Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Janvier 2022 (volume 23, numéro 1)
titre article
Julie Chabroux‑Richin

Une place pour Horace : lectures théoriques et poétiques d’Horace à la Renaissance

Nathalie Dauvois, Pour une autre poétique, Horace renaissant, Genève, Droz, 2021, 248 p., EAN 9782600062442

1Nathalie Dauvois s’est beaucoup intéressée à la question du lyrisme renaissant. Elle a consacré de nombreux travaux au modèle horatien et cet ouvrage vient couronner plusieurs années de recherche rythmées – entre autres – par la direction d’un programme articulé autour de la réception d’Horace à la Renaissance1. Guidée par une double volonté, de remettre en question l’écrasante hégémonie de la Poétique aristotélicienne dans la façon d’aborder les textes et de rendre à Horace l’importance qui est la sienne, elle propose d’envisager l’héritage de ce dernier à travers le prisme de ses lecteurs renaissants. Dans un va‑et‑vient fécond entre les sources premières et les ouvrages des commentateurs humanistes, N. Dauvois mène une réflexion enthousiasmante et riche de perspectives, pour qui s’intéresse à Horace comme pour qui veut aborder les poètes de la Renaissance sous un angle inédit. Si une large place est faite à l’Ars poetica, ce livre tripartite entend surtout montrer que l’influence d’Horace sur les poètes humanistes n’est pas seulement celle d’un théoricien, c’est aussi celle d’un brillant poète, dont la pratique poétique vient aussi nourrir les principes.

Fabrique du personnage & fabrique poétique : une matière vive

2La première partie s’appuie d’abord sur une lecture suivie de l’Épître aux Pisons et des différents commentaires ou traductions dont elle a fait l’objet depuis le Moyen Âge. N. Dauvois fait en particulier arrêt sur les vers 86‑87 de l’Ars poetica (Discriptas servare vices operumque colores / cur ego, si nequeo ignoroque, poeta salutor2 ?). L’on voit poindre un élément essentiel de la poétique horatienne sur laquelle la poétique moderne va calquer ses pas : l’importance du personnage. Cette mise en avant du personnage, devenu matière privilégiée de l’œuvre, qu’il soit à l’origine du discours ou qu’il en soit l’objet, va de pair avec l’émergence du decorum personarum. Prêter au personnage des paroles en adéquation avec sa condition, voilà la mission du bon poète, et voilà ce que retiennent les théoriciens humanistes :

Le bon poème est en ce sens fondé sur une fiction de personne. Le principe de la représentation poétique ne repose pas sur une mimésis d’action, d’intrigue, mais sur l’aptitude du poète à inventer un personnage qui se comporte et s’exprime de manière adéquate à la situation qui est la sienne, sur son aptitude à inventer un personnage comme fiction de personne. (p. 24)

3À la lueur de ce principe, N. Dauvois nous invite à relire les tragédies humanistes moins comme la mise en scène d’une action (perspective aristotélicienne) que comme un écheveau de discours‑réactions des personnages aux événements. Or, très vite, il apparaît que l’idée même de decorum entre en contradiction avec les clivages cicéroniens posés entre les différents types et propriétés des discours. En effet, parce qu’elle s’adapte au personnage et aux circonstances, la voix est vive, elle résiste à un esprit de système fondé sur les genres. Dès lors l’ars poetica offre une alternative à ces catégorisations en évoquant autant le poème dramatique, que les poèmes lyrique ou épique (l’auteure n’a qu’à convoquer les grands discours tenus par les personnages qui parsèment l’Énéide pour nous en convaincre.) D’Horace, Josse Bade tire une typologie poétique qui s’appuie sur l’énonciation dont l’influence sera majeure à la Renaissance :

Poematis genera sunt tria : [...] Dramaticum vel actiuum est in quo personæ agunt sola sine ulla poetæ interlocutione : ut se habent tragicæ vel comicæ fabulæ [...] Exegeticon vel enarratiuum. est in quo poeta ipse loquitur sine personæ ullius interlocutione [...] Coenon vel commune est in quo poeta ipse loquitur : & personæ loquentes introducuntur [...] huius species sunt duæ. Prima heroica [...] Secunda lyrica3.

4L’on voit combien un tel schéma bouscule indiscutablement nos perceptions génériques modernes, influencées par Aristote. Cette importance du personnage et de sa parole trouve un écho dans le paratexte des éditions humanistes, aussi N. Dauvois fait‑elle figurer dans son livre trois gravures, accompagnées de didascalies, qui représentent les personnages‑interlocuteurs dans différentes situations d’énonciation (p. 29‑31). Incontestablement, la fabrique du personnage se trouve au cœur du processus créatif puisqu’il s’agit de lui prêter ou de lui déléguer la parole.

5Venant conforter les remarques qui précèdent, le De Poeta de Minturno, paru en 1559, auquel l’auteure consacre la fin de ce premier chapitre, va plus loin « dans sa volonté de faire du genre lyrique lui‑même le cadre de cette poétique des personnages, de ce “decore gardé”. » (p. 37) Théoricien de l’art poétique néo‑latin, Minturno, lui aussi fortement influencé par Horace, en va jusqu’à infléchir la notion de mimésis aristotélicienne en l’ouvrant à la fiction de personne. Dès lors, en plus des discours poétiques qui sont pris en charge par le poète, il est possible pour ce dernier d’imiter des personnages. Dans cette perspective, deux figures comme l’apostrophe et la prosopopée servent la fiction de personnes et contribuent à la varietas, tout en permettant de varier, non seulement les voix, mais aussi les registres et les émotions. Nulle fixation ni des genres, ni des rôles, ni des types : la polyphonie, qu’elle soit « dramatique » dans l’épopée ou « affective » dans la poésie lyrique, est indispensable à la création renaissante (p. 41).

6Le chapitre II fait lui aussi d’abord la part belle à un commentateur humaniste particulier : Robortello, commentateur humaniste de la Poétique d’Aristote. Alors qu’il cite d’autres textes d’Horace dans son ouvrage, il ne convoque véritablement l’ars poetica que lorsqu’il est question des èthè ou caractères. Il reprend alors les quatre principes essentiels à la création du personnage : qualité, convenance, ressemblance et constance, mais alors que chez Aristote il s’agissait surtout d’en guider la construction pour soigner l’unité d’action et la vraisemblance de la fable – du mythos – chez Robortello on retrouve dans cette composition une dimension profondément éthique. D’où la nécessité pour le poète d’avoir une connaissance précise des comportements humains. L’on comprend comment les théoriciens du milieu du xvie siècle font leur cette idée horatienne fondamentale qui non seulement éclaire d’une certaine manière la Poétique d’Aristote mais les invite réciproquement à relire Horace à la lueur des textes aristotéliciens ou autres traités de rhétorique cicéroniens. Ainsi, dans le dialogue des textes et des poètes, s’élabore l’idée moderne de la bonne fiction, celle qu’Horace qualifie de Fabula morata (p. 47), qu’il faut traduire moins par « relative aux bonnes mœurs » que par « juste dans la représentation des caractères. » C’est cette notion essentiellement dramaturgique que le second volet de la première partie entend replacer dans une longue tradition pour en cerner la portée. Les voix théoriques s’y mêlent et dialoguent : Acron, Grifoli (chez qui résonnent aussi Cicéron, Quintilien, Aristote et Hermogène), Minturno et Peletier – lui‑même écho de Vida – illustrent le propos d’Horace, en même temps qu’ils parlent en leur nom, et dessinent la complexité d’une poétique du decorum relue à l’âge moderne.

7Une poétique du personnage ne peut pas être étanche aux affections, aux passions, c’est même une autre condition de son élaboration. Josse Bade s’y attarde, de même qu’un certain Dubois, dit Sylvius, qui lie le plaisir de la lecture ou de la représentation à la variété des passions vécues par les personnages, quitte à ce que ces derniers soient habités d’animorum dissimilitudo (états d’âme contradictoires, p. 56). Les tragédies humanistes trouvent d’ailleurs leur sujet dans la tension entre le caractère, les attributs et les passions. Rabelais, lui aussi, exploite dans son Quart Livre l’incompatibilité entre les traits qui constituent les personnages et leur type social. C’est dire si tantôt productrice de comique, tantôt de tragique, cette tension entre les éléments qui font le personnage, est justement ce qui le rend unique. N. Dauvois montre que si tous les commentateurs ne franchissent pas le pas d’étendre à tous les genres poétiques cette conception de la poétique du personnage, force est de constater qu’à côté des œuvres dramatiques ou épiques, la poésie lyrique met elle aussi en œuvre des personnages soumis à une large palette de passions et d’émotions4.

8Enfin, la dernière entrée de cette première partie consacre la poésie lyrique comme lieu d’accomplissement de la variété. En particulier, l’ode qui est caractérisée par la variété et la pluralité des voix, qui sont autant de postures que le je lyrique peut adopter et qui, combinées à la pluralité des styles, des registres, des sujets et des destinataires choisis, ouvrent un infini champ des possibles. À cet égard, le titre en tant qu’argument déterminant à la fois la posture du poète et les intentions du poème devient un lieu décisif de la variété du recueil. Poursuivant une analyse qu’elle a pu mener par ailleurs, notamment dans les recueils de vers lyriques de Ronsard, Du Bellay, Pontus de Tyard ou Peletier du Mans5, N. Dauvois parcourt des textes variés qui donnent encore une fois la mesure de l’étendue de l’influence d’Horace. La réflexion sur cette poétique du personnage fondée sur les tensions entre caractère, condition et passions pourrait, selon elle, éclairer le roman sentimental jusqu’à L’Astrée ou les grandes satires du xvie siècle.

La poétique horatienne fondée sur la fabrique du personnage est donc une matière vive dans laquelle les auteurs de la Renaissance peuvent trouver, selon le mot de l’auteure, « un véritable laboratoire d’invention éthique » (p. 69).

Horace, modèle d’invention d’un langage poétique

9Dans le chapitre III, N. Dauvois montre qu’Horace incarne surtout pour les poètes de la Renaissance un idéal de liberté, une revendication de renouveau qui passe par l’imitation. En ce sens, il s’agit pour l’auteure d’envisager non seulement la manière dont les modernes s’en sont emparés mais aussi le rapport personnel d’Horace à la modernité. En effet, il y a chez lui une tendance globale à la critique de ses prédécesseurs immédiats – en particulier des néo‑latins, qui va de pair avec une exigence d’innovation, tant linguistique et lexicale que dans la composition des vers :

Cette idée d’une promotion des modernes, d’une nécessaire reconnaissance des audaces contemporaines et d’un refus des habitudes d’un public conservateur est essentielle pour comprendre l’âge moderne. (p. 78)

10Pour ne pas retomber dans ce que Ronsard estime être une « monstrueuse erreur6 », la génération de la Brigade va volontiers puiser chez les Anciens. Les commentateurs d’Horace, suivant ses conseils, vont alors se mettre au service de la langue vernaculaire tout en progressant dans leur connaissance des sources antiques. Conséquence de cela : les théoriciens choisissent aussi bien des exemples anciens que des exemples modernes (Pétrarque en Italie et Ronsard en France) pour illustrer leurs principes. Contrairement à Sébillet, Anneau et Des Autels qui prônent la splendeur d’un présent poétique et linguistique inscrit dans une tradition nationale, il s’agit pour Ronsard et ses épigones, nous dit N. Dauvois, de « réinventer l’âge d’or » en conjuguant les deux démarches d’innovation et de rénovation. Cela ne les empêche pas d’avoir conscience de l’éclat de la période historique dans laquelle ils s’inscrivent, mais ils sont tout entiers tournés vers les Anciens. Ainsi les monarques, sans s’y opposer, sont invités à incarner le nouvel Auguste dont les poètes seraient les Virgile et Horace, dans une « concordance entre poésie et politique, entre poètes et puissants » (p. 90). Rompre avec ses prédécesseurs immédiats et aller chercher plus avant des modèles anciens, c’est aussi exiger du public qu’il fasse l’effort de s’adapter à une poésie renouvelée et plus raffinée.

11Le chapitre IV insiste alors sur le fait que l’imitation des Anciens passe non seulement par l’imitation de la matière poétique, mais aussi par un travail sur la composition des poèmes (chapitre IV). Innover c’est, entre autres, repenser la matière et l’ordonner d’une autre manière. Par ordo, explique N. Dauvois, il faut entendre non seulement l’ordre du poème, de la fable, mais aussi celui des mots dans la phrase. En effet, l’ars poetica offre matière à réflexion sur la composition du poème en trois passages particuliers. Dans une perspective toujours dialogique, de va‑et‑vient entre le texte source et les commentaires, l’auteure montre alors d’abord combien les deux passages des vers 42‑45 (éloge de l’ordo adapté à la matière) et 146‑149 (règle de l’in medias res) ont pu être relus à la lueur des vers 240‑243 (qui associent ordo d’ensemble et junctura – jointure, soit l’ordre des mots). C’est ainsi qu’examinant la réception de ces passages fondamentaux de la poétique horatienne, elle trouve, chez Peletier par exemple, une analyse qui entend l’ordo comme principe qui peut régir l’ensemble comme les parties du poème. Dès lors, cette « poétique humaniste de l’imitation comme réinvention par la composition » (p. 102) peut s’appliquer à des genres non narratifs, dont la poésie lyrique.

12Conséquence de cela : l’on perçoit la place grandissante de l’attention accordée à la collocatio verborum, pour leur propre pratique poétique comme dans le commentaire de la pratique d’Horace. Le réagencement et la reformulation deviennent des moteurs de création poétique. Dans cette démarche, s’opposent d’une part les partisans de la clarté et de l’intelligibilité du poème et d’autre part un public érudit partisan d’une dispositio plus complexe dans laquelle archaïsmes et néologismes peuvent côtoyer d’obscures ellipses. Alors que chez Ronsard la licence était autorisée, chez Estienne elle est revendiquée, et il ne manque pas de critiquer les copistes, trop peu au fait de cette licentia poetica, qui corrigent les manuscrits à tout bout de champ.

13Le chapitre IV se clôt sur le cas particulier de Robortello. N. Dauvois en fait une sorte de synthèse entre des principes hérités d’Aristote, d’Hermogène et d’Horace, dans ce qu’elle nomme une « poétique des figures » (p. 110). Envisageant le poème comme une armature de figures découlant d’une matrice (le titre), Robortello propose des analyses tabulaires hiérarchisées, comme celle de l’ode 24 du livre 1 des Odes, reproduite et traduite par l’auteure p. 112‑113, dont nous partageons l’émerveillement :

Ce qui est remarquable dans cette méthode c’est la correspondance de chaque élément analysé dans le cadre de cette structure d’ensemble, de cette connexio totus oden, tout l’art du poème est dans cette combinatoire, cette configuration modulaire que déploie l’ode, strophe par strophe, des figures de pensées aux figures de style, de construction, de mots. (p. 114)

14Pour Robortello, explique‑t‑elle, les figures de pensées sont, dans l’ode, unités du discours, et c’est dans leur enchaînement que vont s’épanouir, non seulement la vision du monde mais aussi la prise de position éthique du poète face à un événement particulier. Son analyse des Odes horatiennes témoigne surtout d’une grande attention aux figures de pensées tournées vers l’autre. N. Dauvois voit dans cet intérêt particulier le reflet de la pratique renaissante des vers lyriques qui cherchent à produire un effet sur leur destinataire. Ainsi est éclairée la singularité du discours poétique selon Robortello, qui tient essentiellement à une conception figurale qui fait de l’ordo du poème un agencement de figures destinées à produire un effet.

15Le chapitre V place au cœur du parcours la notion fondamentale d’élocution alors même qu’il s’agit de dégager les traits saillants du langage poétique. Plus libre que l’orateur dans sa démarche de création, le poète est celui qui, en plus d’être attentif au numerus, aux effets sonores et prosodiques, est attentif aux mots, de leur création à leur agencement. Or, cet art de la création du langage poétique s’épanouit particulièrement dans deux lieux privilégiés de l’invention : l’épithète et la métaphore. L’économie de l’épithète fait l’objet d’une première analyse qui s’élabore non pas dans la théorie horatienne mais à partir de sa pratique poétique et des commentaires de l’ars. On attache un soin nouveau à l’expressivité de l’épithète, qui doit relever d’une « poétique de l’elegantia » et non d’un choix « ociosum » (oiseux) car inadéquat. Ronsard dans ses Odes est largement influencé par la richesse expressive des épithètes horatiennes dont N. Dauvois souligne les difficultés de traduction. Les commentateurs y sont sensibles et jugent que c’est dans cet obstacle que se trouve « l’un des lieux de l’imitation et de l’innovation. » (p. 138) L’épithète horatienne est à la fois la cible à atteindre et la flèche qui guide les poètes vers la poéticité.

16Plus loin, c’est une expression horatienne qui fut l’objet de commentaires nombreux et variés sur laquelle N. Dauvois marque un temps d’arrêt : la « callida junctura ». Une nouvelle fois, il s’agit de montrer combien la Poétique d’Aristote a pu avoir de l’influence sur les interprétations du texte d’Horace. En effet, l’importance que revêt le trope de la métaphore pour le Stagirite a contribué chez les commentateurs à faire de la callida junctura horatienne non seulement un agencement ingénieux de mots (c’est le parti pris de Landino, Lambin et des débuts de la Pléiade qui en font une fabrique lexicale : mots‑composés, dérivation ou affixation) mais surtout – au‑delà du transfert de sens impliqué par les associations de mots – comme métaphore ou représentation verbale. Or, la jointure ingénieuse est aussi celle de l’art de la formule, et N. Dauvois montre bien combien dans ce domaine Horace est moins un théoricien qu’un poète brillant. Ce sont ses sententiae, denses et virtuoses, qui ont inspiré de nombreux commentateurs et successeurs. Or Horace parvient à allier puissance expressive de la sentence (ou gnomê) sans perdre de vue l’exigence de singularité, et notamment l’aptum, qui la dépouille alors de son universalité pour toucher à ce qu’elle a de particulier, de propre.

De soi à l’autre : la poésie comme expérience singulière & collective

17Dans la troisième partie, N. Dauvois cherche à cerner l’idiosyncrasie horatienne sur laquelle tous les commentateurs humanistes s'accordent. Ce faisant, elle commence par mettre en perspective l’écriture à la première personne « qui fait signe vers le je biographique et historique de l’auteur » (p. 158), en témoignent les traductions des pièces poétiques qui tantôt traduisent ego par Horace, ou qui l’apostrophent en citant son nom. Il est intéressant de constater qu’à la Renaissance, ce que l’on connaît de la vie d’Horace tire essentiellement sa substance des pièces poétiques de l’auteur. Les commentateurs puisent dans les satires, épîtres ou odes pour brosser à grands traits le portrait du poète.

18Or, cette matière tirée des textes pose la question de la relation de l’auteur à ce je, et de ce que N. Dauvois appelle la « mobilité » de la personne et du personnage d’auteur. Elle montre alors comment dans La Vie d’Horace de Fabricius (1571), l’auteur insiste sur la complexité liée à l’éclectisme d’un Horace capable de s’adapter aux circonstances en temps de paix et à la cour, comme en temps de guerre. S’appuyant sur les travaux de S. Greenblatt et U. Langer, N. Dauvois fait de cette mobilité un élément décisif d’identification pour les poètes – et pour les hommes – de la Renaissance (p. 167). La composition de l’œuvre devient alors le reflet, moiré, des différentes facettes de l’homme, qu’il s’agisse de l’homme public ou privé. Preuve en est, l’immense varietas qui caractérise le recueil des odes horatiennes et dont la bigarrure ne manquera pas d’inspirer Ronsard ou Du Bellay, mais aussi tant d’autres poètes dont l’inspiration poétique ne peut être réduite à la seule vocation officielle, à l’expression lyrique ou mystique, ou encore à l’imitation. Modèle social ou éthique, Horace est confronté aux mêmes problématiques que les poètes de la Renaissance. C’est en cela que le recueil poétique, à la fois dans sa composition et dans la réflexivité qui lui est inhérente, peut alors être un lieu de (ré)conciliations qui permet l’émergence d’un je dans toute sa singularité.

19À l’intérieur du recueil, dans le cadre du poème, pour trouver son style et sa voix, le poète doit réinventer les liens qui unissent les mots, formant alors un réseau de correspondances7. Le style a partie liée avec un « art de la combinatoire » qui, tout en rejoignant ce que N. Dauvois a évoqué plus haut à propos du travail de traduction des auteurs humanistes, peut également impliquer de sortir du cadre du texte. Parce qu’il découle d’un certain nombre de choix effectués par la vision personnelle et subjective d’un poète, le style prend naissance à des échelles plurielles, dans les combinaisons de motifs, d’images ou d’intertextes, empruntés, réagencés et dont les inflexions font la singularité.

20La pertinence d’Horace tient surtout au fait qu’il est poète lui‑même. Ainsi, son œuvre poétique vient illustrer les préceptes d’un art poétique qui est moins celui d’un théoricien, d’un lecteur, que celui d’un auteur. Dans cette perspective, le chapitre VII de l’ouvrage entend explorer deux caractéristiques majeures de l’Épître aux Pisons : l’omniprésence de la première personne du singulier et sa dimension réflexive. Au prix de contorsions, certains théoriciens du xvie siècle ont cherché à en faire, malgré la résistance du texte, un traité de poétique structuré. N. Dauvois contextualise et explore ces lectures qui, sous l’influence aristotélicienne, sont guidées par l’impérieux besoin de cerner la cohérence d’un texte, et ce au risque d’aboutir à des découpages arbitraires ou à des schématisations sous forme d’arbres qui perdent de vue l’écriture vive d’Horace (p. 181‑188). Alors : épître ou traité de poétique ?

Là est toute la différence entre Aristote et Horace et plus les commentateurs comparent et connaissent précisément les deux textes, plus vif est le débat entre ceux qui veulent ramener l’épître aux Pisons à un système, une méthode et ceux qui privilégient son caractère intrinsèquement poétique, libre, personnel, celui de l’épître. (p. 187)

21Témoignages de l’engagement de l’auteur dans son œuvre, les interventions d’Horace, à la première comme à la deuxième personne, sont multiples et créent ainsi des effets de rupture et de varietas dans le discours didactique. L’influence de cette position énonciative sur les lecteurs renaissants d’Horace est manifeste, tant chez un néolatin comme Robortello que chez Sébillet, Du Bellay ou Peletier. Sensible à la plasticité des situations d’énonciation chez ces théoriciens, N. Dauvois affirme avec conviction que c’est là, surtout, que l’héritage horatien est patent. Le chapitre se clôt sur la dimension réflexive et critique de l’ensemble de l’œuvre d’Horace. L’homme, le poète et le promoteur de la poésie ne font jamais qu’un, et la forme qu’Horace donne à ses développements réflexifs dessine les contours d’« une poétique de la personne autant qu’une poétique du personnage » (p. 200) mais à laquelle s’applique la même exigence éthique de l’adaptation au decorum.

22Dans le dernier point de l’ouvrage, l’analyse énonciative change d’angle de vue et s’intéresse à la deuxième personne. En effet, la question du réseau d’amis, de lecteurs, de protecteurs et de poètes entourant Horace invite à s’interroger sur le système d’adresse mis en place dans les livres et sur son rôle dans l’élaboration même du livre. Ce qui pour Horace a été indispensable à son épanouissement est plus que jamais valable chez les poètes courtisans‑renaissants, qui retrouvent dans l’ars des jeux d’adresses dont eux‑mêmes useront, en particulier au seuil de leurs recueils. Horace, nous dit N. Dauvois, fonde « un modèle voué à une pérennité éditoriale et sociale particulière » (p. 203), ce qu’elle appelle plus loin un « réseau‑laboratoire de la poésie lyrique » (p. 204) qui questionne l’idée même d’écriture collective. Cette sociabilité lettrée va occuper la fin du livre qui s’intéresse successivement à Conrad Celtis, poète allemand du début du xvie siècle, aux académies italiennes du milieu du siècle puis à la Brigade. Production poétique, enseignement, diffusion du savoir et ambitions politiques : autour de figures européennes notables comme Celtis, Le Tasse ou Ronsard, gravitent des cercles de poètes pour lesquels l’œuvre d’Horace joue un rôle majeur. En tant que modèle de recueil dialogique réunissant des expérimentations poétiques variées, l’œuvre horatienne constitue un exemple non seulement de production mais aussi d’anticipation d’une réception capable de s’adapter à d’autres époques et d’autres publics, c’est sans doute en cela que réside sa grande modernité.

23La richesse de la bibliographie, en particulier des sources premières, donne un aperçu de l’immense érudition de l’auteure, qui nous offre un livre dont la matière vive n’a d’égale que celle qu’elle examine. Non contente d’envisager et dévisager les multiples figures d’Horace renaissant, Nathalie Dauvois nous propose ici surtout un parcours stimulant en poésie, dans lequel le dialogue fécond entre sources horatiennes et sources humanistes, n’a de cesse d’ouvrir de nouvelles pistes de réflexion sur la fabrique poétique renaissante. À la fois précis, exigeant mais libre dans sa forme, ce livre, qui comme l’ars poetica ne peut être réduit à un traité, pose un regard nouveau sur l’influence de l’œuvre d’Horace sur les expériences poétiques menées à la Renaissance.