Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Mars 2022 (volume 23, numéro 3)
titre article
Julia Roumier

Pour une lecture renouvelée de la poétique des textes médiévaux : Jane H. M. Taylor

For a new reading of the poetics of medieval texts: Jane H. M. Taylor
Jane H. M. Taylor, Poétiques en mouvement pour le Moyen Âge finissant, Paris : Honoré Champion, 2021, 460 p., EAN13 : 9782745353405.

1Ce volume est constitué dune collection darticles reflétant le parcours de chercheur de Jane H. M. Taylor, réunissant les divers champs de la littérature médiévale auxquels elle s’est consacrée. L’ensemble met ainsi en valeur les démarches critiques pluridisciplinaires qui, depuis cinquante ans, ont renouvelé les études de littérature médiévale et que le professeur Taylor a su mettre tôt en œuvre. Professeur émérite de lUniversité de Durham, ayant également enseigné à Manchester et Oxford, Jane H. M. Taylor s’est consacrée au Moyen Âge tardif, en particulier aux immenses romans en prose alors même qu’ils étaient délaissés, avec notamment une édition pionnière du début du Perceforest (Genève, 1979). Ses publications ont aussi porté sur la poésie lyrique (The Poetry of François Villon, Cambridge, 2001), sur les anthologies lyriques (The Making of Poetry, Turnhout, 2007), ainsi que sur les romans arthuriens de la Renaissance, montrant ainsi la pérennité de cette matière arthurienne revisitée à l’époque moderne (Rewriting Arthurian Romance in Renaissance France, Cambridge, 2014). Ce volume rétrospectif de dimension autobiographique rassemble des articles s’étendant sur une longue période (1987 à 2011), un ensemble varié, portant aussi bien sur le contexte social des œuvres que sur leur poétique. Il offre ainsi l’accès à un parcours personnel en médiévistique, ses cheminements mais aussi, parfois, ses désordres, de son propre aveu : « je tenais à un choix qu’on pourrait ici aussi appeler archéologique : ne pas rationnaliser, ne pas planifier ; j’ai voulu suivre les méandres d’un périple de médiéviste » (p. 34). L’auteur a ainsi voulu ne pas actualiser les articles, mais uniquement mentionner ses repentirs et les publications récentes (en particulier les éditions).

2L’intérêt de ce volume chronologique est de retracer le parcours de Jane H. M. Taylor, après une introduction qui expose son cheminement au fil des rencontres humaines ou textuelles qui l’ont amenée à porter un regard novateur sur la littérature médiévale. Elle nous invite à des pas de côté pour explorer des œuvres délaissées, reconsidérer les acteurs oubliés du métier du livre, ou valoriser les effets de l’esthétique de la réception sur l’évolution du texte. Taylor a su soumettre les textes médiévaux à des démarches critiques nouvelles, tirées de différents champs disciplinaires dont elle a su adapter les outils à son propos1. Elle a ainsi mis à profit le structuralisme pour étudier le Perceforest, dès les années 1970 ; une approche anthropologique pour le Roman de Mélusine ; la sociologie dun Pierre Bourdieu avec le concept d’habitus ou le « braconnage culturel » dun Michel de Certeau pour éclairer la poésie lyrique ; elle a aussi étudié la réception de Jehan de Saintré à travers les miniatures, et celle des œuvres de Boccace à travers leur traduction : des démarches qui renouvelèrent le regard sur ces œuvres et tracèrent le sillon d’une méthodologie inventive dans lequel se situent aujourd’hui bien des travaux.

3Le volume, en dépit de la variété d’œuvres et d’époques traitées, s’articule sur des cohérences internes : la question « comment faire lire l’illisible ? » (articles 9, 10, 17), celle de la cohérence (13, 14, 15, 16), l’intertextualité (6, 7, 11, 18) et lhorizon dattente du lecteur, approches essentielles à l’ensemble des travaux de l’auteur. Plusieurs articles abordent en outre l’iconologie, étudiant la miniature comme relecture, avec les manuscrits du Jean de Saintré (article 4), du Chevalier des dames (article 8) et les gravures du Jardin de Plaisance (14 et 15). Ce florilège révèle l’intérêt non seulement de grands textes de la littérature médiévale (Villon), mais aussi les ouvrages moins connus, comme Le Jardin de Plaisance (auquel Jane H. M. Taylor a consacré en 2006 une étude de référence). Comme l’écrit Jane H. M. Taylor avec une louable honnêteté : « j’ai voulu par le choix de mes travaux, marquer les étapes, les tournants d’un parcours où j’ai moi‑même parfois du mal à trouver une logique » (p. 34). Cette sincérité donne sa force d’évocation stimulante au recueil ; l’auteur y montre l’influence sur la recherche du parcours de vie et des goûts personnels : « j’ai été inspirée et conduite par des curiosités et des enthousiasmes : le hasard d’une rencontre avec un texte inattendu, la découverte d’une nouvelle approche critique, un livre au programme, un manuscrit entrevu, un colloque appétissant » (p. 22). Cette vision marquée par la curiosité, la sérendipité et le principe de plaisir offre un regard renouvelé sur le travail de recherche.

La revendication d’une approche personnelle

4Dans son introduction, Jane H. M. Taylor revendique l’originalité de son parcours et de son approche des textes, depuis ses études à Oxford au début des années 1960 et par sa thèse dédiée à l’édition du Perceforest. Devenue Lecturer à Manchester, le tournant décisif pour l’auteur est sa rencontre avec Julia Kristeva en 1979 qui lui révèle l’intérêt du nouveau courant critique des structuralistes. Se saisissant des protocoles de lecture mettant en valeur la littéralité du texte, Jane H. M. Taylor s’est alors consacrée à des mal‑aimés de la littérature médiévale, pas ou peu étudiés, « ces romans enchevêtrés » (p. 17), souvent immenses que sont Perceforest, Ysaïe, Mélliador ou Le Papegau. Elle y a exploré les poétiques de la réitération et de la multiplication ainsi que l’intertextualité. Jane H. M. Taylor incite donc le lecteur à en comprendre la stratégie d’écriture, entre ressemblance esthétique et renouvellement. Mais la complexité de ces œuvres ne se laisse pas dompter facilement par les outils narratologiques : les méandres des récits intercalés, l’entrelacement des actants et la pluralité des focalisations obligent les auteurs à des stratégies spécifiques pour conserver la cohérence de leur œuvre, cohérence que notre vision anachronique peine souvent à percevoir. Dans le Perceforest, ce sont les tournois qui rythment le livre III, dans le Méliador de Froissart, c’est le schéma des « quatre amours se poursuivant en parallèle et en alternance » (p. 18) : Taylor cherche à débusquer cette cohérence interne aux œuvres.

5L’auteur invite donc à une analyse de la poétique faisant appel à l’« horizon d’attente » du lecteur, concept forgé par Hans Robert Jauss. Cette esthétique de la réception permet de remettre au cœur de la réflexion le lecteur, difficilement saisissable au Moyen Âge. Jane H. M. Taylor s’applique à le retrouver par une réflexion sur la traduction et l’illustration dans ce recueil qui constitue une poétique de la réception du texte médiéval (p. 19). En cela, elle se place dans la continuité des analyses interdisciplinaires menées par Mieke Bal sur l’actualisation du roman2. Taylor a ainsi mené une étude anthropologique fondée sur les recherches de Jean Piaget et la narration orale, avec les « schemata », structures d’action auxquelles le lecteur s’attend de voir correspondre le récit (ici appliquées au cas de Mélusine par Jean d’Arras). Une telle analyse correspond au tournant anthropologique pris par les études de littératures médiévales3.

6Jane H. M. Taylor frappe par la sincérité personnelle de son ton : elle explique son désir d’orienter sa recherche vers la réception par une anecdote personnelle (p. 20). En effet, responsable de la traduction de deux livres français, elle avoue avoir éliminé bien des élans lyriques dont elle avait pensé qu’ils ne trouveraient pas bon accueil auprès d’un lectorat britannique. Le chercheur se nourrit des activités annexes pour comprendre les auteurs qu’il étudie, la traduction en particulier étant un apprentissage des choix de l’écriture. Taylor s’est donc efforcée de révéler les modifications qui relèvent de cette opération d’adaptation à la mentalité réceptrice : en bref, selon son élégante formule : « une entreprise traduisante visant à naturaliser l’œuvre traduite, à la légitimer dans le champs du pays d’accueil » (p. 21), dans l’étude des traductions médiévales (articles 6 et 11) mais aussi dans un exemple du xixe siècle avec la traduction des poèmes de Villon par Swinburne (article 18).

Revaloriser la finesse des stratégies auctoriales

7Partant du constat que la titrologie4 ignore généralement les textes médiévaux et du souhait de souligner comment le titre médiéval peut contribuer à ces études, l’auteur s’attache au Livre du Voir Dit de Machaut afin de démontrer que les auteurs médiévaux ont mis en œuvre des stratégies plus complexes que ne l’estiment généralement les chercheurs5. Si les titres médiévaux sont prosaïques ou laissés au soin du copiste, certains se démarquent. En effet, bien des exemples signalent un goût du titre ludique ou trompeur, depuis L’Orloge amoureux de Froissart, ou La Salade de La Sale… comparé auxquels le Livre du Voir Dit parait quant à lui bien terne. L’intérêt de ce titre apparaît dans l’apparente assertion de vérité qui correspond aux « truth assertions » mis en évidence par Jeannette Beer6. Mais avec humour ce titre invite, se jouant des attentes du lecteur, à une lecture à contre‑pieds. Loin de la platitude descriptive qu’on prête souvent aux titres médiévaux, Machaut élabore une stratégie de manipulation de la curiosité du lecteur.

L’intertextualité & l’horizon de la réception

8Le volume est traversé par les questions de la réception, des remaniements et réécritures, particulièrement intéressantes dans le passage du manuscrit au texte imprimé, un travail que Taylor avait déjà abordé7. Dans un article consacré à Erec et Cligès, l’auteur explore les pas de côtés opérés par le translateur en prose afin d’adapter le texte à son espace de réception, la cour de Bourgogne. Ce processus d’acculturation offre un témoignage sur les points d’achoppement sur lesquels buttait la mentalité du xve siècle bourguignon. Ce sont des détails, the insignificant, qui révèlent les filtres culturels. La représentation de la cour d’Arthur est adaptée pour répondre à un modèle autoritaire. Jane H. M. Taylor souligne ce que la mise en prose contient de « creative treason », « celebrating and reviving an exciting literature which their patrons had lost the art of understanding » (p. 191). On retrouve le travail de Jane H. M. Taylor sur cette réinterprétation de la littérature arthurienne dans les imprimés de la première modernité dans sa participation récente à la somme publiée en 20208.

9L’article consacré à Boccace s’inscrit dans la continuité du livre sur la traduction comme réception9 dans lequel Jane H. M. Taylor invite à considérer non des œuvres entières, mais l’échelle bien plus modeste du mot, de la phrase. Elle démontre que la traduction de De Mulieribus claris de 1401 comporte des choix constituant une véritable herméneutique. Les dittologies créent un effet persuasif, avec le choix d’un champ sémantique négatif pour les personnages féminins, biaisant fortement le texte source. Jane H. M. Taylor s’intéresse également à la littéralité des Huitains du Lais de Villon, à leur intertextualité et propose d’y voir ce que Michael Riffaterre appelle catachrèse ou agrammaticalité10, un corps étranger au texte qui force une lecture rétroactive du poème et un recours au hors texte. Jane H. M. Taylor propose du Lais « une lecture d’une exubérante complexité » (p. 207), les Huitains placés en catachrèse étant par leur intrusion une invitation à la réflexion et à la perception de l’intertextualité. En transparence apparait une « histoire plus étoffée d’amour et de folie », visible à condition de comprendre la forte organicité du texte.

10L’ouvrage offre aussi une ouverture au contemporain, avec la traduction de l’œuvre poétique de Villon par un pré‑raphaélite. Le xixe siècle redécouvre la poésie lyrique de la fin du Moyen Âge sous une forme idéalisée. Au contraire, Swinburne, par sa traduction de Villon, « lançait un défi audacieux à la société bien‑pensante d’un Londres victorien ». Sa traduction donne à voir sa sympathie pour un Villon qu’il revisite par une identification. S’appropriant son œuvre, il la réinvestit sans la trahir. Cette étude clôture le volume, invitant à explorer plus encore la façon dont cette littérature revit dans ses lectures postérieures.

La question de l’illisible

11La réflexion sur l’illisible revient à plusieurs reprises au fil du volume. Les articles 9 et 10, portant sur l’œuvre de Villon, sont issus de l’expérience de Jane H. M. Taylor comme enseignante. Ses étudiants voyaient en effet Villon comme un poète prisonnier de ses prédécesseurs, rabâchant les lieux communs. Jane H. M. Taylor a donc souhaité montrer comment il invite son lecteur à un engagement culturel caractéristique de la sociabilité du xve siècle, faisant appel à ses connaissances textuelles et intertextuelles dans une poétique de la réécriture permanente. L’article 10 part du constat que de l’œuvre de Villon on ne lit qu’une partie infime et que cette sélectivité comporte un réel danger. Taylor s’appuie sur les analyses de poésie contemporaine11 pour rappeler la nécessité de discerner les récurrences qui traversent un discours poétique et lui donnent sa cohérence. En partant de deux petits poèmes parmi les moins lus de Villon, Taylor met l’accent sur la puissance allusive des facteurs auditifs qui impose une lecture en filigrane. Cela l’amène à souligner une transtextualité et à proposer une lecture bakhtinienne du dialogisme à l’œuvre dans ces rondeaux. En effet, Villon, « par le biais de ses alter egos, lance des défis épistémologiques, refuse la stabilité cognitive que nous voudrions lui trouver » (p. 260). L’analyse refonde l’unité du Testament invitant à une lecture polyphonique qui se voit amputée si on ne prélève que des fragments.

12Enfin dans l’article 17, Taylor s’appuie sur les analyses de Roger Chartier12 sur la lisibilité, à travers le toilettage ou mise en texte des Prophéties de Merlin, montrant son acculturation pour correspondre aux attentes du lectorat. Vérard remodèle le texte et lui confère une meilleure cohérence typographique, imposant un rythme de lecture différent. Jane H. M. Taylor analyse ce rubricage selon la technique d’« assemblage » (Maria Colombo Timelli13). Le copiste‑éditeur réalise un travail de fragmentation et d’aération du texte. Le rubricateur fait preuve de sélectivité ou d’inventivité. Jane H. M. Taylor invite à revaloriser ces artisans du livres, anonymes pour la plupart, qui, dans l’ombre, « assuraient le rajeunissement des romans et autres, assuraient leur lisibilité » (p. 367), jusqu’à aujourd’hui.

La question de la cohérence & de la logique interne aux œuvres

13Embrassant la nouveauté de la forme de l’envoi, Christine de Pizan a exploré son potentiel expressif. Jane H. M. Taylor (article 13) en souligne les expérimentations rythmiques et linguistiques et met au jour une croissante confiance poétique, ce qui correspond également aux thèses de James C. Laidlaw14. La poétesse gagne l’habileté nécessaire pour élargir le registre et l’expressivité de l’envoi, pour le libérer de son rôle initial de clôture textuelle. Jane H. M. Taylor se penche sur la question de la réception et de l’horizon d’attente, soulignant que Christine se dirige à un public lettré, apte à saisir les subtilités de son interprétation de l’envoi comme intégré à l’illusion fictive.

14Dans le Jardin de Plaisance de Vérard (1501), Jane H. M. Taylor voit une dynamique de compilation propre au manuscrit de coterie. Ce point de vue original permet de recontextualiser ces poésies dans la dynamique socio‑culturelle des xve et xvie siècles. Jane H. M. Taylor analyse ainsi une séquence de l’œuvre de Villon afin de montrer les stratégies du compilateur et de l’éditeur pour s’assurer de l’intérêt des lecteurs. Elle met en évidence les principes d’anthologisation mis en œuvre par Antoine Vérard. Avec une intelligence commerciale, l’éditeur se met en avant et sapproprie les poèmes, une affirmation de soi qu’avait déjà soulignée Cynthia J. Brown15. Les éléments paratextuels viennent consolider cette stratégie éditoriale, en particulier les gravures. Le concept de « retrospective patterning », développé par Barbara Hernstein, est utilisé ici pour souligner la manipulation du lecteur vers une reconstruction narrative du recueil16. Dans l’article 15, Jane H. M. Taylor s’intéresse à la même œuvre dans une optique différente : l’étude de la « commodification du livre » par Vérard qui, pour répondre à la demande du public, procède à la narrativisation de la poésie lyrique. Taylor détaille les procédés mis en œuvre pour donner une esthétique cohérente au volume, mais aussi une dynamique dialogique comme elle l’a démontré dans The Making of Poetry17.

15Jane H. M. Taylor voit dans l’œuvre de Villon l’existence de cercles poétiques où règne un esprit de dialogue et une poétique de l’engagement. The Making of Poetry proposait justement une vision socio‑culturelle de ce phénomène. Ici c’est en s’appuyant sur Bourdieu que Jane H. M. Taylor renouvelle sa pensée en réfléchissant à une société de cour compétitive où prime l’acquisition d’un « capital culturel » (p. 28). Pour cela, elle défend une lecture de la lyrique du Moyen Âge tardif18 dans ses manuscrits, donnant les clefs pour comprendre les tensions de la société de cour. Taylor s’appuie sur un exemple de fiction, Le Pastoralet, un des premiers romans politiques à clef qui décrit un concours de rondeaux. Son deuxième exemple est un groupe de manuscrits. Taylor plaide pour une vue d’ensemble de ces compilations collectives et propose un correctif au « scénario de maître » selon lequel les poètes lyriques en langue vernaculaire aux xiiiexive siècles s’affirment par des recueils à auteur unique. Ces miscellanées témoignent de l’incorporation sociale de la poésie et leur lecture doit être attentive à leur intégration dans le processus collectif de la coterie ; Taylor replace ainsi le texte dans les dynamiques de la société qui l’a produit, nous invitant à réfléchir aux lectures faites des textes médiévaux par les publics récepteurs, fidèle à la préoccupation qui anime son parcours de chercheur.