Utopie ou le désir, d’ailleurs ?
L’impossible définition
1Ce titre de Thomas Bouchet est peut-être celui qui incarne le mieux l’exigence de la collection « Le mot est faible », placée sous l’égide de Georges Orwell. En effet, prévient l’auteur dès l’ouverture de son ouvrage, utopie est un « mot-caméléon », qui « ne tient pas en place », puisque « la mise au pas l’affaiblit1 ». L’objectif affiché n’est pas, car ce serait une gageure, de le définir, même pas de le « circonscrire », mais de suggérer des questions qu’il soulève et de retrouver les enjeux particuliers liés à son emploi en contexte.
2« L’utopie », ou plutôt les utopies, car à un singulier qui peut s’avérer négativement connoté (surtout lorsqu’il est affublé d’une majuscule2) peut répondre un pluriel des cas et des circonstances. C’est en effet « un mot qui nous parle de notre relation au monde, aux autres et à nous-mêmes3 ». L’auteur déplie alors la notion en s’intéressant aux utopistes, ces « doux rêveurs », mais aussi parfois devenus « fanatiques ». Vocable recouvrant une grande diversité de situations, l’utopiste, de même que l’utopie, balance entre rêve et cauchemar, lorsqu’il essaie d’appliquer à toute force dans ce monde réel et imparfait la perfection formelle des idées. Entre ces deux versants opposés, le chercheur ne semble pas vouloir choisir au départ, laissant ouvert le foisonnement définitionnel d’un mot qui semble finalement connoté positivement pour l’auteur. Ainsi déplore-t-il à juste titre le lien qui a pu être fait entre l’île de Thomas More et les totalitarismes apparus trois siècles plus tard. Quelques traits émergent toutefois, points communs aux utopies ; les utopies historiques, politiquement très marquées, sont souvent plus « projets irréalisables » que « lieux inaccessibles » – ainsi que le suggérait pourtant l’étymologie du mot. Une tension vers l’ailleurs qui explique pourquoi ce vocable est intrinsèquement mouvement, devenir et horizon d’attente.
3L’ancrage historique de l’utopie est essentiellement étudié dans le xixe siècle, lorsqu’il s’agit pour les socialistes (par exemple Marx et Engels, mentionne le chercheur) de se séparer de l’appellation pour donner un caractère plus « sérieux », plus « scientifique » à leur théorie politique. (Et c’est à ce point de l’ouvrage que l’on aurait peut-être pu connaître les présupposés politiques de l’auteur. Qu’en est-il de son opinion personnelle sur le lien entre socialisme et utopie ? Voilà un élément qui transparaît à ce point de l’ouvrage sans être explicité.)
Mouvement et devenir
4C’est finalement la notion de mouvement qui s’avère un point de départ pour une ébauche de définition, la seule à laquelle se livre finalement Thomas Bouchet : « ce qui porte en soi la capacité d’ouverture vers le non encore présent4 ». Mais ce « caractère furtif » ne rend pas les utopies désespérantes pour autant, car le mouvement n’est pas l’inaccessible. L’auteur évoque, à titre d’exemple, l’hétérotopie chez Foucault ; notion que le chercheur évoque sans plus la développer. Elle est toutefois très intéressante à expliquer ici, car elle entre en résonance avec les deux étymologies possibles détaillées au début, ou-topia et eu-topia.
Mais ce qui m’intéresse, ce sont, parmi tous ces emplacements, certains d’entre qui ont la curieuse propriété d’être en rapport avec tous les autres emplacements, mais sur un mode tel qu’ils suspendent, neutralisent ou inversent l’ensemble des rapports qui se trouvent, par eux, désignés, reflétés ou réfléchis. Ces espaces, en quelque sorte, qui sont en liaison avec tous les autres, qui contredisent pourtant tous les autres emplacements, sont de deux grands types.
Il y a d’abord les utopies. Les utopies, ce sont les emplacements sans lieu réel. Ce sont les emplacements qui entretiennent avec 1’espace réel de la société un rapport général d’analogie directe ou inversée. C’est la société elle-même perfectionnée ou c’est l’envers de la société, mais, de toute façon, ces utopies sont des espaces qui sont fondamentalement essentiellement irréels.
Il y a également, et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu’ils sont absolument autres que tous les emplacements qu’ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, les hétérotopies ; et je crois qu’entre les utopies et ces emplacements absolument autres, ces hétérotopies, il y aurait sans doute une sorte d’expérience mixte, mitoyenne, qui serait le miroir5.
5Ces lieux où s’invente quelque chose sont précis et réels, mais ce sont des « contre-espaces6 ». Ils peuvent faire cohabiter plusieurs espaces en un seul, et se retrouvent dans toutes les cultures.
6L’utopie fonctionne bien comme lien fantasmé entre des espaces. Les mouvements de réfugiés du xxe et xxie siècle ne sont qu’esquissés ici, mais ce sujet apparaît comme évidemment lié à l’utopie (d’autant plus avec le titre de ce chapitre, « Un aller simple ? »).
7Expérimentations, réinventions perpétuelles, voici qui est proposé comme un fil rouge pour relier des expériences aussi diverses que celles des owenistes, des Pilgrims fathers ou du Bauhaus. La force créatrice des utopies est sans cesse soulignée par Thomas Bouchet.
L’imagination
8Utopie fonctionne donc comme « un double mouvement critique et poétique7 ». Cette pensée en route, celle de Rabelais ou de Fourier, est liée à l’imagination sans bornes, à l’humour, qui permettent une mise en question des ordres préétablis par des « mots voyageurs, fluides, mots en liberté qui s’affranchissent des contraintes ». Et de manière réciproque, quand l’imagination est impossible, pas d’utopie, a précisé l’auteur dès le début. L’imagination dans sa fonction de projection vers l’avenir, vers l’ailleurs, sa capacité de mouvement, et d’anti-résignation, forme bien entendu le lit de toutes les utopies. Sans limite, dans l’écart et la folie – les « chemins de traverse », dit Thomas Bouchet – l’imagination est bien cette « reine des facultés8 » qui fait advenir le devenir.
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9Ce petit texte contient un très grand nombre de pistes ouvertes sans être explorées, faute de pouvoir détailler dans ce format résolument court. Il a le mérite de faire jouer ensemble philosophie, théorie politique et histoire, sans trop entrer dans le champ artistique ou esthétique. À la difficulté énoncée en ouverture, celle de définir « l’utopie », un mot par nature sans cesse changeant, et qui ne supporte pas la clôture, répond ainsi un texte foisonnant et riche de propositions de recherche.