La langue de Rabelais : perspectives critiques
1La langue et les langages dans l’œuvre de François Rabelais regroupe la plupart des actes d’un colloque international qui s’est tenu à Turin et à Torre Pellice, du 11 au 14 septembre 2015. Organisé par Franco Giacone, Paola Cifarelli et Alessandro Vitale-Bravarone et présidé par Mireille Huchon, le colloque avait pour ambition de déployer une réflexion variée et approfondie sur les usages du langage dans les cinq grands Livres de Rabelais, sans toutefois s’interdire de jeter, aux marges de l’œuvre « littéraire », un œil sur ses publications savantes. En choisissant d’aborder l’œuvre du Chinonais par le biais explicite de la langue, ce colloque délaisse l’approche roman par roman privilégiée dans les précédents colloques italiens consacrés à Rabelais et renoue avec le thème des rencontres qui s’étaient tenues à Rome en 2003 autour de La Langue de Rabelais – La Langue de Montaigne. L’œuvre foisonnante et déroutante de Rabelais méritait effectivement de faire à elle seule l’objet d’un colloque de cet acabit. La grande diversité des textes rassemblés dans ce tome LIX des Études Rabelaisiennes laisse deviner la richesse des échanges qui ont eu lieu autour des communications elles-mêmes – échanges auxquels la « Conclusion » générale de l’ouvrage que signe R. Cooper fait plaisamment allusion.
Sources linguistiques de la langue de Rabelais
2Les premiers travaux dont il sera ici question sont ceux qui entreprennent de repérer les sources linguistiques auxquelles Rabelais a puisé pour composer son œuvre. Il y est question de déceler, en amont de l’écriture, la large gamme des langages constitués, formalisés ou non, qui pouvaient avoir cours au xvie siècle dans la société des vivants et dans celle des livres, et dont les traces se laissent saisir, réfractées par la fiction, dans le texte des romans : travaux d’archéologie discursive donc, qui visent à repérer l’origine extratextuelle des couches lexicales qui composent le texte des cinq Livres, à en circonscrire les domaines d’usage et à en évaluer le cours sémantique, afin de dépoussiérer l’interprétation que l’on peut faire de tel ou tel passage et, idéalement, rendre au texte le grain particulier qu’il pouvait avoir pour un contemporain de Rabelais, auquel le bruissement multiple de ces langages aurait été plus familier qu’il ne l’est aujourd’hui. L’intérêt de ces travaux est de faire resurgir des effets de sens impliqués par l’usage de tel ou tel lexique, et par les rencontres entre des univers discursifs étrangers les uns aux autres : autant de signaux discrets, encodés dans le texte, gommés par le passage du temps ou par une démarche initiale de camouflage, que le langage critique tente de refaire parler à travers sa propre voix ancillaire.
3On trouvera d’une part des études portant sur les langues érudites de la Bible et des bibliothèques, langues qui regorgent de savoirs secrets, refusés aux non‑initiés, voire d’une sagesse qui ne peut se dire qu’avec les mots de la Sibylle. Langage spécialisé de la théologie tout d’abord, dont il faut convoquer l’autorité pour élucider le sens précis des « dons », « grâces », « prérogatives », comme du « plasmateur » que Rabelais met en évidence en tête de la fameuse lettre de Gargantua à son fils dans le Chapitre VIII de Pantagruel (F. Roudaut, p. 31). À côté du latin scolastique et du néolatin des humanistes, on trouve le grec des traités d’Hippocrate et de Galien, dont Rabelais édite et réédite à plusieurs années d’intervalle la traduction latine, remaniant au fil des rééditions l’appareil critique de son ouvrage pour y inscrire les interprétations du célèbre médecin Brasavola, avec un soin et un à‑propos qui signalent un intérêt durable porté aux questions de philologie médicale – ce qui doit nous inciter à en rechercher les échos dans l’œuvre romanesque (C. La Charité, p. 61). Dans ce grand mouvement de traduction d’une langue à l’autre, l’hébreu n’est pas en reste, puisque pour interpréter le toponyme de l’île de « Cheli » et en faire jaillir une abondante et troublante polysémie, il n’est pas infructueux d’en sonder les virtualités étymologiques, entre racines grecques et hébraïques (R. Cappellen, p. 123). Plus exotique encore sont ces « symboles pythagoricques », dont l’évocation mystérieuse dans le Prologue de Gargantua réactualise des traditions exégétiques récurrentes et concurrentes dans l’histoire de l’allégorèse, offrant à l’esprit l’opportunité risquée de lectures non‑dogmatiques (H. Marek, p. 99).
4Au côté des langues de l’érudition, celles de tout le monde et de tous les jours. L’emploi de langues vernaculaires autres que le français fait bien sûr l’objet d’analyses précises : l’italien est abordé comme un modèle possible des systématisations grammaticales qui ont lieu au cours du xvie siècle et qui nourrissent la réflexion rabelaisienne (G. Macciocca, p. 183) ; il l’est aussi comme source vive de nouveaux mots, qui deviennent disponibles pour désigner des réalités nouvelles ou pour orner le français de ses fleurs étrangères : on trouvera à la fin de l’ouvrage un article consacré aux emprunts italiens de Rabelais dans le Quart Livre, qui liste fort utilement tous les italianismes du roman dans leur ordre d’apparition (F. Giacone, p. 283). Les dialectes du français (tourangeau, gascon, picard, limousin, lorrain) et l’effet particularisant qu’ils permettent font eux aussi l’objet d’une étude (M. Proshina, p. 155).
Prolifération des langages & cohérence de l’œuvre
5Particulièrement attendu dans ce contexte, un épisode de Pantagruel fait l’objet d’analyses croisées : il s’agit bien sûr de la rencontre entre Pantagruel et l’Escholier limousin, « qui contrefaisoit le langaige francoys ». Deux articles au moins analysent en détail le rapport ambivalent que Rabelais entretient avec de tels usages « contrefaits » de la langue. S’il convient, comme le rappelle Pantagruel, de « parler selon le langaige usité », se pose avant tout la question de la norme sur laquelle cet usage se fonde, car c’est par rapport à celle‑ci que le lecteur va évaluer l’écart coupable qu’il lui revient de sanctionner ou non par le rire – la difficulté pour nous consistant à apprécier, à cinq siècles d’intervalle, l’exacte mesure de cet écart : pour pallier l’inconvénient de la distance, on peut rapprocher cet exemple d’obscurcissement volontaire de la langue de celui – non satirique – mis en œuvre dans l’Hypnerotomachia de Colonna (G. Polizzi, p. 167). Plus généralement, il faut bien avouer que Rabelais ne suit guère le conseil de naturel que prodigue son géant au pauvre Limousin, et que son œuvre tire parti de tous les jargons qui lui passent sous la main, quitte à les inventer s’ils n’existent pas. Le lecteur passe ainsi sans arrêt d’une langue à l’autre, d’une interprétation possible à une autre, tout aussi (in)vraisemblable, sans jamais se sentir tout à fait rasséréné dans la signification de ce qu’il lit, loin des usages communs et naturels dont il fait par ailleurs l’expérience au quotidien. Ce sentiment, programmé par l’auteur, exige de la part du lecteur une attention interprétative à toute épreuve et, plus difficile encore, une forme de consentement au caractère inabouti de la quête interprétative : Rabelais accomplit « un projet volontaire de l’illisible intermittent et donc de la mise du lecteur en état d’incapacité intermittente » (M.‑M. Fragonard, p. 241). Les divers langages dont se compose l’œuvre de Rabelais ne sont pas concentriques, ne sont pas l’expression chatoyante d’un seul et même sens : chacun d’eux est riche d’un sens propre et dont aucune traduction ne saurait rendre compte sans mutilation ; les langues qui se rencontrent et se bousculent dans les romans de Rabelais conservent jalousement ce qui fait leur singularité, couleur locale ou divin secret, et ne se rangent sous la bannière d’aucune autorité linguistique centrale.
6Face à la tendance centrifuge de ces langages rivaux, comment l’unité de l’œuvre rabelaisienne peut‑elle se construire ? Les actes du colloque proposent un certain nombre d’études dont le dessein est d’élucider les structures linguistiques qui innervent l’écriture de Rabelais et en assurent à la fois la continuité et la productivité. La présence de l’auteur, on le sait, se fait sentir à tous les niveaux du texte, du plus ténu – pensons par exemple aux jeux sur l’ordre des lettres à l’échelle du mot – abestin ou asbestin ? – sur lesquels l’étourderie de l’imprimeur, avérée ou non, fait planer un doute inquiétant – jusqu’aux organisations textuelles globales, à l’échelle d’un roman, voire de la Geste tout entière (B. Pinchard, p. 275). Ainsi les manipulations morphosyntaxiques (dérivations, expansions nominales, recompositions syntaxiques) que subissent les bases nominales dans le Quart Livre sont sujettes à des récurrences stylistiques repérables, qui assurent notamment l’expression d’une critique religieuse acerbe (A.‑P. Pouey‑Mounou, p. 225). À mi-chemin entre syntaxe et énonciation, les aventures du « et de relance », trait d’oralité particulièrement employé dans les passages narratifs de la première édition de Pantagruel puis partiellement résorbé dans les éditions ultérieures, permettent aux auteurs de proposer – annexes et bibliographie à l’appui – de solides hypothèses sur la trajectoire stylistique et idéologique du Rabelais des années 1530 (C. Badiou‑Monferran, J.‑Ch. Monferran, p. 255). Enfin, un article particulièrement stimulant par l’ambition de son propos et l’humilité de sa démarche suggère, analyses rigoureuses en annexe à l’appui, d’interpréter l’épisode de Chaneph dans le Quart Livre au prisme des théories sémiotiques de Peirce, comme un mythe de la création du langage (P. J. Laffitte, p. 195).
7Signalons en passant deux études qui portent sur le langage un regard quelque peu différent, puisqu’elles abordent de front la question de l’influence directe d’une œuvre sur une autre à travers les frontières linguistiques : celle, en amont, des Opera de Celio Calcagnini sur le Quart Livre de Rabelais (R. Menini, p. 139) et celle, en aval, du même roman viatique sur un récit posthume de Goethe, Reise der Söhne Megaprazons (J. Berchtold, p. 85). La perspective intertextuelle et translinguistique adoptée dans ces études met en valeur l’irréductible singularité des langues en jeu, pour mieux souligner la communauté d’ambitions des auteurs mis en regard : R. Menini montre comment, sous l’influence directe de Calcagnini, la composition du Quart Livre a été traversée et modelée par un certain goût pour l’érudition et la fantaisie, l’œuvre néolatine de l’érudit ferrarais ayant incité Rabelais à créer « cet hyper‑genre sans parangon : la narration fabuleusement savante » du Quart Livre ; quant à J. Berchtold, il étudie la façon dont un tel dispositif romanesque a pu être transposé par‑dessus les langues et les siècles, pour élaborer un dispositif stylistique et idéologique d’où Goethe essaye de penser la Révolution française et ses conséquences sur l’histoire européenne.
Déconstructions lexicales
8N’allons pas croire toutefois que l’enquête collective se contente simplement de déceler une variété de sources linguistiques et de proposer des modèles de composition textuelle. Un certain nombre d’articles sont consacrés à démontrer ce que ce modèle positiviste pourrait avoir de trop simple et à le démonter. C’est notamment par le biais des études étymologiques que s’accomplit ce travail de sape : l’attention portée au détail, à la singularité textuelle, terme équivoque ou référence ambiguë, constitue le point de départ de véritables enquêtes lexicales et intertextuelles, souvent passionnantes, qui creusent le détail et poussent le texte jusque dans ses ultimes retranchements, entraînant plus souvent qu’à leur tour une remise en question espiègle et rafraîchissante des interprétations rabâchées de la tradition critique. Il y a indéniablement une ivresse herméneutique à faire ainsi basculer l’interprétation de toute une œuvre sur le point d’appui d’un seul mot. Il en est ainsi du toponyme « Cheli », « perle énigmatique hébraïco‑hellène » qui sonnait peut‑être pour le lecteur du xvie siècle comme un simple démonstratif vernaculaire, source vive d’une polysémie qu’il revient au lecteur d’explorer, sans trop se prendre au sérieux (R. Cappellen, p. 123) ; de l’« a(s)beste », déjà mentionnée, qui « enserre entre ses lettres incertaines l’œuvre entière » (B. Pinchard, p. 275) ; de l’ « estrange » qui débouche sur une problématique de l’image et du visible lestée d’implications religieuses fondamentales (A. Iwashita, p. 73) ; de la « cognée », dont l’emploi dans la bouche du dieu Priapus invite le lecteur, à la suite de Jean Du Bellay, à exercer son agilité lexicale pour déchiffrer les symboles secrets dont l’œuvre est sertie, et qui attendent leur reconnaissance par le lecteur (M. Huchon, p. 19) ; ou de l’« espave » qui, loin d’être l’écueil qu’on se contente souvent d’y voir, s’avère être un terme juridique désignant un bien à la dérive, sans propriétaire apparent, qui peut être récupéré par quiconque en a le désir et les moyens – dès lors, l’expression « mots espaves » qui se trouve à la fin de l’épisode de l’Escholier limousin, se double de connotations inédites, impliquant un rapport spécifique entre langue, auteur et lecteur, qui se déploie à l’échelle de l’œuvre dans toutes ses dimensions (M.‑M. Fragonard, p. 241). Ce qui frappe dans la plupart de ces études de sémasiologie, outre l’érudition dont elles font preuve et leur méticulosité méthodique, c’est la façon dont elles bousculent les interprétations reçues avec patience et humilité, suggérant dans l’espace limité d’une communication de nouvelles pistes encore inexplorées dans l’œuvre de François Rabelais.
9Au bout du compte, ces différents travaux soulignent l’écart que creuse le texte de Rabelais entre une langue qui sert d’outil de communication et son usage détourné, poétique, qui en fait une instance de représentation. Au‑delà des jeux de traduction plus ou moins fidèles qui s’opèrent d’une langue à l’autre, ces études, prises dans leur ensemble, ont le mérite de signaler cet autre niveau d’interaction linguistique qui exige simultanément du lecteur des postures très différentes : d’un côté, il est le destinataire d’un discours ouvert et truculent, invité à partager les plaisirs simples et vivifiants de la lecture romanesque ; de l’autre, le prospecteur d’un agrégat labile de discours obscurs, contradictoires et vaguement moqueurs, dont il ne peut être certain qu’ils lui soient destinés, ni même que sa présence soit véritablement souhaitée, lui qui ne pourra jamais savoir s’il est suffisamment initié aux mystères que recèlent ces histoires de géants pour en avoir le fin mot. Les obscurités, remous d’une transitivité sémantique troublée, signalent à la surface du texte les opérations de transcodage qui sont requises pour suivre la dynamique romanesque au grès de ses diffractions dans les environnements linguistiques hétérogènes qu’elle traverse. Les études contenues dans ce volume ne sont jamais si intéressantes que lorsqu’elles soulignent au lieu de les estomper les différences constitutives des langages en présence. S’en dégage l’impression convaincante que le texte de Rabelais ne résout rien, laisse suspendus les éléments linguistiques qui le constituent, radicalise leur singularité, qu’il est le creuset où se rencontrent et se mêlent, sans forcément se confondre, des paroles venues de toutes parts et dont la fonction diffère parfois du tout au tout. Tendu entre communication et représentation, le texte invite le lecteur à opérer des alternances linguistiques – plutôt que des synthèses – plus décisives que la seule translation d’un vernaculaire à l’autre.
10Quelques mots pour finir à propos du volume dans lequel ces actes paraissent. Sans doute aurait‑il été utile de regrouper les différentes communications en fonction du type d’analyse de la langue qui y sont conduites (lexicale, syntaxique, sémiotique…). La simple juxtaposition dans l’ordre du colloque donne l’impression d’une accumulation de coups de sonde dans toutes les directions, nullement déplaisante dans le contexte d’une lecture pour le plaisir (et certains des travaux présentés procurent véritablement à l’esprit une formidable joie intellectuelle), mais qui rendra la consultation de l’ouvrage moins aisée aux étudiants et aux chercheurs qui ne sont pas le plus au fait des développements récents des recherches rabelaisiennes. Sans néanmoins écraser la spécificité de chaque article sous l’architecture artificielle d’un sommaire raisonné ajouté après‑coup, il aurait été utile pour la consultation du volume de faire ressortir ne serait‑ce que les raisons scientifiques qui ont présidé à l’ordre des interventions dans le colloque, et d’y adjoindre un résumé des différents articles, les titres ne suffisant pas toujours à se faire une idée précise de leur contenu. Un index nominum très clair pallie quelque peu ce désagrément éditorial mineur.