Duras ou les lectures illimitées
« Il y a tout dans tous les livres. Ou bien alors je n’ai pas écrit », Marguerite Duras1
1Marguerite Duras a vécu presque quatre‑vingt‑deux ans, publié plus de 20 romans et réalisé 19 films, sans compter ses pièces de théâtre, ses récits, ses entretiens… Vouloir la présenter en moins de 150 pages sans être ni superficiel ni injuste est le défi lancé à Jean Cléder par l’éditeur de la collection « Icônes2 ». Cléder doit nous rendre compte de sa lecture de Duras tout en résonnant avec toutes les lectures. Cette tension entre le particulier et le général traverse toute l’œuvre de Duras et l’on ne peut que remarquer le caractère durassien du projet éditorial. En treize courts chapitres, J. Cléder trace un portrait vivant de l’écrivaine et cinéaste. Spécialiste des relations entre la littérature et le cinéma, il étaye son propos par des exemples tirés dans les deux arts interrogeant ainsi leur place dans l’œuvre de Duras. Était‑elle seulement une écrivaine qui s’est amusée à faire des films ? Les courts chapitres qui ne sont ni chronologiques ni vraiment thématiques explorent la relation ambivalente entre l’écrit et le filmé3. Certains s’organisent autour d’une œuvre, d’autres autour d’un événement ou d’une personne de sa biographie, d’autres enfin sont plus généraux. Tous nous permettent de rajouter une pièce au puzzle Duras qui toujours s’est efforcée de voir au‑delà du visible, d’écrire et de s’engager.
Voir au‑delà du visible
2Les œuvres de Duras, les livres comme les films, sont remplies d’images. À l’origine de L’Amant, il y a un projet d’album photos que Duras aurait légendées (p. 45). C’est ainsi que l’on pourrait rapidement présenter les œuvres de Duras : ce sont des recueils d’images qu’elle décrit. « Régulièrement, le je s’éloigne de l’action, pour se mettre en position de décrire un spectacle, les images d’une vie vécue » (p. 48).
3Décrire est un geste essentiel chez Duras qui évacue l’action hors du cadre. Les corps des personnages, par exemple, ne sont pas là pour agir et servir le récit. Ils sont « dé-fonctionaliser/és » (p. 19) et forment des images. Une photographie suffit parfois à figurer Anne‑Marie Stretter dans India Song. L’enjeu n’est pas dans le dénouement ou la progression mais dans les images. Voir Lol V. Stein endormie dans un champ de seigle prime sur lire des dialogues qu’elle aurait avec son mari, Tatiana ou le narrateur.
Dans les fictions de Marguerite Duras, les corps sont utilisés pour figurer (…) des processus comme la résistance ou l’insistance du désir, de la mémoire, de la mélancolie s(p. 16).
4Les descriptions durassiennes ne visent donc pas à représenter la réalité (p. 105‑107). Les lieux ne sont pas décrits avec réalisme : les histoires pourraient se jouer partout et les décors sont souvent des allégories de l’histoire par exemple (Hiroshima) ou de la tragédie (Césarée)(p. 32‑33). Les images relient l’imaginaire de la créatrice à celui des lecteurs ou spectateurs. C’est pourquoi elles ne peuvent être ni figées ni cadrées. Il faut « montrer en dé‑montrant » (p. 107) : décaler le son et les images, effacer les silhouettes… Toujours il faut surprendre, créer un décalage entre la réalité et l’image pour libérer l’imagination jusqu’à la disparition du réel. La photo de la rencontre entre la jeune fille et l’amant n’existe pas (p. 45‑46). Tout le roman repose sur l’absence d’une image. Il n’y a aucune trace de l’événement si ce n’est dans la mémoire de l’écrivaine qui a donc toute la liberté requise pour fictionnaliser son souvenir. Dans L’Amant de la Chine du Nord, la narratrice décrira le film qui n’existe pas (p. 52).
5Duras ne cherche pas à décrire ce qu’elle voit mais à atteindre l’invisible, à montrer ce qui est caché. Dans Aurélia Steiner, le livre ou les films, rien n’est montré de l’Holocauste mais pourtant le passé est présent partout (p. 58). Pour dévoiler, Duras écrit.
Écrire
6Duras a passé sa vie à écrire des livres, des articles, des scénarios, des films… Pour elle, le passage au théâtre ou au cinéma n’est pas de l’adaptation, mais « la continuation de l’écriture avec d’autres moyens » (p. 33). J. Cléder ne met pas l’accent sur l’évolution de l’écriture durassienne ou sur la différence entre les textes et les films, mais sur les constantes : répéter, évider et altérer.
7Écrire c’est d’abord réécrire : la même histoire, les mêmes personnages, à la fois toujours identiques et toujours différents. « Sublime sera la différence dans la répétition » (p. 72). Le crime en toile de fond de Moderato Cantabile revient de même à l’arrière‑plan de Dix heures et demie un soir d’été. Ce ne sont pas seulement les détails qui reviennent d’œuvre en œuvre mais aussi le motif principal, le triangle amoureux par exemple, et les personnages. Anne‑Marie Stretter glisse du Ravissement de Lol V. Stein au Vice‑Consul pour réapparaitre dans India song et L’Amant de la Chine du Nord. Et dans la répétition, il n’y a pas de frontière entre les arts (p. 38) : la mendiante de Calcutta sort des pages du Vice-Consul pour jouer dans India Song. De plus, remarquons que lire, c’est aussi réécrire. Lorsque Duras lit L’Amant, elle le réécrit (p. 50), lorsque les lecteurs lisent un texte de Duras, ils le réécrivent. « Je peux dire que c’est moi qui ai écrit La Princesse de Clèves, après l’avoir lu4 ».
8Écrire n’est pas raconter, au contraire5. Raconter, c’est représenter le réel, le contingent. Or Duras veut maintenir ensemble le particulier et le général. Écrire, c’est « raconter tout à la fois. C'est raconter une histoire et l'absence de cette histoire. C'est raconter une histoire qui en passe par son absence. Lol V. Stein est détruite par le bal de S. Thala. Lol V. Stein est bâtie par le bal de S. Thala6 » . Elle nous parle d’elle tout en parlant à tous. Elle doit donc gommer tout ce qui serait trop personnel ou trop contingent : les décors, les actions et les mots (p. 72‑73). Elle amaigrit la phrase : elle enlève les subordonnées et se passe des adjectifs (p. 74). Duras sait poser des silences et écrire le non‑écrit7. Les premiers ouvrages de Duras contiennent en puissance ce style qui va s’actualiser petit à petit entre 1950, Un barrage contre le Pacifique, et 1958, Moderato Cantabile (p. 9). Au cinéma par contre, elle écrit tout de suite avec plus de liberté (p. 69).
9Écrire, c’est donc déconstruire la langue, mais aussi déconstruire les structures et les éléments visuels (p. 73‑74). La déconstruction a lieu à tous les niveaux : linguistiques, narratifs, thématiques. Pour déconstruire la relation amoureuse, elle se concentre toujours sur les débuts et les fins des liaisons (p. 36). En choisissant l’inchoatif, elle évite le traitement narratif : elle n’a pas à raconter, par exemple, la relation entre Lol V. Stein et Michael Richardson en se concentrant sur le bal, la fin de leur histoire. Sur le tournage d’Agatha en 1981, Duras se moque du cinéma américain qui filme le quotidien des couples mariés (p. 36).
10En écrivant sans cesse et en variant les supports, Duras affirme sa voix unique et engagée.
S’engager
11Écrire est un acte contingent. Duras écrit dans son ici et son maintenant, avec son corps, ses souvenirs. C’est aussi son moyen de s’engager dans le monde.
12Elle s’est intéressée aux faits divers, à l’histoire et aux questions de société. J. Cléder ne fait pas l’impasse sur l’article « Sublime, forcément sublime, Christine V. », peut‑être le plus décrié parmi les textes de Duras. Paru dans Libération le 17 juillet 1985, il est souvent présenté comme une énième preuve de l’acharnement des médias contre une innocente mère en deuil. Duras a‑t‑elle rejoint la meute décrite par Laurence Lacour8 ? Selon J. Cléder, non, car elle utilise du conditionnel et surtout son propre style. Christine V. n’est pas la mère de l’enfant assassiné mais un personnage durassien. L’écrivaine ne parle pas du crime qui passionne toute la France, mais d’elle‑même, de la société française et de la condition féminine9.
13La dimension politique de l’œuvre durassienne n’échappe pas à J. Cléder, mais tout comme Dominique Denès, il n’en fait pas pour autant une autrice politique10. De même, la dimension féministe de l’œuvre n’en fait pas une féministe. Duras est une femme dans un monde d’hommes (p. 7, 64‑67). Tout en se tenant à l’écart des discours militants, elle a revendiqué sa féminité et à chercher à « décontaminer la création féminine des influences masculines » (p. 65). Elle ne s’est pas battue pour l’égalité mais pour affirmer sa différence (p. 8, 65). Cette affirmation passe par la dénonciation des injustices faites aux femmes. Elle a vu, enfant, sa mère spoliée par l’administration française. Cet épisode est central dans Un barrage contre le Pacifique et L’Amant. Cette spoliation a lieu « parce que c’est une femme » (p. 90). Duras confie à Bernard Pivot que les fonctionnaires « l’avaient vu venir » : une femme sans mari et avec trois enfants11.
14Duras n’a jamais été satisfaite par les actions politiques, aussi s’engage‑t‑elle dans ses œuvres (p. 92). Au sens propre, elle y est présente (p. 22), on pense par exemple au visage sur lequel s’ouvre L’Amant et où le temps s’écrit comme sur du papier ou de la pellicule (p. 16, 75). Toujours Duras parle d’elle mais sans jamais tomber dans l’autobiographie. Au sens figuré, elle prend le parti de ceux qui sont exploités et veut libérer son audience des stéréotypes et du prêt‑à‑penser. Elle entend ainsi proposer une alternative au cinéma commercial qu’elle nomme « milliardaire » (p. 93, 118) sans pour autant faire du cinéma d’auteur. Elle se livre à des expériences comme dans Son nom est Venise dans Calcutta désert. Elle réécrit India Song à partir des lieux vidés par la mort : même musique, même scénario mais d’autres images… Ses expériences ont pour but non seulement d’offrir des points de vue différents mais surtout de s’affranchir des contraintes théoriques, budgétaires ou sociales.
15Affranchie, Duras n’est pas sur la photo des auteurs des éditions de Minuit en 1959 (p. 64). Proche du Nouveau Roman, elle n’en fait pas pour autant partie. J. Cléder fait ressortir son unicité. Qu’elle crée des livres ou des films, Duras le fait à sa façon.
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16Le petit ouvrage de Jean Cléder répond à la commande de l’éditeur et dégage « la force icônique de Marguerite Duras » (p. 10). L’auteur, par des choix personnels dans l’œuvre et la vie de l’autrice, parvient à nous montrer qui elle était : une écrivaine originale réalisant des livres et des films. Elle était plus encore : dramaturge, alcoolique, mère… Cependant, l’incomplétude nous a été annoncée d’emblée et on ne peut donc pas la reprocher à J. Cléder, qui d’ailleurs nous donne envie d’en savoir plus. Pour cela, un seul moyen : la lecture. C’est là que se rejoignent le cinéma et la littérature comme nous l’enseignent les œuvres de Duras, mais aussi de Godard, qu’elle a rencontré pour Arte en 1987 (p. 126).