Le poème contemporain & le lecteur : pour une poétique du corps récepteur
1Lire la poésie contemporaine : pour analyser cette expérience, l’auteure de ce livre remet en jeu les outils que les études de réception ont élaborés depuis la fin des années 60 (à partir de la fondation de l’École de Constance) et développés notamment dans le champ narratologique, autour de Lector in fabula (1979) d’Umberto Eco. La question soulevée par ce livre est donc théorique et historique : l’objet épochal de la poésie contemporaine appelle‑t‑il une nouvelle sémiotique et une nouvelle herméneutique de la réception ?
2L’étude est centrée sur un corpus qui s’étend de 1960 à 2011, et plus spécifiquement sur quatre livres : Ferrements d’Aimé Césaire, La Chute des temps de Bernard Noël, Xbo de Dominique Fourcade et Alors de Florence Pazzottu1. Ce choix, qui n’exclut pas d’autres références (à Philippe Beck et Jacques Dupin, par exemple), repose sur la perspective adoptée : dans ces livres, le poème contemporain présente une trame mimétique problématique, à partir de laquelle l’expérience de lecture doit être examinée. Mais les œuvres en question présentent aussi une intensité événementielle, qu’elle tienne aux effets sonores et rythmiques, aux images et actions évoquées, ou à la polyphonie, qui empêche de les percevoir comme des exposés abstraits. La démarche adoptée par Béatrice Bloch consiste donc à examiner, dans un premier temps, la validité des outils mis en œuvre dans les études de réception du récit de fiction, où la mimesis est imitation d’actions susceptible de permettre au lecteur de s’immerger dans le monde représenté. Ces outils sont ajustés au fil de l’analyse à l’expérience lectorale du poème contemporain, où la cohérence diégétique est incertaine. Dans un deuxième temps, c’est l’implication d’un corps mentalisé du lecteur qui est étudiée, au travers de son expérience sensorielle physique ou imaginaire. Les formes combinatoires des effets d’immersion fictionnelle, de l’aesthesis et les résonances affectives de ces expériences sont analysées dans une troisième partie de l’ouvrage.
Habiter le monde du poème, transformer l’être‑au‑monde du lecteur ?
3La première partie de l’ouvrage suit le cheminement du lecteur à la découverte du monde représenté dans le poème, monde marqué par une incomplétude susceptible de faire obstacle à la lisibilité. L’absence de densité de la diégèse, conçue moins comme monde possible (suivant la théorie d’Eco) que comme ensemble de relations, déjoue les prévisions du lecteur, qui est invité à s’inscrire progressivement dans un univers de réseaux parfois mouvants, auquel il n’est pas introduit en amont : cette hypothèse s’appuie sur la notion de figurativisation élaborée par David Gullentops2. L’analyse du corpus introduit aussi une variation dans la définition des actants du poème. Tantôt figures vivantes, mais irréductibles à la notion de personnage (la langue, le corps, la poésie elle‑même chez Fourcade), tantôt substrats sans propriétés fixes (chez Césaire), les forces motrices du monde représenté ont peu à voir avec leurs équivalents narratologiques. L’analyse de l’événementialité appelle un autre déplacement, car si elle subsiste dans le poème contemporain, elle ne résulte pas nécessairement de l’action à l’intérieur d’un temps vectorisé (notamment chez Bernard Noël). Les transformations peuvent affecter la texture formelle du poème et les modalités affectives du discours plutôt que le monde représenté, et elles peuvent être démultipliées par une médiation polyphonique. La première partie de l’ouvrage se clôt sur un chapitre consacré à l’analyse de la force illocutoire du poème, qui croise avec une impressionnante expertise l’outillage de la linguistique, celui des sciences cognitives et celui des neurosciences (p. 103 à 121). Ce chapitre, qui vise à définir « le type d’immersion du lecteur » en poésie contemporaine, aboutit à l’idée d’intensification, plutôt que de projection, du corps du lecteur, même fragmenté et désancré d’une assise personnelle, suivant l’allure passablement indéterminée du monde du poème, auquel conduisent les embrayeurs dans le texte.
4Dans cette première partie, l’analyse s’attache à une temporalité restreinte de la lecture : l’auteure examine ainsi la manière dont le lecteur appréhende l’univers représenté au moment de sa découverte. Si une démarche herméneutique est nécessairement engagée dans cette appréhension, l’enjeu ne vise pas ici une temporalité longue, ni un geste récurrent à visée heuristique, tels que Michael Riffaterre l’examine dans Semiotics of Poetry (1978), au travers du repérage, par le lecteur, d’une matrice signifiante qui sous‑tendrait les isotopies du texte. À partir de cette expérience première, telle qu’elle est définie dans sa spécificité par confrontation avec l’approche narratologique, l’enquête pourrait être déployée dans la voie d’une stratification de l’instance lectrice établie par Vincent Jouve dans L’Effet‑personnage dans le roman3, entre le lisant, le lu et le lectant. Dans l’ouvrage de B. Bloch, l’expérience de lecture est examinée essentiellement à travers le prisme du lisant, c’est‑à‑dire de la lecture coopérant à l’effet de créance, puis à travers l’aesthesis de la lecture, dans une deuxième partie. L’investissement pulsionnel ou fantasmatique du lu et l’exercice critique du lectant affleurent dans ces deux perspectives, lorsqu’ils sont mobilisés par tel ou tel texte. Comment l’intensification du corps mentalisé du lecteur dans une expérience immersive très spécifique trouve‑t‑elle une résonance intime en lui et le transforme‑t‑elle, dans une fréquentation durable des textes, qui n’exclut pas leur lecture critique et créatrice ? Qu’est‑ce qui résulterait d’une dialectique impliquant les perceptions d’un univers mimétique, même troué, l’investissement fantasmatique et la conscience critique développée dans la lecture de poésie contemporaine ? L’analyse fine de B. Bloch engage cette réflexion. Au début d’un chapitre intitulé « Infléchir ses perceptions » de son essai Façons de lire, manières d’être, Marielle Macé formule ainsi la question :
Comment un style littéraire peut‑il donc nourrir une disposition sensible ? Il arrive que l’approfondissement d’une forme et l’insistance de quelques préférences suffisent à la stylisation d’une existence4.
5Les témoignages de lecteurs, dans le livre de M. Macé, que sont par exemple Sartre, Barthes, Bourdieu, portent sur des textes de la modernité. Le travail de B. Bloch soulève la question d’une stylisation lectorale dans et par le poème contemporain.
6Ce questionnement sur des styles de réception, à l’horizon de cet ouvrage, est articulé d’emblée à une perspective descriptive portant sur le poème contemporain lui‑même :
De là surgit une caractérisation des textes poétiques selon qu’ils sont plus ou moins convergents ou divergents dans leur structure et qu’ils s’offrent un accès plus ou moins aisé selon le style personnel de chaque lecteur. Certains textes découragent‑ils l’entrée du lecteur ? D’autres obligent‑ils à des expériences de suspens qui peuvent être déstabilisantes, lorsque le sens est repoussé vers une ouverture indéterminée ? Ce sont de telles questions qui ont conduit Reuven Tsur à s’interroger, tout comme Jean‑Marie Schaeffer5, sur la perceptibilité des structures du texte par le lecteur et sur la variabilité des réceptions possibles […]. (p. 20).
7Cette perspective qui tend vers des styles d’individuation dans la lecture suggère que le lecteur pris en considération par B. Bloch est le lecteur réel plutôt que le « lecteur modèle », pour reprendre le concept d’Umberto Eco dans Lector in fabula. L’étude articule cependant, tout au long de son cheminement, des lois générales de la réception poétique contemporaine et les témoignages de lecteurs soumis à l’expérience du poème. Cette articulation du mouvement de théorisation et de l’expérimentation donne une grande force aux démonstrations, qui rejoignent ainsi l’hypothèse initiale, reprise de Tsur6, d’un « style cognitif divergent » de la lecture spécifiquement poétique (p. 17). Ce « style divergent » renvoie à la simultanéité de l’immersion et de l’expérience esthétique. Ce deuxième pan est étudié dans les deuxième et troisième parties de l’ouvrage.
Devenir le corps‑lecteur du poème
8Le corps mentalisé du lecteur est mis en mouvement par des expériences sensorielles : l’étude en distingue deux grands types, celle des images et celle de la musicalité. L’attention, divisée entre décryptage de la signification et expérience esthétique, ne désinvestit pas en poésie les formes sonores, visuelles et rythmiques. Elle implique de surcroît le vécu individuel du lecteur. L’étude porte alors sur la coalescence de ces différentes expériences, suivant les œuvres du corpus. Ainsi, les modes de réception des images sont échelonnés depuis l’allégorie jusqu’à l’image‑énigme, en passant par la mentalisation de l’image sensorielle : une créativité imageante persiste dans le poème contemporain, et la lecture des auteurs du corpus détermine des combinaisons singulières. Lorsque le filage des images vient à manquer, lorsqu’une instabilité transformatrice prédomine, le poème devient hermétique. Mais l’auteure s’appuie sur la notion de figurativisation pour intégrer à ces analyses la dynamique de la lecture, qui impute aux images et aux motifs textuels des virtualités de sens qui forment une saisie ouverte et continuellement renouvelée, sans que la notion de terminus interprétatif soit pour autant exclue.
9L’analyse de la réception musicale du poème se fonde sur la découverte scientifique d’un module de sonorisation, voire d’oralisation intérieure, qui met en jeu les mêmes zones du cerveau que la prononciation. Remarquons que cette étude rejoint alors, à partir d’outils différents, les thèses de la poétique de l’énonciation lyrique comme énonciation subjective ouverte, partiellement désancrée et adressée, invitant structurellement à la ré‑énonciation7. Les notions de « stimmung » et de tonalité affective, déterminantes dans le « pacte lyrique » défini par Antonio Rodriguez8, sont prolongées en direction d’une rythmique, d’un tempo qui caractérise la manière d’être au monde et de se porter vers lui. Les différentes théories du rythme sont convoquées par B. Bloch pour définir les formes de cette tension dynamique, que le lecteur du poème adopte, ou du moins à laquelle est soumis son corps mentalisé. Depuis les rythmes graphiques, la « munificence extrême des rythmes césairiens » (p. 194) jusqu’aux rythmes phonématiques de D. Fourcade, en passant par l’écriture pulsatile de B. Noël et la « syntaxe lourée » dans les stances de F. Pazzottu (p. 207), l’analyse établit le pouvoir de chaque tempo spécifique et la manière dont il s’articule à une réception thymique, cette connexion ayant une large part dans l’intensification du corps lectoral dans la poésie contemporaine.
10La dernière partie de l’ouvrage porte sur la combinaison des « grains », unités sensorielles minimales, en « spectres », suivant des lois (ajustées par les individus lecteurs) déterminant des seuils de saturation, ou au contraire une « fluence » particulièrement aisée. Ce cadre épistémologique induit une définition spécifique de la lecture poétique :
Lire ne serait plus, comme c’est le cas en fiction, respecter l’univers possible de la fabula, au sens où Umberto Eco propose que toute lecture de fiction ait comme limite extrême, pour son interprétation, le respect des individus, des propriétés et des lois de l’univers fictionnel, les interprétations allégoriques étant limitées par le respect de l’intentio operis, mais ce serait, dans le cas de la poésie, respecter, dans la saisie du texte, les conditions établies par les couleurs spectrales en jeu, dominances de formes rythmiques, d’images ou combinaisons entre tous ces grains (la question de la limite allégorique ne se posant que pour les figurativisations) (p. 226).
11L’auteure expose ensuite les résultats d’une enquête menée auprès de groupes de douze lecteurs environ, qui ont été interrogés sur leur réception de poèmes extraits des œuvres du corpus. Il s’est agi de dessiner les spectres de l’expérience de lecture, leur dynamique de convergence ou de divergence, la primauté de la figurativisation ou de la « rythmaison », et leur articulation aux signifiés. Certaines collectes de réponses font émerger des lois. Ainsi, chez Césaire, l’intensité de l’expérience est liée à la coprésence de deux grains qui ne présentent pas de complexité, mais qui proposent deux expériences fortes. Chez B. Noël, dans « La moitié du geste », la stabilité rythmique favorise la visualisation des images, dont la figurativisation stimule des atmosphères affectives contrastées de bonheur et d’angoisse. Chez D. Fourcade, le grain rythmique complexe crée des événements jubilatoires pour le lecteur, qui naissent d’une créativité partagée : le lecteur participe à la recréation d’un langage apte à observer le réel et la vie de l’être humain. Enfin, le spectre hautement homogène du poème « à L.R » de F. Pazzottu, mimétique de la vie quotidienne, invite à s’immiscer dans le texte.
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12En conclusion, l’auteure expose les différents plans sur lesquels se déploie l’expérience rythmique ainsi que leur « encastrement ». La poésie aurait une plus grande capacité que certains textes de fiction narrative à agir sur le corps du lecteur, du fait de cette complexité et plus spécifiquement, du rythme phonémique qu’elle implique. Elle affecte alors un corps sensoriel mental, moins par immersion que sous la forme d’un « corps frappé », intensif. Mais ce corps n’est pas totalisant, l’expérience est faite de sensations parcellaires mentalisées, animées par une articulation intérieure de tension et de détente. L’auteure émet l’hypothèse que cette expérience engendre moins des représentations cérébrales de sensations et de mouvements qu’elle ne s’appuie sur une oralisation intérieure et des mouvements corporels imaginaires. Le « corps‑esprit » du lecteur est donc intensifié par des vécus partiels, qui déclenchent les « étincelles » d’une expérience affective corollaire, qu’il resterait à explorer plus avant. Ces émotions viennent se lier d’après l’auteure à celles qui émanent de la figurativisation. Comment les spécifier, et en spécifier l’origine dans les différents types de « spectres » esthétiques ? La conclusion formule cette piste de travail, ainsi qu’une interrogation sur la réception dans le cas d’une lecture du poème par un autre. Le champ défini étant celui de la poésie contemporaine, où lectures publiques et performances se sont généralisées, il s’agirait d’enquêter parallèlement sur les réceptions par le lecteur et par l’auditeur.
13L’ouvrage se clôt sur une question de temporalité, qui viendrait étoffer une étude très outillée et très précise :
[…] de quelle manière la poésie contemporaine plaît‑elle au lecteur, quel temps lui est nécessaire pour qu’il se sente en terrain connu et mette en place des repérages pour apprivoiser l’inconnu ? (p. 304).
14Cette perspective éclaire celle de l’ouvrage tout entier : la réception est ici conçue comme apprivoisement, cheminement dans un univers de représentations et de formes sensorielles qui tend vers la compréhension, la participation et peut‑être, le plaisir. La démarche a suscité une épistémologie des études de réception de la poésie qui n’avait pas encore été constituée. On pourrait la déployer en direction de son envers, à savoir la question de l’illisible comme part constitutive de l’expérience poétique du lecteur. Car l’illisibilité n’est pas seulement ce qui résiste au déchiffrage, c’est la formulation d’un jugement sous‑tendu par une idée de la poésie, et qui pose un seuil dans une décision subjective : Bénédicte Gorillot expose ces enjeux dans son introduction à l’ouvrage collectif L’Illisibilité en questions9. Et la négativité, dans l’expérience du lecteur, bien analysée par Béatrice Bloch, pourrait être rapportée à la perception du fait poétique contemporain, ou du moins à un certain fait poétique contemporain ainsi formulé dans la préface de L’Illisibilité en questions : la poésie « s’occupe surtout d’interroger la fonction phénoménologique du langage et les conditions de (l’échec de) la communication verbale entre les êtres parlants10. » À la notion de communication, Christian Doumet avait opposé dans Faut‑il comprendre la poésie ?, une « vibration » « entre deux perceptions qui n’ont rien de commun11 », vibration qui peut interrompre le flux de la dénotation, voire du sens allégorique. La question de la temporalité soulevée par Béatrice Bloch trouve alors une réponse dans la figure d’un « en aller, d’une aventure », qui « nous introduit à la face cachée du sens12 ». Ou peut‑on suivre cette suggestion de Christian Doumet : « Il faudrait pouvoir lire un poème comme on se laisse absorber dans le temps nul de la pendule de Cézanne, comme on cherche à saisir le papillon fuyant du pan de mur jaune13. » ?