspondance électronique du 6 décembre 2009). Il tint parole, le numéro « Théorie » parut et la théorie frappa enfin à la porte de l’écocritique.
4Le terme d’» écophobie » a survécu au feu et au soufre de Robisch (qui n’est plus professeur d’université, mais enseigne l’anglais dans un lycée de l’Indiana). La réflexion sur l’écophobie fleurit désormais sur les sols fertiles de l’écocritique — si nous prenons pour preuve l’apparition du terme dans quatre tables rondes du programme de conférences de l’ASLE en 2013. L’écophobie fait partie d’un large spectre. Comme je le soutiens dans The Ecophobia Hypothesis [L’Hypothèse Écophobie], « au coeur du problème de l’écophobie, de la misogynie, de l’homophobie, du spécisme, du classisme, de l’âgisme etc. se trouve la question de l’agentivité. Elle relève en grande partie d’une peur irrationnelle (pouvant évidemment conduire à une forme de mépris ou de haine) de l’agentivité (réelle ou fantasmée) de la nature » (74). Le problème est alors de comprendre comment l’hostilité supposée de l’environnement et le concept de terreur sont aujourd’hui si intimement liés.
5La différence fondamentale entre ce siècle et le siècle précédent réside dans l’imminence d’un danger concret imprévisible. À la veille de l’an 2000, ces secondes étranges et terrifiantes pendant lesquelles le monde a retenu son souffle alors que l’horloge sonnait les douze coups de minuit a fini en pétard mouillé. Le silence des feux d’artifice n’aura pas duré : à Séoul, le soir du 11 septembre 2001, alors que je finissais de répondre à mes e-mails avec un mini écran télé incrusté en haut à gauche de mon écran, ces images qui semblaient provenir d’un film captivant me glacèrent d’effroi quand je me suis souvenu que j’étais sur CNN. J’ai zappé sur toutes les chaînes. Même les chaînes locales diffusaient les mêmes images. Et puis le second avion a frappé. J’ai réalisé que je « regardais la catastrophe se dérouler sous mes yeux » (pour reprendre l’expression tant utilisée depuis). On dit que les chances d’être victime d’un acte terroriste sont moindres que les chances d’être touché par la foudre. C’est une bien maigre consolation pour qui est assis au sommet d’un paratonnerre. Ou pour qui vit dans un âge où le climat est de plus en plus violent et imprévisible. La manière dont nous représentons tout cela est importante.
6À propos du 11 septembre, Bill Nichols remarque que « nous répondons à cette perturbation initiale avec une nouvel assaut d’énergie narrative, mais de quels héros et quels méchants, de quel sens de l’agentivité et de la responsabilité, du suspense et du dénouement doit on peupler nos récits ? » (p. 131) Une bonne part de cet article traite de la manière dont nous peuplons nos récits de méchants et de héros, et avec quel sentiment d’agentivité (et d’urgence) nous le faisons. Un des problèmes est que les tragédies que nous voulons écrire à partir des contextes actuels ne sont pas en accord avec la représentation traditionnelle de la tragédie. Quand Wai Chee Dimock questionne la capacité de la tragédie à représenter les grandes réalités matérielles – certaines soudaines et d’autres lentes – qui caractérisent le désastre et l’adversité, le même questionnement vaut pour la représentation du 11 septembre ou de Katrina. Dimock demande : « Quel langage analytique pourrait bien exprimer ce type d’intrigue qui met en scène un acteur non-humain de grande ampleur d’une part et des pertes humaines considérables d’autre part ? Dans le langage courant, nous utilisons systématiquement et sans aucune hésitation le terme de “tragédie” » (p. 68). La façon dont Dimock élimine l’humain comme agent causal est importante dans la mesure où elle nous permet de qualifier des événements qui ne résultent, selon ses propres termes, « d’aucune malveillance ni d’aucune intentionnalité » (p. 67) comme terrorisants et tragiques. Le désastre écologique et le cadre de terreur à l’intérieur duquel il est conceptualisé exigent un effort urgent de théorisation. De même que les conceptions humanistes du droit évoluent pour s’étendre désormais au-delà de l’humain, de même la théorie de la tragédie doit évoluer pour comprendre ce qui fait que nous configurons la perception et la représentation des désastres écologiques sur le modèle du terrorisme et sur le modèle de la tragédie – et comment la peur et le mépris configurent de multiples formes d’exceptionnalisme. De notre façon de configurer l’environnement naturel (sur le modèle de la tragédie et sur celui du terrorisme) se déduisent dans l’ensemble comme dans le détail les divers régimes de violence que nous jugeons nécessaires ou acceptables de mettre en place contre lui.
7Bien que la tragédie ait toujours traité de la chute d’un personnage, sa portée a toujours largement dépassé le registre individuel. La mort est un de ces accidents qui finit un jour ou l’autre par toucher tout individu, mais la vie continue et dépasse le registre individuel ; et, comme Raymond Williams l’explique dans ses recherches sur la théorie du tragique : « la vie qui continue est configurée par la mort ; en un certain sens, elle en est la création » (p. 56). Se défaire de la focalisation sur le seul protagoniste tragique a été un long processus ; mais ce déplacement s’est fait au profit d’une individualité trouble tout autant affectée d’hubris — autrement dit : le groupe tragique. S’agissant du 11 septembre, ce groupe était les « Américains ». En effet, comme le suggère Judith Butler, une des choses que le 11 septembre fit ou menaça et menace encore de faire est d’entraîner, pour les États-Unis, une « perturbation des privilèges de l’Occident » (p. xii). Mais il y a une perturbation bien plus large et bien plus menaçante, une perturbation qu’on trouve aussi dans les turbulences de la tragédie, une perturbation toujours plus flagrante depuis le 11 septembre et bien plus vaste que celle de l’exceptionnalisme états-unien ; et celle-là touche la place relative de l’humanité face à ces acteurs dûment baptisés (je reparlerai de cela) et imprévisibles que sont Katrina, Sandy ou Sendai. Ce qu’il y a non seulement d’inquiétant mais de proprement traumatisant dans le Jihad (à New-York, à Boston ou n’importe où ailleurs) tient à sa férocité et à son caractère imprévisible. Les jihadistes n’ont cure de l’exceptionnalisme états-unien. La nature n’a cure des privilèges que les humains considèrent comme leur droit — que ces gens soient plutôt des Américains du Nord, des Japonais ou des extrêmistes religieux. La grande question de l’exceptionnalisme humain qui ressort d’événements comme Sandy, Sendai ou n’importe quelle autre catastrophe naturelle déclare au monde entier que nous autres humains — tous autant que nous sommes — ne sommes rien. La peur insidieuse qui rôde au fond de toute tragédie est que le Roi Lear ait raison et que « la vie d’un homme vaille aussi peu que celle d’une bête » (King Lear, II, 4, v. 267). La théorie du tragique a une longue histoire, qui décourage toute nouvelle tentative de théorisation. Dans Rethinking Tragedy [Repenser la tragédie], Rita Felski observe que « parler d’une "nouvelle" théorie du tragique dans le contexte d’une réflexion critique de si longue durée c’est courir le risque d’être accusé d’hubris » (p. 1). Un tel scrupule ne fait pas assez attention au fait que la tragédie est chose fluctuante et changeante. Après tout, Williams nous rappelle que la tragédie n’est pas « un fait unique et constant, mais une série d’expériences, de conventions et d’institutions. Il ne s’agit pas d’interpréter cette série en invoquant une nature humaine permanente et immuable. Au contraire, la variété d’expériences tragiques est à interpréter dans le cadre de conventions et d’institutions changeantes » (p. 45-46). La tragédie ne saurait rester immobile dans le flux de la culture.
8L’un des traits caractéristiques de la tragédie a à faire avec l’agentivité. Les best-sellers du genre offrent toute la panoplie des personnages écophobes. Dans les termes de Dan Brayton, l’écophobie est une « tendance culturelle à l’antagonisme dans les rapports avec la nature » (p. 226). On peut soutenir sans créer de controverse que l’écophobie relève aussi intimement de la catégorie plus large de l’anthropocentrisme que la misogynie relève de catégorie plus large du sexisme et l’homophobie de la catégorie plus large de l’hétérosexisme. Si l’on comprend l’écophobie comme l’imagination et l’accentuation ce qu’il y a de méchant dans la nature, on remarque alors que c’est aussi un élément central de l’anthropocentrisme, sans doute pas l’élément clef des relations des humains avec le monde naturel, mais tout de même un élément très important. L’écophobie fournit la trame du rapport de l’humanité avec le monde naturel. Il n’est pas question de dire qu’elle le fait de manière exclusive ni que la notion de biophilie d’Edward O. Wilson n’ait aucune valeur, mais que l’écophobie fournit un marqueur très significatif à l’éthique environnementale.
9L’écophobie n’est ni plus ni moins que la conséquence d’une frustration dans le domaine de l’agentivité. Il n’est pas surprenant qu’elle soit si présente dans les récits tragiques. La tragédie met traditionnellement en scène l’impuissance des humains face à ce que Terry Eagleton appelle « les agentivités insondables de la Nature » (p. 33). La tragédie dramatise la destitution du personnage principal, déposé du trône sur lequel il rêvait incarner en solitaire toute l’agentivité, toute la subjectivité et toute personnalité morale. Elle souligne autant l’impuissance de l’humain face à la nature que sa constante incapacité à la conquérir, la soumettre et la contrôler. Il semble dès lors incongru qu’Eagleton, par moquerie, se demande « en quoi la tragédie différe d’un congrès sur le réchauffement climatique ». Un tel congrès – en tant qu’il raconte la perte de l’agentivité humaine au profit de la nature – fait effectivement partie intégrante de l’écriture de la tragédie, en même temps que celle-ci proclame la supériorité éthique de l’humain sur le non-humain. L’idée n’est pas si nouvelle. Joseph Meeker faisait le même raisonnement il y a quarante ans, quand il soutenait que, « la tragédie littéraire et l’exploitation des ressources naturelles, deux éléments de la culture occidentale partagent de nombreux présupposés philosophiques » (p. 24). C’est précisément cette perte d’agentivité – souvent en faveur de de la nature – qui définit la tragédie.
10La peur de perdre son agentivité a d’étranges effets sur les gens. La peur de perdre son agentivité et de perdre sa capacité d’anticiper les événements constitue le coeur de l’écophobie et c’est la peur de cette perte (ou la proximité d’éléments susceptibles de la causer) qui motive nos réactions instinctives devant la douleur, la mort, voire le sommeil. Quand Dimock soutient qu’il est possible de définir la tragédie comme « un type particulier d’ironie – une ironie d’échelle – qui se manifeste quand les conséquences les plus graves adviennent au moment où nos capacités cognitives sont les moins adéquates » (69), un soudain renversement qu’Aristote nomme peripeteia, on peut se demander si ce n’est pas plutôt un cas d’ironie de proximité (des choses qui nous obsèdent, mais peuvent nous priver d’agentivité) qu’un cas d’ironie d’échelle. Aussi obnubilé que l’on soit par la douleur (qui joue indéniablement un rôle central dans l’ontologie humaine), c’est la proximité qui est la clef ici : pourvu que contrôlée et tenue à bonne distance — affectivement et spatialement —, la douleur est acceptable. Les définitions de la tragédie (et il est convient de se rappeler que les tragédies se jouent dans les corps) mettent systématiquement à distance, en les élevant et en les sublimant, les notions de danger, de douleur et de souffrance. Gilbert Murray soutient que la tragédie « témoigne du triomphe de l’âme humaine sur la souffrance et sur le désastre » ; Georges Steiner que la souffrance « sanctifie » la victime comme si elle « était passée à travers le feu » ; et enfin, Eagleton (résumant Schiller) que « le protagoniste s’affranchit des forces pulsionnelles de la Nature et affirme son libre-arbitre absolu en face d’une nécessité tristement prosaïque ». La douleur nous porte aux limites de qui nous sommes et menace de nous entraîner au-delà : comme Elaine Scarry l’a montré il y a longtemps déjà, la douleur désintègre le Soi (p. 35). C’est une bonne raison de la garder à distance. La scène de la tragédie, comme les récits de désastres (réels et fictionnels) qui ont récemment inondé le marché, nous distancient des réalités matérielles qui nous entourent. Peut-être le monde entier est-il une scène, mais toutes les scènes ne sont pas le monde.
11L’arrogance de l’humanisme est précisément de croire que toutes les scènes sont le monde. En faisant passer la notion d’agentivité du côté de la matière, les écocritiques matérialistes défient l’exception humaine et chassent l’humanité du trône onto-épistémologique qu’elle s’était adjugé — la certitude que l’homme est l’unique incarnation de l’agentivité, de la subjectivité et de la personnalité morale. Stacy Alaimo ne dit pas autre chose quand elle parle de « transcorporéalité ». Citant Andrew Light et Holmes Rolston III, elle avance que « si la conception prédominante de l’éthique de l’environnement est celle d’un cercle toujours plus large de manière à accorder “une considération morale aux animaux, aux plantes, aux espèces [non humaines], et même aux écosystèmes et à la Terre” [Light and Rolston, p. 7], alors la transcorporéalité prive les sujets humains de leur position centrale et souveraine » (p. 16). Les représentations littéraires de tels renversements ont été plutôt de nature dysphorique : la tragédie ne célèbre pas tant l’essor et la prévalence du Soi qu’elle ne gémit et se lamente sur son impossibilité — impossibilité due à son isolement. Les dimensions spatiales et environnementales de la tragédie cartographient tout un ensemble de connections qui entravent la prévalence du Soi. C’est parce que Lear est incapable de se dissocier de son environnement naturel qu’il vit une tragédie. Que deviendrait la pièce s’il ne se retrouvait pas enfermé dehors par la tempête ? Il vit une tragédie, parce qu’il échoue à se percevoir comme inséré dans un entrelacs d’éléments matériels aux « agentivités interactives » (Iovino, p. 138). Une des méthodes employées pour éviter de reconnaître et d’accepter ces agentivités, dans l’espoir de s’arroger et de garder le contrôle de la nature, passe par le discours et revient à donner des noms aux choses. Baptiser nos épisodes climatiques extrêmes — Sandy, Katrina, Ivan, etc. — leur donne le statut de sujet. La férocité écophobique des discours qui accompagnent la production de ces sujets réclame toute notre attention. Et ce pour plusieurs raisons. Les récits hostiles de ces événements climatiques sont en effet intimement liés — au xxie siècle, en tout cas — à d’autres formes d’oppression. J’ai notamment défendu la nécessité de découvrir les rapports qui existent entre écophobie et homophobie (voir « The Ecophobia Hypothesis »), guidé par le principe que, « dès lors que les mouvements politiques progressistes ne parviennent pas à repérer la convergence des oppressions, nous perdons tout pouvoir politique » (Gaard, p. 116). Le but est clairement ici l’activisme politique.
12À l’instar d’Amber Dean dans l’article Teaching Feminist Activism (« Enseigner l’activisme féministe »), il est désormais légitime de se demander « en quoi consiste le vrai activisme ? » (p. 354). L’une des réponses est que, comme dans la théorie du ruissellement, une graine plantée aujourd’hui sera arrosée et finira par porter ses fruits quelque part dans la brume de pollution qui nous attend, mais à mon avis l’activisme se joue plutôt ailleurs. La thèse ou l’idée du ruissellement, aussi réconfortante soit-elle, me paraît rien moins que satisfaisante. Et pourtant, dans notre travail pédagogique, il ne saurait être question de contraindre nos étudiants à l’activisme. Glen Love soutient que les « travaux en écocritique ont l’opportunité de revitaliser l’enseignement et l’étude de la littérature et de redonner ainsi à la critique littéraire un rôle social et public fondamental ». Sans doute, mais les conférences et les publications — deux pratiques que les chercheurs cautionnent sans réserve — ne sont pas de bons exemples de pédagogie durable. Comme le fait observer Aimee Carrillo Rowe, l’activisme « n’est sans doute pas une identité dont on peut se réclamer » (p. 801). À la conférence de l’ASLE 2013, la présence de théoriciens abordant à la fois la question de l’activisme au sein de l’écocritique et la question de l’écophobie suggère entre autres choses que le temps n’est plus où ceux qui tenaient à ce que soient reconnues les racines activistes de l’écocritique couraient le risque d’être accusés de tentatives « d’intimidation » — un terme employé par Greg Garrard il y a quelques années à peine. Garrard s’oppose non seulement à l’idée que l’activisme est et a été au cœur de l’écocritique, mais aussi à la notion même d’écophobie comme la plus propre à décrire certaines relations de l’humanité avec le non-humain. Mais si le terme d’écophobie est nouveau et (pour certains) controversé, la notion d’activisme dans l’écocritique ne l’est certainement pas. En effet, l’appel à communication pour l’un des panels de la conférence ASLE 2013 pose la question suivante : « Qu’en est-il des sensibilités militantes fondamentales qui ont servi d’impulsion à une communauté de chercheurs intéressés par la philosophie à chercher comment produire dans leurs salles de cours des savoirs intéressés par leur point d’impact à l’extérieur ? » (Lawrence <http://interversity.org/lists/asle/archives/Sep2012/msg00087.html>). Si, quelques biennales de l’ASLE plus tôt, il était (ou semblait) encore utile de défendre contre maintes réticences la nécessité de reconnaître ces ambitions (et de les développer), il apparaît de plus en plus évident que notre lourde tâche en tant qu’écocritiques est une forme d’engagement politique. Il n’en demeure pas moins vrai que « l’engagement » est une notion vague qui ne mérite pas automatiquement d’être promue au rang d’activisme (Dittmar and Entin, p. 6). Linda Dittmar et Joseph Entin dénoncent à juste titre le caractère « vague » de la notion et notre travail académique consiste à la clarifier. Le propre de la théorie est de définir, et j’estime que la fameuse résistance à la théorie qui fut constitutive des débuts de l’écocritique relevait moins d’une résistance à la théorie que d’une résistance à l’abstraction. L’abstraction paraît incompatible avec les formes concrètes d’engagement perçues comme inhérentes à l’activisme (à quoi l’écocritique a toujours tendu). Dans Skeptical Feminism : Activist Theory, Activist Practice [Le féminisme sceptique : théorie et pratique de l’activisme], Carolyn Dever soutient précisément que « l’abstraction correspond à un détachement de la sphère matérielle » (p. 6) — son argument plus général étant que la théorie féministe a majoritairement été sceptique à l’endroit de l’abstraction. L’écocritique partage un tel scepticisme.
13Je pars ici du principe que relève de l’écocritique toute théorie qui s’engage à produire du changement en analysant la fonction — thématique, artistique, sociale, historique, idéologique, théorique et autres — de l’environnement naturel ou d’aspects de celui-ci représentés dans des documents (littéraires ou autres) participant de pratiques que nous conservons encore aujourd’hui (cf. Estok, Ecocriticism, p. 124). Eagleton a dit un jour en forme de boutade que « de même que toute vie sociale est théorique, toute théorie est une pratique sociale à part entière ». Très profond, mais j’aimerais autant savoir comment exactement. Ce à quoi aspirent les éco-critiques est une sorte de théorie appliquée, car seule ce type de théorie permet de passer de l’interprétation à l’intervention. Il va de soi que « si nous n’apprenons pas aux étudiants à passer de l’interprétation à la transformation du monde, notre manière de pratiquer la politique n’a pas grand-chose de politique » (Fox, p. 22). Après tout, « à quoi bon interpréter le monde si ce n’est pour le changer de façon concrète ? » (ibid., p. 15). Le moment de le faire est certainement venu : en ce début de xxie siècle, une partie du monde académique occidental semble avoir évolué en faveur de l’activisme. C’est sans doute dû en partie à la réalité toujours plus irréfutable du changement climatique, aux aspects concrets d’un danger palpable et toujours plus proche, aux revers tangibles qui frappent toujours plus notre quotidien et au « nouveau normal » de nos vies tristes et diminuées. Mais c’est dû aussi très largement à l’irruption soudaine de la terreur dans la vie des habitants des pays pleinement industrialisés. Nous sommes entrés dans un Âge de Terreur. Tandis que le terme de « terrorisme » a une définition politique précise — que je n’ai aucune intention de déranger —, une notion plus large de la terreur conçue comme quelque chose d’imprévisible et de très dangereux (mots-clés : imprévisible, dangereux) nous accompagne depuis le 11 septembre 2001 : « Depuis le 11 septembre, il paraît irresponsable de la part des théoriciens de se consacrer à des analyses apolitiques ». Jeffrey R. Di Leo et Uppinder Mehan soutiennent qu’» il devient obligatoire de faire sortir la théorie des salles de classe et des bibliothèques et de l’installer dans l’espace public ».
14Un récent et remarquable effort pour situer la théorie dans un cadre doté à la fois d’une portée politique et d’une visée explicitement activiste vient du livre de Jasbr Puar intitulé Terrorist Assemblage [L’Agencement terroriste] : « le 11 septembre [est] un moment charnière, un générateur de désirs d’efficacité, de rapidité et d’inventitivté politiques » (xviii). Il s’agit pourtant de bien plus que de cela. Ce sont les sujets de terreur eux-mêmes — peut-être devrais-je dire les sujets terroristes — qui me préoccupent : comment et pourquoi ces sujets sont abordés avec une détresse si vociférante. Puar est probablement la première à théoriser la possibilité de donner une place à de tels sujets dans l’agencement terroriste. Elle s’intéresse ainsi à la représentation de plus en plus fréquente des personnes « queer » comme traîtres à la nation, figures d’espionnage et de terreur, à la présentation du mariage gay comme « la pire forme de terrorisme », des couples gays comme des « terroristes de l’intérieur » et enfin, à l’» inconfort démonstratif causé par le caractère irreprésentable de ces corps » : « Le terroriste [...] est une monstruosité insondable, inconcevable et hystérique » (p. xxiii).
15Comprendre les « constructions de la terreur et des corps terroristes » (Puar, p. xxiv) est capital si l’on veut éviter d’en être les complices ; il n’y a pas moins de vingt-cinq ans, apprendre à connaître le sexisme, cela passait pour moi par le fait de me corriger chaque fois que j’en faisais preuve (cela arrive encore lorsque, par exemple, j’emploie le mot de « fille » pour parler d’une femme). Ce désapprentissage est un activisme. Aspirés dans un tourbillon patriotique d’hétérosexisme nationaliste, d’exceptionalisme états-unien blanc, riche, âgé, classiste et écophobe (même sans être des Américains des États-Unis), nous sommes complices de la fabrique de l’agencement terroriste — et c’est un vaste agencement qui ne se limite pas du tout à des histoires de gens qui font s’écraser des avions contre des tours. L’humanité se fantasme toujours plus comme assiégée et vulnérable. Peut-être est-ce un signe de notre maturité en tant qu’espèce que d’envisager et d’essayer de comprendre tout ce qui menace notre survie : syndrome d’effondrement des colonies, nouvelles maladies dévastatrices, réchauffement climatique, 11 septembre et terrorisme, aggravation des pénuries de nourriture, d’eau et de ressources, etc. Peut-être est-ce un signe de notre intelligence et de notre sagesse que de mettre en récits nos visions d’apocalypse et de nous divertir avec des histoires qui mettent en scène notre vulnérabilité face à des forces perçues comme profondément — voire mortellement — hostiles à notre existence. Peut-être ces perceptions et représentations quasi fétichistes de nous-mêmes en état de siège signalent-elles un changement éthique dans notre rapport aux autres et à l’environnement naturel. Pourtant, dans les termes de la théoricienne politique Jane Bennett, « nous continuons toujours de produire et de consommer de la même manière violemment irresponsable », comme si nous n’arrivions pas à prendre au sérieux notre propre violence (ou ses violentes répercussions) – du moins pas suffisamment pour changer nos comportements. Une partie de cette violence est lié au problème de notre façon de voir le monde.
16Depuis quelques temps déjà, nous avons pris l’habitude de voir le monde en haute résolution au moyen d’images qui voyagent à une rapidité inimaginable et sont incroyablement accessibles dans de nombreuses régions du monde. La surenchère d’informations n’est pas sans conséquences. Désormais, « kicks just keep getting harder to find 1 » (pour citer Paul Revere and the Raiders). Nous en voulons toujours davantage, mais il y a un effet anesthésiant de tous ces récits apocalyptiques – dans les journaux, les films, la musique, les livres, et d’autres médias – qui nous servent de plus en plus de divertissement. Les désastres et les attentats « nous prennent aux tripes, attirent nos regards et nous tiennent en haleine », ils ont le pouvoir de matérialiser le présent et de rendre immatérielles les catastrophes de longue durée (Nixon, p. 3). Rob Nixon se demande « comment traduire en images et en récits les désastres qui oeuvrent lentement et sur la longueur, les désastres anonymes et sans tête d’affiche, les désastres qui relèvent d’une lente érosion et n’ont aucun intérêt pour les technologies sensationnalistes de nos sociétés de l’image » (ibid., p. 3). Il tente d’attirer l’attention sur ces phénomènes qui, à la différence de Katrina et du 11 septembre, sont graduels et plus prévisibles. C’est en raison de leur prévisibilité qu’ils marquent difficilement les esprits, contrairement aux catastrophes soudaines dont les victimes se comptent par milliers. Si la terreur est si populaire au xxie siècle, c’est qu’elle reste une des rares choses qui flatte encore notre sens de la tragédie et puisse encore nous pousser à l’action. Dans le même temps, les désastres environnementaux sont souvent représentés de la même manière que la terreur et engendrent les mêmes effets. La description que fait Nichols du terrorisme s’applique à un événement météorologique tel que Katrina : « un mal (evil) qui rôde inaccessible à la diplomatie, aux relations internationales et à l’état de droit ». Le fait que les actualités à sensation nous poussent à agir, que la terreur et l’environnement soient associés dans nos esprits et que les récits tragiques ne racontent plus la ruine de l’individu mais celle de l’espèce entière, tout cela démontre la nécessité de l’écocritique. L’écocritique dans un Âge de Terreur est bien placée pour lancer un défi à nos perceptions et à nos représentations du monde, et ce en pointant la malhonnêteté et la violence qui prospèrent dans la façon dont nous racontons et imaginons le monde naturel.
17La Tragédie n’est plus la chasse gardée de l’humanité : « plutôt que de limiter la tragédie à un genre artistique — écrit par un dramaturge et joué sur une scène —, il serait utile d’élargir sa définition car elle ne concerne plus seulement des auteurs et des victimes humaines » (Dimock, p. 68). L’effondrement et la détérioration de l’environnement naturel sont une tragédie en soi : notre destitution et les troubles subies par nos individualités sont assurément tragiques, mais la ruine de ce corps plus grand dont nous faisons partie — la nature — est une ruine tragique elle aussi. La question n’est pas de savoir si la nature survivra : elle survivra, mais rapetissée. La question est — s’il nous est permis de paraphraser un vers de Robert Frost — « de savoir quoi faire d’une chose rapetissée (what to make of a diminished thing) » (p. 118). Faire une théorie de la tragédie pour le monde moderne est une nécessité. Faire une théorie de la tragédie afin d’affronter le problème du rapetissement de la nature (rapetissement qui est une conséquence directe de l’écophobie), plus qu’un geste d’engagement politique, est un geste proprement activiste dans le sens où il transforme notre façon de voir et de nous comporter. Parallèlement à l’extension des conceptions humanistes du droit au-delà de l’humain, la théorie de la tragédie doit à son tour évoluer afin d’affronter la question de ce qui configure notre perception et notre représentation des désastres écologiques sur le double modèle du terrorisme et de la tragédie : représentés sous forme de tragédies, « les épisodes de crise dans la compréhension qu’une communauté a d’elle même » (Poole, 36) sont des épisodes du grand récit de l’écophobie.
18En dépit des réactions parfois hostiles que suscite la théorisation de l’écophobie (sans doute de la part de personnes qui pensent que les seuls sentiments qui motivent l’humanité sont l’altruisme et la bienveillance), il faut à tout prix s’obstiner à théoriser un sujet si controversé. Inutile de prêcher les convertis. Marc Bekoff, un des intervenants de l’ASLE 2011, soutient lui aussi qu’il est important « de s’adresser à ceux qui ne sont pas d’accord avec [soi] plutôt que de prêcher les convertis, car c’est ainsi qu’un changement peut s’opérer » (p. 11). Voilà au moins un endroit où on peut trouver de l’activisme. En des temps comme les nôtres, déplacer les frontières entre activisme et savoir universitaire signifie avoir à cœur l’importance de notre travail, oser se défaire d’un cadre de pensée non durable, mitrailler constamment le même problème — non pas en tirant à l’aveugle (« je pourrais bien abattre quelque chose ») ou en agissant au compte-gouttes (« cela pourrait porter ses fruits »), mais avec une confiance inébranlable dans le bien-fondé de nos raisonnements, de nos arguments et dans le fait que chaque personne que nous approcherons et persuaderons deviendra un allié. En des temps comme les nôtres, quand l’environnement naturel perturbe toujours plus les activités humaines d’une manière pensée toujours plus en termes de terreur, il est nécessaire d’élargir la définition de la tragédie en y incluant l’agentivité non-humaine afin d’avoir du monde une vision plus juste. En des temps comme les nôtres, même si nous nous insurgeons contre l’élitisme, la hiérarchisation et les inégalités de classe, force est de constater que nous tous professeurs et étudiants qui lisons cet article, travaillons dans un lieu fréquenté par une élite et non dans un parc accessible à tous et gratuit ou sur une place publique où l’on risquerait de mécontenter les masses révolutionnaires, mais bien dans une université ou une grande école, milieux que la plupart de nos voisins ne fréquentent pas. En des temps comme les nôtres, quelle que soit notre volonté d’action, nos pratiques ne sont pas viables sur le long terme. En des temps comme les nôtres, quand des bombes explosent à Boston et que des hommes détournent des avions pour les écraser contre des gratte-ciel, quand des ouragans balayent des villes entières et que d’autres catastrophes météorologiques anéantissent de manière imprévisible ce que l’humanité s’est efforcée de construire ; dans des temps comme ceux-ci, alors qu’il est difficile de ne pas entendre les éco-critiques s’acharner et s’échiner, déterminés à avoir un impact mais douloureusement conscients du risque que la théorie ne les éloigne de la possibilité d’intervenir dans les problèmes du monde réel, il est nécessaire de produire une théorie de l’écophobie, de la terreur et de la tragédie.