Sauver la fable sous la Réforme (XVIe‑XVIIe siècles)
Une longue histoire
1L’appropriation du matériau mythologique gréco‑latin dans les littératures européennes est un processus lent et complexe, et passionnant tant il dit de choses qui touchent à l’esthétique, à la perception de l’antiquité et à la pensée religieuse.
2On le sait depuis La Survivance des dieux antiques (1980) de Jean Seznec : contrairement à ce qu’une opposition factice entre Moyen Âge et Renaissance pourrait faire croire, l’Antiquité païenne survit dans les arts et dans les cultures médiévales. Les mythes, remis en cause dès l’antiquité tardive, sont sauvés aux yeux de leurs détracteurs grâce à l’idée qu’ils rapportent des faits passés en les déformant (tradition historique), qu’ils décrivent la combinaison des éléments de l’univers (tradition physique), qu’ils expriment de manière déguisée, sous le manteau de l’allégorie, des vérités philosophiques ou morales (tradition morale)1. La Renaissance prolonge cette survie ; elle a aussi fixé certaines images des divinités gréco‑latines et inventé une forme d’érudition mythologique2. Les réflexes foncièrement historicistes de l’humanisme, qui a peut‑être inventé le « péché » d’anachronisme3, ont sans doute contribué à poser une question relativement nouvelle vers le xvie siècle : peut‑on traiter des dieux païens et d’histoires mensongères dans une littérature qui souscrit très largement au christianisme ? Cette réticence remonte à la République de Platon et au christianisme ancien. Elle est accentuée, à la Renaissance, par la Réforme protestante qui s’accompagne d’une forme de radicalité revendiquant la rupture avec un catholicisme romain présenté dans la polémique religieuse comme néopaïen ; la Réforme accorde une attention toute particulière au développement de la poésie reliée au chant religieux et à la lecture de la Bible en langue vernaculaire. Du côté catholique, on adopte cette approche confessionnelle des arts avec d’autres accents peut‑être, plus tardivement sans nul doute.
Soupçon sur la fable : une doxa à nuancer
3Le présent volume, dirigé par Alice Vintenon et François Poulet se propose d’explorer la manière dont on a sauvé la fable malgré ce soupçon renouvelé par la Réforme – entendons par fable les récits mythologiques taxés de mensonge distrayant ou utile, mais aussi la « fiction littéraire » (p. 17) en général, entachée du même soupçon par contamination. L’ouvrage n’attaque pas directement la question épistémologique du statut de ce mentir‑vrai qu’est la fiction. Les théories de la fable ont déjà l’objet d’un travail fondamental écrit par Teresa Chevrolet sur lequel l’introduction et les contributions s’appuient4. La Réforme et la Fable se fixe pour objectif (largement atteint) de « nuancer […] et [d’] interroger les modalités » (p. 17) d’une méfiance renouvelée dans un contexte déterminé. Ces actes d’un colloque tenu à Bordeaux se signalent par la précision d’une thèse qui n’en laisse pas moins la place à une diversité de contributions : celles‑ci ne se ressemblent pas, mais paraissent toutes entrer dans le même questionnement. L’introduction riche et précise et la bibliographie finale en font même un livre de synthèse sur une question cruciale pour cette époque de la littérature5. Ce n’est pas chose aisée pour un volume d’actes : le pari est pourtant réussi.
4La première partie aborde les commentaires réformés de fictions païennes ; la seconde les fictions « évangéliques » (qui ne relèvent pas de Genève, mais plus tout à fait de Rome) ; la troisième l’œuvre du pasteur et humaniste Simon Goulart ; la quatrième les logiques pédagogiques et didactiques de plusieurs textes issus des milieux réformés traitant avec la fable ; la cinquième propose une série d’études de cas qui montrent la diversité des traitements de la fable dans la poésie réformée ou évangélique. La seconde partie ne comprend que deux articles : le texte d’Adeline Desbois sur François Habert aurait pu figurer la cinquième partie, mais il fallait faire la place à l’inclassable Rabelais6.
5L’introduction rappelle comment les reproches traditionnels, communs à Platon et au christianisme, adressés à la fable, sa vanité, son immoralité, et son impiété, se trouvent actualisés dans la dynamique propre aux lettrés réformés. La même introduction insiste à raison sur un facteur crucial, le rejet par la Réforme de l’allégorie traditionnelle7, et l’effort de simplification de la mécanique allégorique à la Renaissance (Réforme ou non), déjà remarqué par Henri de Lubac8. Cette évolution est directement perceptible dans la manière dont l’humanisme réformé comment les textes mythologiques. Dans un article consacré à Melanchton, réformateur et penseur de la rhétorique, trop peu étudié en français, et pourtant capital dans les littératures européennes, Isabelle Pantin montre comment celui‑ci adopte une règle du sens principal et se livre à ce qu’on aurait envie d’appeler une réforme de la fable. Christine Deloince‑Louette montre ailleurs que les commentaires réformés appliqués à Homère sont recentrés sur une lecture rhétorique et textuelle. Céline Bohnert montre l’historicisation de l’approche (lecture évhémériste) à l’œuvre dans le commentaire des Métamorphoses de Georg Schuler (1555).
Pédagogie
6L’usage de la fable au service de la pédagogie méritait une attention particulière, puisque les humanistes réformés ont initié précocement une refonte du système d’éducation, avant les synthèses jésuites en ce sens et parallèlement aux tentatives d’Erasme. Les « fables antiques » – c’est‑à‑dire de courts récits sur le modèle ésopique, qui n’est pas cantonné à la thématique animalière – ont connu une forme de « prestige » dans les cercles protestants allemands, comme le montrent Antoine Biscéré pour le xvie siècle, puis pour le xviie siècle Inès Kirschleger qui met en évidence la plasticité des interprétation du Loup et l’Agneau, ainsi que Christabelle Thouin‑Dieuaide qui détaille l’importance de leur utilisation dans les sermons : dans cette perspective savante, il aurait été utile de rappeler au lecteur profane le rôle crucial des fables antiques dans la formation rhétorique ; Quintilien invite à deux types principaux d’exercices de rédaction : les fables et les sentences9.
7La fable est aussi un outil polémique pour les évangéliques dans une satire qui consiste à dénoncer la fictivité de toutes les conceptions de ses partisans – et donc a fortiori la fictivité des dogmes catholiques. Cet aspect n’a guère pu être développé au‑delà de l’introduction, faute de place.
Poétique confessionnelle ?
8La poétique telle que conçue par les lettrés protestants opère certes un choix des thèmes qui ne joue pas en faveur de la fable païenne. Elle semble par réflexe valoriser les modèles historiques ou bibliques (strictement conçus sur le même plan) : on voit ainsi la façon dont Calvin traite du roi Cyrus, personnage historique, objet de récits quasi‑fabuleux chez Hérodote et Xénophon – Calvin en retient les plus miraculeux, conformes à son idée providentialiste d’un Cyrus fléau divin, ce qui inspire à Ruth Stawarz‑Luginbühl, dans son article, le terme de « fiction historico‑théologique » (p. 141, titre). Les autres exemples battent en brèche la doxa d’un rejet massif de la fable chez les poètes réformés, dans la théorie comme dans la pratique.
9Dans la première moitié du siècle, on ne saurait parler de rejet, mais la question du statut de la fable se pose. Comme le montre Adeline Desbois‑Ientile, un poète de sensibilité évangélique comme François Habert (qu’il ne faut classer ni à Rome ni à Genève) cherche à créer une mythologie évangélique, caractérisée par une forme de tension entre les éléments fantastiques et le savoir issu de la foi chrétienne : un nouveau personnel se fait jour chez lui, dans lequel figure une nouvelle Pallas.
10À une période ultérieure, les poètes réformés affichent moins de tendresse pour la fable. Faut‑il pour autant parler de poétique confessionnelle ? De ce point de vue, on ne saurait ce livre apporte des approfondissements, des réponses diverses et en définitive nuance la doxa : en témoigne le propos de l’une des autrices (p. 391). Il ne s’agit pas vraiment de trancher, et c’est sans doute plus sage. Il suffit de montrer les différentes manières réformées de racheter la fable. De toute façon, toute approche fondée sur une perception moderne de l’appartenance confessionnelle s’exposerait à des considérations peu utiles du point de vue de l’appréciation esthétique et anachroniques du point de vue historique. Par ailleurs, cela supposerait de procéder à une comparaison minutieuse du même phénomène de méfiance dans l’œuvre de poètes moins marqués par l’exigence confessionnelle, catholiques gallicans ou catholiques militants. On songe à Joachim Du Bellay ou à Guy Le Fèvre de la Boderie, disciple de Ronsard qui, dans l’Encyclie des secrets d’éternité ou ses Meslanges, limite sa mythologie à Orphée et reprend la critique déjà initiée par les poètes protestants. Une des richesses de cet ouvrage stimulant est justement d’inviter à songer à des points de comparaison qu’il ne s’agissait pas de traiter d’emblée.
11L’enjeu de ce rejet ambivalent est partiellement confessionnel, il dépend aussi d’une sociabilité littéraire et polémique, elle‑même ambivalente. Comme on l’a déjà souligné, la fable est aussi un artifice stylistique, largement codifié par Ronsard et ses imitateurs dans la seconde moitié du XVIe siècle10. Ronsard lui‑même s’engage dans le camp catholique dès le début des guerres de religion (1562). Le ronsardisme est d’autant plus perçu comme néo‑païen ou catholique, ce qui revient au même chez les auteurs protestants. On n’en constate pas moins chez les poètes réformés une distance ambivalente vis‑à‑vis du ronsardisme (p. 393), de l’artifice stylistique qu’est la mythologie, selon un discours métapoétique que la pratique ne cesse d’aménager.
Contorsions poétiques
12Au final, ce qui frappe le lecteur, ce sont surtout les efforts déployés en tous sens pour se jouer de la fable. Les poètes (ceux qui sont présentés dans la cinquième partie, mais aussi çà et là) déploient une véritable inventivité, afin de satisfaire au précepte esthético‑confessionnel. Agrippa d’Aubigné donne droit de cité aux fables « sous condition », comme l’a écrit Gisèle Mathieu‑Castellani11 : un usage tantôt ponctuel, conditionnel, problématique, ou équilibré par des contrefeux ou contrepoisons. Audrey Duru montre ainsi comment l’œuvre d’André Mage se caractérise par un usage paradoxal de la fable, qui est condamnée mais s’impose au poète comme au peintre (p. 438)12. On trouve ainsi des formes censurées comme « Apollon feint » (p. 442). Simon Goulart recourt à une mythologie qui « avoue […] sa nature fictionnelle », comme le montre Olivier Pot (p. 248)13. Le Théâtre du monde de Goulart, étudié par Teresa Chevrolet, replacé dans le contexte d’une emblématique protestante qui intègre l’emblème non sans le dénoncer, permet de mettre en évidence un cas particulièrement intéressant de fable contestée dans son utilisation même : Goulart semble avoir voulu « exaspérer par un surcroît fictionnel l’incompétence de la fiction » (p. 233), de sorte que « la fable détient le pouvoir de sa mise à mort » (p. 234). La dimension dogmatique le dispute à la tendance parénétique favorable à la fable. Nadia Cernogora montre quant à elle la présence, dans les Hieropoesmes de Loys Saunier (1584), d’une fable‑repoussoir, opposé à un sens « aléthique ». L’importance poétique de ce qui est répudié est certaine : Saunier démonise la fable pour la sauver. Se jouer de la fable pour ne pas se laisser jouer par elle ? Il est avec la fable des accommodements que ce volume donne à voir de façon complète.