Du vernaculaire dans un monde postmoderne
[L]ire sociologiquement la littérature comme un « discours » en interaction permanente avec la rumeur du monde1.
1Jérôme Meizoz, Professeur à l’Université de Lausanne, publie un nouvel ouvrage intitulé Écrire les mondes vernaculaires. Littérature, ethnologie et création sociale dans la collection « Confluences » qui, au sein des éditions Tangence, se présente ainsi :
La collection confluences publie des chercheurs et des chercheuses de premier plan accueillis au Québec par la revue Tangence et ses partenaires pour une série de grandes conférences. Elle a pour ambition de réfléchir à la littérature comme lieu de convergence des savoirs et de renouer avec sa vocation encyclopédique, la ronde des muses, ou muséion, chère à Guillaume Budé. Chaque grande conférence est précédée d’une présentation et suivie d’une bibliographie des travaux du conférencier. (Deuxième de couverture)
2C’est donc à l’initiative de la revue Tangence que J. Meizoz a été invité au Canada pour une série de conférences qui sont à l’origine du présent essai qui articule sciences sociales et littérature autour du concept de vernaculaire. L’un des premiers enjeux est de définir ce concept, tâche difficile à entreprendre tant sont d’abord variés les mondes vernaculaires. En outre, et c’est l’objet central du présent essai, le vernaculaire a été l’objet d’une disqualification dont l’auteur déconstruit les mécanismes. Ainsi le point de vue est-il celui de la sociologie de la littérature, ce qui explique, en particulier, l’expression finale du titre, « création sociale », qui surprend dans la perspective de la création littéraire souvent perçue comme un acte individuel et non collectif, notamment depuis le romantisme. Nous ajouterons que J. Meizoz n’oppose pas, de façon linguistique, le vernaculaire au véhiculaire, mais l’associe notamment au local, et sans opposition au global. Pour rendre compte du présent ouvrage, nous proposons de problématiser les mondes vernaculaires en suivant trois pistes. La première est celle de l’opposition classique — à déconstruire — entre vernaculaire et modernité ; la deuxième consiste à repenser le vernaculaire avec Ivan Illich et James C. Scott, et enfin la dernière à indiquer le vernaculaire comme une voie alternative et une manière de repenser la chose littéraire.
Vernaculaire et modernité : pierre angulaire ou pierre d’achoppement ?
Le vernaculaire comme pierre d’achoppement
3J. Meizoz part du constat selon lequel le vernaculaire a mauvaise réputation. Pour le démontrer, il en cherche les antonymes et essaie de comprendre les connotations positives et négatives associées à chacun d’entre eux en fonction des idéologies dominantes et dominées. Voici les premiers linéaments de réponses qu’il indique sur les stratégies de disqualification du vernaculaire :
Le vernaculum latin désignait tout ce qui venait de la maison, y était préparé ou élevé, par opposition à ce que l’on se procurait à l’extérieur, par l’échange, ou produit selon d’autres modalités. Aujourd’hui ‘vernaculaire’ est le plus souvent employé au sens d’‘indigène’ ou ‘local’. Le terme n’a guère bonne presse, car on l’assimile à l’esprit de clocher, l’enfermement sur soi, la limitation régionaliste. (p. 27‑28)
4Au sens premier, vernaculaire signifie donc domestique et renvoie à l’intérieur par opposition à l’extérieur. Mais il s’agit de la maison au sens large, avec le jardin et ce qu’il produit. Dans cette perspective, le vernaculaire a à voir avec l’autonomie, l’autosuffisance, voire l’autarcie. On commence à comprendre comment une telle attitude peut être sujette à valorisation ou dévalorisation. J. Meizoz indique ensuite que vernaculaire devient synonyme d’indigène. Par conséquent, le contexte du monde romain est délaissé au profit du contexte colonial du xixe siècle dans lequel celui qui est de sa terre ou de son lieu est réduit au statut de colonisé dépossédé. De même, local apparaît positif en contexte régionaliste, mais moins dans celui de la France jacobine centralisatrice. Et c’est là qu’on peut retrouver une transposition linguistique et littéraire, à savoir celle qui consiste à rejeter le patois dont Charles Ferdinand Ramuz, « passager clandestin des lettres françaises » selon un autre titre de l’auteur, fait l’éloge par opposition au français véhiculaire :
Toutes les fois qu’on a parlé notre langue chez nous dans les livres, ç’a été pour s’en moquer. […] Notre patois qui a tant de saveur, outre de la rapidité, de la netteté, de la décision, de la carrure (les qualités qui nous manquent le plus quand nous écrivons en « français »). Ce patois‑là, nous ne nous en sommes jamais ressouvenus que dans la grosse comédie ou dans la farce, comme si nous avions honte de nous-mêmes. (p. 94)
5Charles Ferdinand Ramuz plaide ici en faveur du patois qui a tout ce qui manque au français et qu’il exprime de la façon suivante : saveur, rapidité, netteté, décision et carrure. Ces qualités concrètes font pièce au français auquel l’auteur ôte même l’un des attributs de la langue classique, la netteté, lui laissant néanmoins les deux autres : la clarté et la pureté. Charles Ferdinand Ramuz dénonce les railleries dont le patois fait l’objet, notamment les formes dans lesquelles il intervient, à savoir le théâtre bas : farce et grosse comédie. Enfin, le vernaculaire est lié au régionalisme de telle sorte qu’on peut le discréditer en l’associant à un esprit de repli.
Le vernaculaire comme pierre angulaire
6Dans cette perspective, l’idéologie dominante implicite qui préside à cette axiologie est le modernisme, soit l’exigence de la modernité valorisée à tout prix :
Sans pouvoir assigner une origine précise à ce jugement, la plupart des pratiques vernaculaires ont été présentées comme ennemies de la modernité ou simplement comme des lieux d’inertie, défavorables aux changements souhaités. (p. 34)
7Ainsi le vernaculaire ne s’oppose-t-il plus au véhiculaire, mais au moderne, ce qui en fait le synonyme d’ancien si l’on se souvient d’une certaine querelle littéraire. Mais l’ancien peut être valorisé comme antique, comme bon usage de la tradition et juste rapport au passé. Ce sont donc d’autres contre-valeurs qui sont choisies par ses ennemis. Est vernaculaire dès lors, ce qui est inerte, d’une immobilité négative qui n’est pas stabilité et s’oppose au mouvement appréhendé comme progrès. Il refuse enfin le changement : il est réactionnaire.
8J. Meizoz analyse les processus de disqualification du vernaculaire à l’œuvre, rejetant notamment le paralogisme qu’il appelle « illusion vernaculaire » consistant à le réduire au local en l’opposant à un standard global. Tout le propos de l’essai consiste à transformer l’axiologie du concept de vernaculaire, considéré comme une pierre d’achoppement, en une pierre angulaire sur laquelle on peut fonder et construire.
(Re)penser le vernaculaire avec Ivan Illich & James C. Scott
(Re)penser le vernaculaire avec Ivan Illich
9Le premier auteur sur lequel J. Meizoz s’appuie pour repenser la catégorie de vernaculaire est Ivan Illich, prêtre devenu philosophe, penseur de l’écologie et critique de la société industrielle. L’auteur propose de relire et d’analyser Le Travail fantôme (1981), soit le shadow work ou travail de l’ombre non rémunéré mais exigé par la société industrielle. Le concept de vernaculaire est convoqué dans un chapitre éponyme intitulé : « La répression du domaine vernaculaire » :
L’enfant de son esclave et celui de sa femme, l’âne de sa propre bête, étaient des êtres vernaculaires, comme l’était l’aliment venu du jardin ou des terres communes. Si Karl Polanyi avait fait référence à ce fait, il aurait pu utiliser le terme dans le sens accepté par les Romains de l’Antiquité : la nourriture tirée de modèles de réciprocité noyés dans chaque aspect de la vie, par opposition à la nourriture qui vient de l’échange ou de la distribution verticale. […] Nous avons besoin d’un mot simple, direct pour désigner les activités des gens quand elles ne sont pas motivées par des pensées d’échange, un mot qui dénote des actions autonomes, non liées au marché par lesquelles les gens satisfont des besoins quotidiens — les actions qui par leur nature même échappent au contrôle bureaucratique, satisfaisant des besoins auxquels, par le processus même, ils donnent une forme spécifique. (p. 38‑39)
10On retrouve le sens romain du vernaculaire comme ce qui relève du domaine de la maison et de l’informel par opposition au formel. Le mot dont se servira Ivan Illich, c’est vernaculaire. À partir de ce dernier, J. Meizoz suggère à son tour une remise en question de la société capitaliste, non plus industrielle, mais libérale, comme dans son précédent essai intitulé Faire l’auteur en régime néo‑libéral. Rudiments de marketing littéraire (2020). Il cherche alors à définir une alternative en retrouvant des concepts et des pratiques que le capitalisme a effacés, par exemple la valeur d’usage par opposition à la valeur d’échange. L’attitude vernaculaire consiste à ne pas chercher de plus-value, mais à faire, de façon simple, modeste et familière, avec les moyens du bord. Et l’auteur de citer l’expression vernaculaire patoisante « faire même » qui signifie « faire par soi‑même ». C’est dans cette perspective qu’il oppose, de façon symbolique, la sage-femme au médecin, emblèmes respectifs de l’expérience pratique d’une part et du diplôme légitime de l’autre. J. Meizoz y voit un écho dans le roman Le Feu (1916) de Henri Barbusse, dans la séparation entre les poilus qui servent de chair à canon et les généraux stratèges qui restent à distance de la guerre qu’ils planifient.
(Re)penser le vernaculaire avec James C. Scott
11L’autre référence sur laquelle J. Meizoz s’appuie pour repenser la catégorie de vernaculaire est James C. Scott, professeur de sciences politiques à Yale. L’essayiste s’appuie sur deux ouvrages différents, mais complémentaires. En effet, James C. Scott est, d’une part, spécialiste des sociétés rurales et subalternes d’Asie du Sud‑Est, raison de l’écriture de La Domination et les arts de la résistance. Fragments d’un discours subalterne (2009). Son premier terrain de recherche coïncide en effet avec les paysans de Malaisie qui, en réaction à leur situation de subalternes, développent une stratégie conceptualisée sous le nom de résistance infrapolitique.
12Politiste anarchiste américain, James C. Scott est aussi, d’autre part, l’auteur d’un essai intitulé Petit éloge de l’anarchisme (2013). Le dénominateur commun aux deux ouvrages et à l’auteur est la conception du vernaculaire comme l’ensemble des « pratiques spontanées et locales d’individus ou de groupes (voisins, etc.) qui agissent hors des cadres fixés par le pouvoir d’État. » (p. 59). Il s’agit donc d’une relecture dialectique du concept d’hégémonie, entre discours officiel et discours caché, recouvrant aussi le concept d’illégalisme chez Michel Foucault dans Surveiller et punir (1975). En d’autres termes, vernaculaire s’oppose à officiel, et Jérôme Meizoz aurait alors pu faire un détour du côté de la culture populaire et du carnavalesque, concepts travaillés notamment par Mikhaïl Bakhtine. De son côté, l’essayiste fait allusion à ce que Maurice Chappaz appelle « ce cul caché dans l’alphabet », renvoyant au moralisme bourgeois et à ses répercussions sur — et dans — la langue. Il voit aussi une reconfiguration de cette opposition dans la façon dont Louis-Ferdinand Céline traite le bourgeois :
La vie est un immense bazar où les bourgeois pénètrent, circulent, se servent… et sortent sans payer… les pauvres seuls payent… la petite sonnette du tiroir-caisse… Ils n’ont jamais eu d’émotions… D’émotion directe, d’angoisse directe, de poésie directe, infligée dès les premières années par la condition de pauvre sur la terre. (p. 91)
13Le vernaculaire est ici du côté des pauvres par opposition aux bourgeois. Céline développe ici une vision du monde binaire qui oppose un rapport concret à la vie — celui des pauvres fait d’« émotion directe » — à un rapport plus abstrait — celui des fils de bourgeois qui vont à l’école et excellent en une théorie qui les détache du monde.
Le vernaculaire comme alternative
Parier sur le vernaculaire
14Ainsi le véhiculaire et l’officiel apparaissent-ils comme certains traits de l’idéologie dominante qui a relégué le vernaculaire. L’essai de J. Meizoz permet de retrouver le sens et la pertinence d’un tel concept :
Si l’on compare les usages du terme dans tous ces domaines, le vernaculaire serait ce qui échappe à la régulation par le haut, le lointain ou le général. Ce qui résiste à des modèles voulus universels. Ce qui ne s’élabore pas en termes généraux, à répliquer par tous et partout, mais dans des usages localisés qui ne se soucient pas de l’universalité ni de la reproductibilité. (p. 29)
15Le vernaculaire s’oppose bien à certaines caractéristiques de l’État moderne centralisateur. Mais, pour différer de l’universel, il n’en est pas l’opposé mais la déclinaison. En dépit de l’idéal des langues véhiculaires, des tentatives de l’espéranto comme lingua franca, les patois et langues régionales ont encore de beaux jours devant eux, tant qu’ils sont portés par des hommes, liés à une culture et à un terroir. Le local n’a pas vocation à être transformé en global ni l’inverse. L’impossibilité de reproduire le vernaculaire n’est pas un défaut, mais une chance. Contre l’assimilation, la déclinaison et la variation sont les paradigmes proposés par un vernaculaire protéiforme. J. Meizoz propose donc de parier sur le vernaculaire qui dépasse le moderne et retrouve droit de cité dans le monde postmoderne :
Prendre le pari que, dans pas mal de situations, ce type de ressources est plus accessible à tous, socialement et écologiquement moins coûteux et révélateur de capacités communes ; qu’il donne prise aux acteurs sur les situations vécues (comme par exemple l’agriculture de subsistance), plutôt que de s’en remettre à des processus d’interdépendances hiérarchisés, des solutions stockées à distance par des organisations aux savoirs très spécialisés qui laissent les individus dans une situation d’impuissance, de moins en moins capables de prendre en charge par eux-mêmes les aspects essentiels de leur quotidien (nourriture, santé, logement, déplacements, etc.). (p. 36)
16J. Meizoz convoque un certain nombre de situations concrètes où il voit le vernaculaire l’emporter. La première d’entre elles a lieu sur le campus universitaire où l’auteur exerce son métier : le parcours officiel proposé par les architectes est délaissé par les étudiants — et peut-être par certains de leurs professeurs — au profit d’une sente qui devient d’ailleurs l’itinéraire bis en cas de travaux sur le tracé officiel. Le militantisme du vernaculaire dont J. Meizoz fait preuve entre en écho avec plusieurs préoccupations postmodernes, au premier rang desquelles l’écologie. Mais c’est également une histoire de nom :
Le frère aîné du narrateur, étudiant en médecine, raille quant à lui les soignants vernaculaires et leurs moyens (compresses de chou, ventouses, etc.). Ironie du sort, le patronyme « Meizoz » désigne en franco-provençal, le guérisseur traditionnel, meige ou mèdze. (p. 26)
17Comme le préfacier Hervé Guay le rappelle, J. Meizoz ne vient pas de la culture légitime à laquelle il se sent parfois étranger, ce qui le rend plus apte à en analyser les mécanismes de légitimation. Dans cette perspective, il s’intéresse à des écrivains dont la trajectoire présente des affinités avec la sienne tels que Jules Vallès, notamment la façon dont il oppose le collège au cabaret.
Du vernaculaire en littérature
18J. Meizoz relit l’ensemble de son travail de recherche à l’aune du concept de vernaculaire. Ce faisant, il se souvient de son intuition originelle qui donna lieu à L’Âge du roman parlant 1919-1939. Écrivains, critiques et pédagogues en débat (2015). Ce travail d’analyse de la part de l’oralité dans l’écriture romanesque prend ensuite une forme plus large et coïncide avec un intérêt pour la dialectique littéraire entre oralité et écriture. En effet, J. Meizoz voit, dans la littérature, l’oralité comme un concurrent dangereux que l’écriture tente de disqualifier. Dès lors, la première est du côté du vernaculaire et la seconde du véhiculaire. Dans ce débat, Rousseau, le « gueux-philosophe » dans son Essai sur l’origine des langues (1781), est du côté de la parole :
L’écriture, qui semble devoir fixer la langue, est précisément ce qui l’altère ; elle n’en change pas les mots, mais le génie ; elle substitue l’exactitude à l’expression. L’on rend ses sentiments quand on parle, et ses idées quand on écrit. En écrivant, on est forcé de prendre tous les mots dans l’acception commune ; mais celui qui parle varie les acceptions et les tons, il les détermine comme il lui plaît ; moins gêné pour être clair, il donne plus de force ; et il n’est pas possible qu’une langue qu’on écrit garde longtemps la vivacité de celle qui n’est que parlée. (p. 80)
19Rousseau oppose diamétralement oralité et écriture. La première est du côté du mouvement, de l’expression, des sentiments, de la force, de l’originalité et de la vivacité tandis que la seconde est du côté de la fixation — qui est altération —, de l’exactitude, des idées, du commun — voire du banal —, du faible et de l’inanimé. L’écriture a un goût de mort par rapport à l’oralité. Le paradigme de l’articulation logique doit le céder à celui de l’accentuation vivante.Dans cette perspective, l’autre grand jalon de la pensée de J. Meizoz est Le Droit de mal écrire. Quand les écrivains romands déjouent le « français de Paris » (1998). En effet, de même que le véhiculaire tente de disqualifier le vernaculaire, l’écriture tente de disqualifier l’écriture au nom d’une norme appelé beau style — ou bien écrire — dont l’envers est alors corrélativement le « mal écrire ». C’est à nouveau Jean-Jacques Rousseau qui, dans son Premier discours (1750), est partisan de cette position qui sera ensuite mise en application par les écrivains chers à J. Meizoz — Jules Vallès, Louis-Ferdinand Céline ou encore, entre autres, Charles Ferdinand Ramuz — :
Il est singulier qu’à mesure que les lettres se cultivent, que les arts se multiplient, que les liens de la société générale se resserrent, la langue se perfectionne tant par l’écriture et si peu par la parole. Pourquoi les hommes en se rapprochant sont-ils si soigneux de bien dire, de l’art de parler à distance, et si peu de l’art de parler de vive voix ? C’est que le discours prononcé se noie au milieu de tant de parleurs et que la célébrité ne s’acquiert que par les livres. (p. 82‑83)
20En ce sens, l’ensemble du geste intellectuel de J. Meizoz, depuis les origines, peut se comprendre comme l’explication et le déploiement d’une formule complexe de Charles Ferdinand Ramuz : « J’ai écrit un français parlé ».
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21Le vernaculaire apparaît d’abord comme la pierre d’achoppement du modernisme, mais peut-être, in fine, comme une pierre angulaire pour la postmodernité. Pour rendre au vernaculaire ses attributs positifs, Jérôme Meizoz convoque deux penseurs originaux, Ivan Illich et James Scott, qui portent un regard critique sur certains traits des sociétés modernes. Cet essai se comprend d’abord comme une contribution aux sciences sociales qui ne propose pas un changement de paradigme en faveur du vernaculaire, mais une réévaluation des ressources qu’il propose et qui sont tombées dans un oubli à cause de l’idéologie dominante. Dans cette perspective, la transposition littéraire de cette enquête consiste à placer l’oralité du côté du vernaculaire et l’écriture du côté du véhiculaire. En ce sens, l’apport de J. Meizoz à la sociologie de la littérature n’est pas seulement celui indiqué par le préfacier Hervé Guay : « le chercheur suisse d’en ajouter d’autres [des façons d’articuler texte et contexte], dont ceux, décisifs, du marché, du support, de la performance et des consommateurs. » (p. 16) ; le contexte véhiculaire masque peut-être un contexte vernaculaire plus pertinent. Nous ouvrirons le propos en citant, de seconde main à la suite de J. Meizoz, un texte de Fabrizio Puccinelli, intitulé Le Suppléant (1972), dans lequel l’auteur montre la coexistence du vernaculaire et l’officiel et prend, une fois n’est pas coutume, le point de vue du vernaculaire pour décrire un homme politique, le préfet qui est un enfant du pays :
Les petites vieilles parlent de lui comme d’un bon fiston malheureux parce qu’il s’est séparé de sa femme, les prêtres comme d’un brave garçon qui a essuyé quelques difficultés dans la vie. Lui, il met les paysans et les bergers en contact avec une réalité qui est étrangère et ennemie, une projection de leurs fantaisies et de leurs cauchemars hivernaux, mais en même temps il les en sépare, il les garde dans un nid de sauvagerie et les y maintient à l’abri. Comme un sorcier, il exorcise les forces malignes. (p. 108)