Le bonheur est dans l’épée ? L’épopée médiévale « ouverte à l’universalité du temps & de l’espace »
1« J’ai toujours associé ma recherche au désir de transmettre l’émotion ressentie à la lecture des œuvres médiévales » (p. 7) écrit François Suard dans l’introduction de son dernier ouvrage : Raconter, célébrer au Moyen Âge. Le lai, la nouvelle, le roman et l’épopée. De fait, on aurait tort de passer à côté de ce recueil en lui accolant trop rapidement l’étiquette « réservé aux médiévistes ». Si ce livre est bien celui d’un grand spécialiste, il n’en demeure pas moins enrichissant pour tout un chacun, rappelant que la littérature médiévale est vivante, « ouverte à l’universalité du temps et de l’espace » (p. 154). Tour à tour érudits, comparatistes, pédagogiques, ouverts à une large chronologie et à des genres divers, les articles ici réunis offriront aux lecteurs modernes bien des occasions de découvrir ou redécouvrir des textes d’une grande richesse, éclairés à la lumière heureuse d’un auteur soucieux de partager son « bonheur d[e] chercheur » (p. 17).
2L’ouvrage est divisé en quatre parties, montrant la curiosité de Fr. Suard pour l’ensemble de la littérature narrative médiévale, tout en marquant nettement son goût pour les textes épiques, notamment tardifs ou méconnus : la première partie, consacrée aux lais et aux nouvelles, ne compte que deux articles, la dernière, autour des chansons de geste, quatorze textes. Ajoutons que, derrière cette apparente diversité, le recueil illustre surtout la pertinence d’une démarche qu’on peut qualifier de structuraliste : le sens d’une œuvre apparaît d’autant mieux qu’on s’attache à l’étudier dans son intégralité. Si certains articles s’intéressent à des épisodes précis et circonstanciés, c’est toujours en les rattachant à l’œuvre dans son intégralité, ce qui permet de mieux les comprendre. S’attachant particulièrement à élucider les apparents paradoxes des œuvres médiévales, Fr. Suard s’appuie donc à la fois sur une démarche structuraliste bien souvent éclairante mais également sur les travaux de ses prédécesseurs, qu’il reprend et nuance, et sur une connaissance érudite de la fortune des œuvres.
Paradoxes romanesques
3Les deux premières parties de l’œuvre peuvent être assemblées, au‑delà du découpage générique qui est ici proposé (« le lai, la nouvelle », « le roman ») ; en effet, les œuvres ou les personnages étudiés constituent tous des objets paradoxaux, du moins problématiques : pourquoi la suppression de l’élément perturbateur du trio amoureux ne résout‑elle pas la crise dans Eliduc ? Que signifie le silence de l’épouse dans La fille du comte de Ponthieu ? Pourquoi les amours d’Erec et Enide tardent‑elles tant à se résoudre dans le roman de Chrétien de Troyes ? Qui est vraiment Bohort, ce personnage entre ombre et lumière dans les romans arthuriens ? Ces questions, qui ont déjà été examinées par ailleurs comme le rappelle l’auteur, sont ici reprises à nouveaux frais, avec un souci constant de recontextualisation dans la composition du récit.
4Le premier article, « Eliduc, v. 909‑1184 : métamorphoses de la merveille, merveille de l’amour » (p. 21), constitue un parfait exemple de la démarche de l’auteur. Rappelons à grands traits les étapes de ce lai, le plus long de Marie de France (« un petit roman », p. 22) : Eliduc est marié à Guildeluëc, mais aime également Guilliadon ; celle‑ci meurt cependant en mer (il s’agit plutôt d’un « évanouissement thanatoforme », p. 26) au grand désespoir d’Eliduc. Loin de chercher à se venger de ce qui pourrait apparaître comme une trahison de son mari, Guildeluëc va permettre la résurrection de sa rivale. Plus encore, elle accepte de laisser sa place à Guilliadon et prend le voile. Mais le lai ne s’arrête pas à cette première résolution du conflit amoureux puisqu’après quelques années de bonheur, Eliduc et Guilliadon entrent eux‑mêmes en religion (la seconde épouse du personnage principal rejoignant la communauté de la première). Cette fin édifiante, loin des autres lais de Marie de France, interroge. En premier lieu, Fr. Suard analyse comment l’auteure use des codes de la merveille pour construire une forme sublimée d’amour : celle d’une épouse qui partage l’amour de son mari pour une rivale qui cesse ainsi d’en être une. Dès lors, la conclusion édifiante, qui a divisé la critique, se justifie pleinement selon l’auteur : il s’agit d’une évolution logique des personnages vers l’élévation spirituelle et une relation d’un ordre nouveau. Le titre « Elidus » peine alors à s’imposer pour ce texte qui ne conte plus, dans cette perspective, l’histoire de « l’homme aux deux femmes » (c’était l’expression de G. Paris) mais de « deux femmes et de leur unique ami » (p. 33).
5L’analyse de La fille du comte de Ponthieu (p. 35), une des premières nouvelles en prose de langue française, est assez simple, puisqu’elle adapte un motif folklorique : une femme est violée par des brigands et cherche alors à tuer son mari, sans pourtant justifier son geste. Elle est, en représailles, abandonnée en pleine mer, avant d’être recueillie par des Sarrasins. Plus tard, son mari la retrouvera au cours d’un pèlerinage et la ramènera en terre chrétienne. Ce texte au « style assez pauvre », mais au « charme un peu âpre » (p. 38 ; on retrouve ici le goût de Fr. Suard pour les œuvres marginales), s’analyse structurellement autour de deux thèmes fortement liés : la transgression et l’expression de celle‑ci. La transgression la plus évidente réside dans le viol du personnage féminin, agression que la littérature romanesque médiévale exprime rarement avec tant de brutalité. Cette première transgression en entraînera d’autres, à commencer par la tentative inexpliquée d’assassinat de la dame sur son mari, qui la fera condamner sans jugement. Enfin, dans la perspective chrétienne médiévale, la conversion de l’épouse lors de son arrivée chez les Sarrasins ne peut qu’étonner. Mais c’est cette même transgression scandaleuse qui permettra la résolution de l’intrigue : devenue autre, la femme pourra enfin expliquer son geste (à savoir : épargner à son mari le souvenir du viol qu’elle a subi). Dès lors, le texte peut se conclure sur la réintégration chrétienne de la femme, avec l’accord, surprenant, du pape. L’article s’achève sur un exposé consacré à la fortune du texte, avec ici les remaniements de la nouvelle (dans l’Histoire d’Outremer et du roi Saladin et le Roman de Jean d’Avesnes, le premier recourant de manière plus prononcée au pathétique et le second aux monologues lyriques).
6La réflexion est, somme toute, similaire dans Erec et Enide, première étude du recueil consacrée au genre romanesque. Se dessine de fait, en creux, entre les articles, une réflexion sur le « dire » dans la littérature médiévale, ses difficultés et ses enjeux. Dans l’œuvre étudiée, c’est la réconciliation tardive et problématique des deux amants, qu’interroge l’auteur. On a pu considérer que la crainte de la recreantise était responsable de cet atermoiement narratif, hypothèse que Fr. Suard conteste ici, au privilège d’une lecture liée à la parole et plus particulièrement au célèbre « Amis, con mar fus ! » qui semble agir dans l’œuvre comme une formule de malédiction. L’aventure choisie par le héros, celle de l’errance chevaleresque, saura seule être libératrice du sort, libération qui prendra elle aussi la forme d’une prise de parole.
7Qui est vraiment Bohort, ce personnage de premier plan dans l’ensemble de la littérature arthurienne (il sera le témoin des dernières aventures du Graal) mais qui demeure dans l’esprit du lecteur à l’ombre de son cousin Lancelot ? Tel est le paradoxe que se propose d’étudier l’auteur dans ce dernier article consacré au romanesque et qui scrute le « jeu de dépendance et d’autonomie » entre Bohort et son illustre cousin. Le personnage peut être perçu comme l’élève de Lancelot, fidèle disciple qui ne saurait en aucun cas vouloir dépasser le maître ; tout du moins partagent‑ils une très forte affection l’un pour l’autre. Dans la quête du Graal, l’auteur remarque que si Bohort semble accéder à une vision plus complète du miracle de la sainte vessel, il demeure au second plan si on le compare au couple père‑fils Lancelot‑Galaad. Les différents combats qui opposent Lancelot et Bohort montrent d’ailleurs la supériorité de ce dernier. On ne saurait donc qualifier le chevalier de double de Lancelot, mais son statut de fidèle compagnon, et la haute valeur de sa lignée, en font le meilleur témoin des aventures du Graal.
D’un nouveau guide de la chanson de geste
8La troisième partie de l’œuvre s’intéresse, comme son nom l’indique, aux différentes typologies de l’épopée – on retrouvera ici certaines grandes lignes du Guide de la Chanson de Geste du même auteur, accompagnées d’exemples divers qui permettent d’intéressantes nuances et rappellent au lecteur que la taxinomie générique n’est jamais chose tout à fait acquise au Moyen Âge.
9L’auteur revient tout d’abord sur une idée fausse, longtemps répandue, qui voit dans les premières chansons de geste des œuvres « pures » qui ne vont cesser de se dégrader par remaniements et intégration d’éléments externes (romanesques par exemple). En réalité, l’épopée française, dès ses origines, peut être rapprochée d’autres genres comme le théâtre (qu’on pense à la succession de saynètes du Roland, à l’importance du discours direct dans les textes épiques ou à la présence courante de monologues). À cette impureté narratoriale s’adjoint une diversité thématique plus importante que la réduction qui en est faite autour du motif de la Croisade : on pourra en effet évoquer le thème de la « rivalité entre guerriers », celui de « la révolte contre le seigneur », ou encore « du dysfonctionnement des liens de parenté » (p. 95 – on pense par exemple à la relation entre Roland et son parâtre Ganelon). Vient ensuite la question des registres : si la Chanson de Roland peut paraître tout entière tournée vers le pathétique, il en va autrement de la Chanson de Guillaume qui offre de nombreux tableaux comiques dans une trame pourtant d’une grande gravité. Reste la variété des refrains dans les trois œuvres, témoin d’un genre en constante évolution dès ses origines. « Dans la longue histoire de l’épopée française, l’esthétique du composite est décidément une donnée majeure » (p. 104), conclut l’auteur, ce que confirme l’article qui suit, consacré aux œuvres tardives à travers trois exemples : La Belle Hélène de Constantinople, Florent et Octavien et Jourdain de Blaye.
10Outre leurs dimensions supérieures aux chansons de geste des xiie et xiiie siècles, les épopées tardives se caractérisent par une construction narrative originale dans laquelle le recours aux motifs folkloriques est courant, même si des différences d’utilisation sont à noter. Un autre mode de développement des chansons tardives est la multiplication des extensions généalogiques et des lignages. Selon les textes, les enchaînements des épisodes peuvent différer : si on retrouve un fonctionnement chronologique relativement classique dans Florent et Octavien, le poète de La Belle Hélène enchaîne les épisodes à un rythme soutenu. Autre similitude entre nos textes : les thématiques ou motifs qu’on retrouve dans la plupart des chansons tardives, dans des traitements qui peuvent parfois différer (le motif de la lettre dérobée par exemple). De même, les trois textes étudiés par l’auteur montrent tous la faillibilité des personnages principaux (péché originel d’Antoine dans La Belle Hélène par exemple) qui trouveront dans la lutte contre les traîtres et les ennemis de la foi des occasions de se racheter. L’auteur conclut son étude en s’attachant à distinguer les démarches divergentes des trois œuvres. Alors que La Belle Hélène obéit à un programme historique et archéologique, le Florent et Octavien et le Jourdain de Blaye proposent de vastes fresques des luttes contre les Sarrasins.
11« Que peut‑on entendre par le cycle de Doon de Mayence ? » (p. 123) s’interroge Fr. Suard dans un article consacré à une geste dont l’existence reste problématique (on retrouve au passage le goût du paradoxe des premiers articles). L’auteur examine tout d’abord les arguments en faveur de l’existence de ce cycle, notamment le classement proposé par Bertrand de Bar sur Aube. Il montre bien que le cycle de Doon, s’il a existé préalablement à ce qu’écrit Bertrand, est essentiellement cité comme figure de rhétorique puisque la lignée maudite de Doon (c’est celle, rappelons‑le, du traître Ganelon) apparaît comme un contre‑exemple face à la lignée que le poète s’apprête à célébrer dans son texte. Un autre argument en faveur de l’existence d’une véritable geste de Doon est le manuscrit cyclique de Montpellier, dont la cohérence interne n’est cependant pas parfaite (absence de référence à Doon de Mayence dans certains textes, « résurrection » illogique de personnages entre différentes chansons ...). Qui plus est, les chansons qu’on pourrait aisément qualifier de « vrai » cycle de Doon de Mayence par leur cohérence, sont des chansons tardives qui empruntent motifs et épisodes à d’autres textes épiques (c’est notamment le cas pour la deuxième chanson – Gaufrey – que Fr. Suard qualifie justement de « texte attrape‑tout », p. 135). Enfin, dernier élément, les adaptations tardives et étrangères ne semblent accoler au terme « Mayence » que les seuls traîtres de la lignée, ignorant tout de Doon. « On peut donc parler avec Doon de Mayence d’un cycle épique flottant » (p. 138).
12Le phénomène des mises en prose, n’est, logiquement, pas oublié (rappelons qu’il s’agit de la première spécialité de Fr. Suard). Le passage à la prose peut s’expliquer, notamment, par la difficulté du public à comprendre des textes en vers anciens. Le choix de la chanson de geste comme source, souvent justifié par les prologues des mises en prose, s’explique quant à lui par le « rêve chevaleresque des xive et xve siècles » (p. 141) – la matière épique semblant propre à servir de modèle pour l’aristocratie. Dans une deuxième partie de l’article, richement illustrée, l’auteur s’attache à montrer que les textes étudiés ne sont pas schématiques et que deux mises en prose d’une même chanson (avec ici l’exemple de la mort Begon dans l’adaptation du Cycle des Loherains) peuvent différer fortement d’un point de vue stylistique.
13La partie typologique de l’ouvrage s’achève sur une contribution de premier intérêt sur « l’apport des épopées d’Afrique de l’Ouest ». Ces œuvres, essentiellement nées dans le territoire de l’empire du Mali, sont liées à l’histoire mouvementée de ces terres. Il est intéressant de constater la persistance de ces créations jusqu’à une époque récente. Trois groupes d’épopées africaines se distinguent : les textes historiques ou légendaires (exemple le plus célèbre : Soundiata) ; les textes « corporatifs » (liés à la chasse, la pêche...) et enfin les textes mythologiques (qui s’intéressent à la naissance des lignées ou des clans). Cette typologie rappelée, et nuancée, l’auteur examine les ponts entre ces épopées africaines et les chansons de geste ; ce travail comparatiste ouvre certaines voies intéressantes sur nos textes (comme la thématique de la chasse par exemple). Sur un plan stylistique, les deux genres semblent en revanche s’opposer, la chanson de geste se situant dans la régularité du vers, tandis que l’épopée africaine joue de la diversité du verset. De même, l’épopée africaine semble connaître des variations plus importantes que leurs équivalents médiévaux. C’est ainsi qu’une même œuvre (par exemple, l’histoire de Boudou Ardo) peut se conclure de manière totalement différente (jusqu’au choix de faire mourir ou non le personnage principal). Sans compter que la performance du griot peut le conduire à sensiblement modifier la fable, comme Fr. Suard a pu en faire l’expérience. Les épopées africaines sont également caractérisées par leur univers merveilleux, bien éloigné de celui, christianisé, de la chanson de geste. L’article se termine sur une hypothèse séduisante, née de la fascination de l’épopée pour la démesure de ses héros : ne peut‑on pas imaginer une version primitive de la chanson de Roland qui serait, justement, un chant de la démesure ?
Panorama épique
14La dernière partie du recueil, de loin la plus complète, rassemble des articles portant sur des chansons de geste très diverses, ici rassemblées par cycles. On appréciera la démarche de l’auteur, qui vient réévaluer des œuvres méconnues – ou mal appréciées – ouvrant la voie à des réflexions fertiles sur la réception des épopées médiévales, leurs évolutions et leurs originalités. Les « classiques » ne sont pas oubliés, et on retrouvera logiquement un certain nombre de textes consacrés au Roland, ou du moins à certains de ses avatars. Ce panorama épique pourrait constituer à lui seul une excellente introduction au genre, tant le goût de Fr. Suard pour la synthèse et l’érudition font ici sens.
15C’est tout d’abord Renaut de Montauban qui a le droit à sa réévaluation, chanson qui a longtemps été perçue comme populaire dans le mauvais sens du terme (on rappellera le succès éditorial jamais démenti de son adaptation romanesque sous le titre des « Quatre Fils Aymon »). Fr. Suard revient sur la structure globale – et complexe – d’une œuvre pleine de rebondissements qui continuent d’en faire le charme. La lecture structurelle qu’il propose met en valeur la construction « admirable » de ce texte ainsi que l’organisation originale des personnages ; il n’oublie cependant pas d’évoquer les difficultés que continuent de poser la chanson (l’intervention tardive de Maugis, l’énigmatique meurtre de Louis, fils de Charlemagne...).
16Huon de Bordeaux, autre chanson populaire, est quant à elle relue comme une « tentative réussie de renouvellement de l’épique au xiiie siècle ». La chanson, qui s’appuie sur La Chevalerie Ogier, ravive en partie la tradition à partir de l’épisode de l’ambassade suicidaire d’Huon où interviennent plus nettement des motifs folkloriques (incarnés notamment par Aubéron). Cette « parfaite osmose entre l’épique et le merveilleux » (p. 219) participe non seulement à la métamorphose du récit, mais également à l’approfondissement du héros de l’épopée au fur et à mesure des épreuves et parfois des transgressions du personnage.
17S’ouvre un petit cycle consacré à la Geste du roi, que l’auteur ne pouvait ignorer. Après une très belle lecture d’un avant‑propos d’Y. Bonnefoy portant sur la Chanson de Roland (et son analyse « exprimée [...] en une langue autre, plus dense, débarrassée des lourdeurs de la glose et tirant infiniment plus avant, quelques intuitions des commentateurs », p. 226), Fr. Suard examine « deux versions étrangères de l’histoire de Roland : la Karlamagnussaga et la Geste Francor », en revenant sur les différentes étapes de la biographie de Roland dans ces adaptations. Sur la jeunesse du héros, les deux versions étudiées diffèrent : alors que la première fait du héros le fruit de l’inceste entre Charlemagne et sa sœur, le texte franco‑italien en fait, quant à lui, le fils de la sœur de l’empereur. Surtout, le texte de la Geste Francor insiste sur le caractère exceptionnel du jeune Rolandin (son appétit et sa vigueur). L’intérêt d’une étude comparatiste apparaît plus nettement dans les épisodes de la vie adulte de Roland, notamment pour certains hauts faits qui n’ont laissé que des vestiges dans les textes français (et en premier lieu dans le Roland) et qui sont ici longuement racontés (avec des divergences notables entre les traditions, pour la prise de Nobles par exemple). Il n’est pas jusqu’à la bataille de Roncevaux qui ne reçoive un traitement propre dans les adaptations étrangères (du moins quand elle y est racontée), précisant à l’occasion les motivations des personnages (par exemple la haine de Ganelon pour Roland).
18L’article suivant s’intéresse quant à lui à l’épée du héros, Durandal. Que devient la prestigieuse arme après la mort de Roland, lui qui n’a pas réussi à la briser pour empêcher qu’elle tombe entre les mains des Sarrasins ? Les versions les plus anciennes divergent (le Roland, la Pseudo‑Chronique de Turpin) : enterrée avec le guerrier, jetée dans un torrent d’eau empoisonné ? Les textes ultérieurs, tout en continuant à s’intéresser au sort de l’épée, ne proposent pas de réponse définitive. Fr. Suard convoque les réécritures italiennes (Orlando furioso) et romantiques du mythe (Théodore de Banville, et Victor Hugo surtout, qui reviendra à plusieurs reprises sur la célèbre épée), témoin du succès durable du mythe rolandien – succès qu’un article consacré à la « relecture de Roland et de Roncevaux aux xive et xve siècles » confirme, si besoin est. Fr. Suard examine d’abord les variations de la bataille de Roncevaux dans le Pseudo Turpin (notamment la brièveté des combats ou le supplice d’Olivier) avant de s’intéresser aux manuscrits versifiés du xiiie siècle, qui laissent quant à eux une plus grande place à Aude, la fiancée de Roland, et multiplient les péripéties autour de Ganelon. C’est d’ailleurs l’ambassade de ce dernier personnage que deux mises en prose (Le Myreur des Histors de Jean d’Outremeuse et Les Chroniques et conquêtes de Charlemaine) vont considérablement remanier, montrant tout l’art de la parole du traître. Pour le récit de la bataille, d’importantes différences se font jour (rôle accru d’Ogier chez Jean d’Outremeuse par exemple). S’il est difficile de présumer des sources exactes des remanieurs, il apparaît clairement qu’ils ont joui d’une grande liberté d’interprétation du mythe rolandien. La chanson de Galien, lié au Cycle du roi, est particulière à plus d’un titre et méritait assurément qu’on s’y attarde. Ce texte d’invention récente (xve siècle) connut un succès étonnant en son temps, comme en témoignent les nombreux témoins manuscrits de l’époque (plus nombreux que la plupart des chansons de geste encore diffusées en ce temps‑là) et surtout les éditions imprimées (19 éditions au xvie siècle). Si l’œuvre a déjà bien été étudiée par Jules Horrent dans son ouvrage classique sur la Chanson de Roland, l’auteur apporte ici quelques compléments. Il passe tout d’abord en revue les grandes étapes du récit : Galien est le fils de Jacqueline et Olivier ; après de romanesques enfances, le jeune homme va montrer une grande vaillance à Roncevaux (dont le récit est ici remanié pour faire de Galien le dernier confident de son père Olivier et de Roland), vaillance qui va le conduire, dans une continuation inédite de la bataille, à prendre la ville espagnole de Monsurain. À la suite de ces exploits, et après avoir sauvé sa mère des calomniateurs, Galien devient empereur de Constantinople. Il est à noter que les différentes versions du Galien s’opposent quant à la conclusion du texte, certains témoins délaissant l’histoire des suites de Roncevaux après la fin des aventures de Galien. Fr. Suard s’interroge in fine sur les raisons du succès de l’œuvre qui est certainement à mettre en lien avec la figure centrale d’un héros qui maîtrise le récit et ne s’égare pas dans des ramifications thématiques.
19Vient ensuite Ogier, personnage à la confluence des cycles. On a depuis longtemps marqué la proximité de La Chevalerie Ogier avec d’autres chansons de geste (notamment Renault de Montauban), que ce soit pour le thème de la guerre entre un roi et son vassal, l’importance du destrier...). La première partie de l’article revient sur les différentes sources ou emprunts possibles du texte (de Renaut donc à la Geste de Monglane, en passant par Ami et Amile ou Girbert de Metz). Fr. Suard propose finalement de s’intéresser pour l’essentiel à la dernière partie de l’œuvre, celle où apparaît le plus nettement l’originalité du poème. Pendant deux mille vers, le texte va associer chanson de révolte et esprit de croisade de manière étroite. La fin de la chanson est d’abord marquée par l’intervention héroï‑comique de Turpin qui vient capturer, pour mieux le protéger, son cousin. S’ensuit le combat d’Ogier contre le païen Bréhier, dont certains traits rappellent bien d’autres textes épiques, mais qui possède cependant « une coloration particulière » (p. 300), avec, par exemple, la très longue prière du plus grand péril. La conclusion heureuse du texte, même postiche, avec le mariage du héros et la mise en valeur de sa vaillance, continue d’éloigner le texte de son modèle renauldien.
20Trois études relatives au cycle de Nanteuil mettent par la suite en lumière des épopées assurément moins célèbres mais néanmoins intéressantes. Dans « Aye d’Avignon, tradition et innovation », Fr. Suard rappelle que le poète de cette chanson, qui fait très certainement suite à une œuvre aujourd’hui perdue (le Doon de Nanteuil) multiplie les rebondissements de manière imprévue : trahisons, exils... Le texte est, en tout cas par endroit, incohérent ; peut‑être s’agit‑il là de la trace de soudures entre des traditions différentes. Au‑delà de la densité des événements racontés, l’originalité de la chanson repose notamment sur l’autonomie des personnages féminins (qui sont des alter ego des héros du texte), ou sur le rôle des Sarrasins (comme Ganor). Gui de Nanteuil, qui fait l’objet du deuxième article, se situe dans la continuité d’Aye d’Avignon, avec la lutte de la lignée de Nanteuil contre celle de Ganelon. Une originalité du texte est sa tonalité courtoise, qui associe « quête amoureuse et exploits chevaleresques » (p. 325). Notons d’ailleurs au passage l’importance de l’action féminine (comme pour Aye, dans un genre différent), Églantine étant un adjuvant très présent et efficace dans le texte (notamment par ses ruses). La relation entre amour et chevalerie transparaît clairement dans l’ambiguïté du terme « tournoi », qui peut tout à la fois désigner la destruction de l’adversaire ou le combat pour la gloire (l’auteur étudie ici de manière très pertinente l’exemple de la bataille autour de Nanteuil pour empêcher les noces d’Églantine). Parise la duchesse, dernier texte du cycle de Nanteuil ici étudié, s’apparente, par le caractère traditionnel de son récit, à une chanson d’aventures (notamment avec le motif de l’épouse persécutée). Cependant, la chanson réserve des surprises qui font tout son intérêt. Par exemple, lorsque Parise est victime de la calomnie (accusation de meurtre) sa réaction est originale (elle dissimule le cadavre, ment à son mari...) Autre variation intéressante : lors du duel judiciaire, c’est un faux champion qui se présente pour défendre (en réalité condamner) la dame. Le motif du combat entre père et fils reçoit lui aussi sa modification puisque le fils connaît qui est son adversaire contrairement au père.
21Fr. Suard s’intéresse par la suite à une œuvre plus récente et moins connue encore : Le chevalier au cygne et Godefroy de Bouillon, remaniement important du premier cycle de la croisade, qui abrège ses modèles pour aboutir à une œuvre de 35 000 vers. Les perspectives du remanieur sont avant tout didactiques : proposer au lecteur un modèle de comportement admirable grâce à un récit qui met essentiellement en valeur la prise de Jérusalem. Le poète n’hésite pas à développer l’aspect merveilleux et surnaturel du texte, en créant à l’occasion de nouveaux miracles. Ce qui caractérise cependant le plus ce texte, et on reconnaît là un autre trait des chansons tardives, c’est la multiplication des épisodes chevaleresques et amoureux (par exemple les amours de Godefroy et de Florie).
22Fr. Suard revient ensuite aux mises en prose avec l’exemple la Reine Sébile, textes à la transmission problématique (nous possédons essentiellement des fragments ou des versions étrangères d’un texte à la source encore indéterminée). Il est intéressant de noter que les nombreuses proses n’ont pas procuré un nombre considérable d’imprimés, contrairement à d’autres œuvres épiques de l’époque (les Quatre Fils Aymon déjà cité par exemple). L’œuvre reprend, une fois encore, la structure liée au motif de la femme injustement accusée d’adultère et bannie. L’article suit cette structure en essayant de distinguer les différentes versions et de poser des hypothèses quant à la composition de l’œuvre source. L’auteur s’intéresse également aux deux personnages les plus pittoresques de l’œuvre : Varochier et Grimoart. On note à leur propos une certaine tendance à la démesure mais également un grand sens de la loyauté (malgré les différences notables entre les différentes mises en prose). La fin de l’article s’interroge sur la fortune de ce texte, émettant une hypothèse intéressante : c’est l’épisode d’Aubéri et de son chien, « fait divers remarquable » (p. 75), qui a tourné au désavantage de l’histoire de la pauvre reine Sébile, récit-cadre oublié au profit de l’anecdote animalière.
23Le recueil s’achève, selon la logique chronologique propre à la dernière partie sur Les Trois Fils de rois, une des rares œuvres épiques originales du xve siècle. Ce texte aujourd’hui méconnu fut un grand succès de son époque, notamment dans le domaine bourguignon. L’œuvre est fortement marquée par sa prétention historique. De ce fait, on note l’absence de motifs merveilleux, ce qui distingue ce texte d’autres œuvres de la même époque. Il s’agit essentiellement pour l’auteur d’aboutir à la « représentation utopique d’une chrétienté européenne resserrée, dans l’unité de la foi » (p. 382). Ce texte s’inscrit donc dans une réflexion autour de la croisade que l’auteur examine attentivement à la fin de son article. C’est certainement le lien entre le texte et les préoccupations politiques de l’époque qui contribua au succès premier du texte. Mais pourquoi ce succès s’est‑il préservé pendant plus d’un siècle ? Fr. Suard note tout d’abord « un art évident du récit de bataille » (p. 387), avec des descriptions de combats qui frappent par leur précision. De même les descriptions des fêtes princières ne pouvaient qu’intéresser le public contemporain.
« Ouverte à l’universalité du temps & de l’espace »...
24L’épopée médiévale a‑t‑elle encore quelque chose à nous dire ? La réponse est sans ambiguïté pour François Suard, et les lecteurs curieux de renouveler leurs connaissances de ces textes « notoirement méconnus » auront tout à loisir de découvrir ce recueil qui complètera parfaitement le Guide de la chanson de geste, en lui fournissant quantité de développements et de nuances. Puissent‑ils, eux aussi, en si bonne compagnie, être touchés par « l’émotion ressentie à la lecture des œuvres médiévales » (p. 7).