L’adolescence sur les tréteaux, mise en scène classique d’un âge bafoué
1La notion d’adolescence, comme période de crise et d’instabilité de l’individu, est, pour la première fois, théorisée et conceptualisée, selon l’historique des sciences cognitives, par le psychologue Stanley Hall. Dans son ouvrage intitulé Adolescence, its psychology, and its relations to physiology, anthropology, sociology, sex, crime, religion and education1, il identifie et répertorie toute une symptomatologie emblématique de ce stade du développement humain. Il fait correspondre, en clinicien, la mutation physiologique à la crise psychique traversée par le sujet adolescent. Cette crise se caractérise par une pathologie significative : domination des affects, humeurs versatiles, comportements imprévisibles, rapports conflictuels à autrui2… Le tout sera affiné et affirmé par les théories croisées d’Anna Freud, d’Erik Erikson et de Jean Piaget. La première la caractérise par « la poussé pubertaire », et une libido excessive qui plonge le sujet dans un état de perturbation intense jusqu’à l’accession de « la maturité sexuelle et affective »3. Le deuxième décrit l’adolescence comme une crise d’identité, tandis que le troisième, pour sa part, explique l’instabilité de l’individu adolescent par l’émergence de sa pensée formelle, c’est-à-dire l’abstraction4.
2Cette conceptualisation, à la fois pathologique et disruptive de cette tranche de vie, apparaît aujourd’hui, pour grand nombre de critiques, comme un construit socio-historique5. En effet, elle serait héritière d’un xixe siècle occidental en plein positivisme qui, sur fond d’industrialisation, d’eugénisme, de racialisme et de luttes des classes, voit en la jeunesse, certes une promesse d’avenir, mais également un danger, car causeuse de troubles par sa démesure. Il s’agit, sur un soubassement biologique discutable, puis neurologique, de circonscrire le passage de l’enfance à l’âge adulte en maladie pour mieux mettre le jeune individu au pas. Une telle assertion est encore étayée par l’élasticité fluctuante de cette théorisation, et de sa délimitation en fonction de la culture, de la société et des classes d’âge envisagées. L’adolescence se voit donc condamnée à être une théorie antidatée, dont la définition est sujette à caution, et l’émergence tout entière redevable du siècle de la modernité.
3L’histoire elle-même démontre que, jusqu’au xixe siècle ou presque, cette catégorie, bien que parfois nommée, n’est en rien homogène. À Rome, le terme adulescens désigne « celui qui est en train de grandir », à savoir un homme de dix-sept à trente ans, qui n’est pas encore d’âge mûr. Au Moyen Âge, les jeunes gens sont désignés selon leur condition sociale, et l’adolescence s’étend de quinze à soixante ans. De l’Ancien Régime au xviiie siècle, ce mot désigne un jeune niais ou novice sans expérience. Il en ressort, ipso facto, que de l’Antiquité au seuil du xixe siècle, l’âge intermédiaire est inexistant, et que l’individu bascule, de manière abrupte, de l’enfance à l’âge adulte. Mariage, statut parental et combat en marquent le renversement.
4Qu’en est-il réellement ? A-t-il fallu attendre le xixe siècle pour que l’adolescence ait droit de cité ? À rebours de cette historicité bien établie, Patrick Dandrey se donne pour ambition d’interroger la notion, et de la faire vivre au Grand Siècle. Il postule que, bien que dispersée, disséminée, « cette classe d’âge […] surtout vécue sous la forme d’un tuilage démesurément étendu » (p. 18) n’en n’était pas moins une réalité concrète. Le jeune individu (fille ou garçon) se voyait alors pulvérisé entre « son passé puéril » et son « avenir adulte » (p. 18). Les filles, pas encore nubiles, et tout juste sorties de l’enfance, avaient l’injonction d’être épouse et mère, tandis que les garçons, eux, subissaient la férule du maître, tout en faisant « l’apprentissage viril de la vie » (p. 12) dans l’armée. Cette réalité, dont témoignent textes de fiction, mémoires ou faits historiques, est surtout emblématique des milieux bourgeois et aristocratiques. Néanmoins, comme le souligne à juste titre l’auteur de l’ouvrage, l’existence et la reconnaissance de cette césure s’appuient sur l’existence des mots adolescence et adolescent dans les premiers dictionnaires de l’époque (Richelet en 1680, et Furetière en 1690). Dans la violence systémique de la société d’Ancien Régime, où le sujet se voit traité en enfant alors que les institutions lui intiment des comportements adultes sans lui en octroyer la reconnaissance, la littérature et son imaginaire énoncent, par anticipation, la métamorphose de l’enfant en phase de devenir adulte. Telle est l’hypothèse de P. Dandrey :
Le prisme de l’adolescence, dans le contexte d’une méconnaissance de son unité en tant que classe d’âge autonome, constitue un mode d’approche trop négligé et pourtant prometteur du théâtre classique en France, alors que la tragédie comme la comédie se choisissaient alors pour ressort privilégié les tensions certes inhérentes par nature à cet âge incertain, mais en l’occurrence accrues par le tuilage qui superposait en un décalage mutilant et contradictoire les modes de sortie de l’enfance et d’accès à l’âge adulte. (p. 25).
5L’étude se focalise sur trois « allégories de l’adolescence » (p. 26). Emblématiques du théâtre classique, les figures successives de Rodrigue (Le Cid), d’Agnès (L’École des femmes) et d’Hippolyte (Phèdre) dressent, par leur puissance dramaturgique, une phénoménologie de l’adolescence au Grand Siècle. Réduite au silence dans la société civile, l’adolescence s’exhibe, outrancière, sur les tréteaux, entre écartèlement, étouffement et anéantissement.
« Je » est un autre : de la naissance du sujet adolescent
6Le premier axe de cette phénoménologie s’agrège autour de la reconnaissance de l’individu comme sujet de plein droit. La dramaturgie classique en est le lieu idéal, puisqu’elle noue, en parallèle de la philosophie cartésienne, la tragédie d’une conscience de soi qui se heurte aux conflits intérieurs causés par la confrontation de l’intime à autrui et à soi-même, avant de se voir considérée comme une subjectivité à part entière. La puissance de la démonstration s’appuie ici sur le portrait emblématique du héros cornélien, en miroir de son double féminin, Chimène. L’argumentaire s’amorce à partir de l’analyse du célèbre distique prononcé par Rodrigue sous forme de défi au Comte :
Mes pareils à deux fois ne se font point connaître
Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître6.
7Le commentateur en expose avec concision le double paradoxe : l’expression d’une singularité incluse dans une analogie, et celle d’une maîtrise sans apprentissage. Ce double paradoxe relève de l’exemplarité et du prodige de l’enfant adoptant l’attitude d’un homme d’expérience. Il est révélateur d’une tension de l’individu en devenir, à savoir « se distinguer, se faire connaître – se distinguer pour se faire connaître » (p. 37). La distinction implique, pour le sujet, un mouvement de recul. Il se détache de ce qu’il a été, et se différencie de tous les autres. En s’objectivant par l’élection héroïque, Rodrigue s’impose à lui-même, puis aux autres en suscitant admiration et reconnaissance. Il devient « représentatif » (p. 38) de la conquête, par tout un chacun, de son caractère singulier, et par là même, de sa faculté à le faire accepter au groupe « comme principe paradoxal de [son] intégration à lui » (ibid.). L’exploit en est l’étayage. Rodrigue, tout comme Chimène, n’atteint ce statut qu’en surpassant ses propres limites. À la limite de soi, le sujet devient pleinement lui-même « dans et par la conscience de soi » (p. 43). Entre « grâce illuminatrice » (p. 41) et « exception universelle » (p. 45) d’obédience jésuite, le héros, objet d’admiration dans le regard du spectateur, s’affirme, et entérine sa singularité dans « le regard des autres » (p. 49).
8L’adoubement, P. Dandrey le met en évidence, se concrétise par le changement de patronyme de Rodrigue, désormais nommé, avec prestige, « Le Cid ». Aux yeux des siens, et plus important encore aux yeux de ses ennemis, il est devenu « seigneur ». Le passage à l’âge adulte, outre une transformation patronymique, se caractérise par le sacrifice de soi. L’espace tragique le projette sur la scène en confrontant aspirations et affections individuelles aux injonctions du réel. Les premières sont tuées par les secondes. Corneille met ainsi en scène deux jeunes gens qui sacrifient leur amour par fidélité et dévouement. Néanmoins, et c’est là toute la modernité du propos, le sujet, unifié « comme terrain d’affrontement de la loi familiale (celle du lignage), de la loi collective (celle du royaume) et de la loi personnelle (celle de l’amour) » (p. 64), permet à la conscience individuelle de s’émanciper et d’exister. Il ne s’agit plus, comme dans la tragédie antique, d’opposer l’ancien ordre tribal au nouveau raisonné, mais de démontrer que l’individu moderne s’accomplit dans la synthèse du « rebelle et du fidèle » (p. 64). C’est ainsi que P. Dandrey nous suggère que les dilemmes de Rodrigue et Chimène figurent « l’espace intérieur nécessaire » au conflit (p. 70). Ce conflit fait naître, au cœur de l’espace intérieur de tout sujet, un individu, éminemment moderne, conscient de lui-même, libre, et émancipé du joug du père. La démonstration suggère que la contestation adolescente annonce, ou prophétise, le renversement de l’état monarchique et de sa tutelle divine7.
9On pourra regretter que la première partie de ce livre n’approfondisse pas le parallèle entre la crise morale et intellectuelle qu’engendre l’absolutisme, et celle du fils, bientôt adulte, qui doit lutter pour survivre, et s’imposer face à la puissance castratrice du père. Ipso facto, ayant lui-même tué la diffraction féodale, ce pouvoir centralisateur, qui écrase toute velléité de contre-pouvoir, nourrit en son sein, par l’émergence croisée du droit séculier, de la philosophie cartésienne et de la mise en scène de l’intime, une subjectivité insurrectionnelle, prête à l’anéantir pour mieux s’en affranchir, et faire naître un état moderne, sans Dieu, ni tutelle qui aveugle et asservit.
Au nom du père
10Qu’en est-il alors de l’individu qui ne peut, héroïque, échapper au bâillonnement du père, et des normes qu’il impose ? Il se trouve, tour à tour, dans « une adolescence empêchée, […] esquivée, […] [ou] retardée » (p. 128). P. Dandrey, dans le deuxième pan de sa phénoménologie, en analyse, avec minutie, l’implacable mécanique.
11L’École des femmes et ses trois protagonistes servent, avec acuité, sa riche réflexion. La « triangulation des forces » (p. 75), entre union et brouillage parasitaire (Agnès et Arnolphe versus Horace / Horace et Arnolphe versus Agnès / Agnès et Horace versus Arnolphe), permet, en corrélation avec « le contact de l’amour » (p. 74), de révéler l’individu à lui-même, et ce qui le musèle. Agnès, par sa condition de femme dans la société d’Ancien Régime, illustre le propos de manière saillante. Soumise à la brutalité concordante du « vieux dragon et du jeune champion » (p. 82), elle est doublement niée. Le père métaphorique l’enferme dans l’enfance pour l’éternité. Le mari putatif la réduit au stade de proie à dévorer. Au cœur de cette double agressivité masculine (celle du barbon qui étouffe, et du séducteur désinvolte), Agnès, dans l’adversité, affirme une personnalité qui bouleverse l’ordre des choses. Sa transformation, appuyée par la découverte du langage des sens, puis de l’herméneutique des signes, lui fait prendre conscience de l’état de « bête » (p. 124) innocente et simplette à laquelle la condamne Arnolphe. Sous l’effet de son éveil à l’amour, la « bête », devenue « belle », révèle Arnolphe et Horace à eux-mêmes. Le « petit coq » (p. 84) qui, accidentellement, tombe en amour devant l’esquive et la candeur de sa proie, n’est qu’un indiscret vaniteux et imprudent. Encore enfant, il témoigne d’« un enthousiasme juvénile » (p. 85) périlleux pour la femme convoitée et pour lui-même, tout en adoptant, de manière mal maîtrisée, les codes adultes des jeux amoureux et de leur rivalité. Arnolphe, « en tombant dans le piège du désir pour la femme qui a surgi du monstre qu’il avait fabriqué » (p. 89), est un Horace vieilli qui a échoué, de séducteur novice, à devenir un adulte. Le bellâtre se métamorphose en tyran cocufié.
12Agnès, élément perturbateur, mais ô combien révélateur, s’impose comme femme par l’affirmation d’un désir assumé, à l’encontre de la mort promise par l’inceste avorté du père, et le viol fantasmé du prétendant. La jeune femme fait surgir, de son long sommeil, « un cogito », « une âme consciente de son immortalité » (p. 127). Outrepassant les simples enjeux des « mariages forcés et de l’assujettissement des filles » (p. 98) dans la société d’Ancien Régime, P. Dandrey offre, en filigrane de son étude, une critique acérée du concept d’adolescence. Sans avoir attendu le xixe siècle et ses théorisations du passage de l’enfance à l’âge adulte, l’adolescence — en témoigne la référence à Pierre Vidal-Naquet (p. 115) — est, en réalité, le cheminement intérieur sans cesse renouvelé de l’individu qui, confronté à sa propre finitude, aux débordements des pulsions sexuelles et aux normes imposées par la société, surpasse son écartèlement pour être un sujet authentique tout en évitant la marginalisation.
L’adolescence abusée
13Une cruelle vérité se dégage de cette phénoménologie. De Rodrigue à Chimène, d’Horace à Agnès, les sujets sont étouffés par le corps social. Pour mieux se conformer aux règles et aux lois, souvent iniques, du monde adulte, ces personnages de fiction sont soumis à la figure abusive d’une autorité sans limite, qui menace à tout moment de les détruire, avant même qu’ils n’aient pu exister. Fragiles et vulnérables, leurs corps, enfantins et adultes à la fois, sont un enjeu et une convoitise.
14En effet, à l’exemple de Rodrigue et Chimène, l’adolescent doit restreindre son corps pour se mouvoir en adulte futur. Mais il doit encore, comme en témoigne Agnès, échapper à la concupiscence frénétique du sujet adulte pour exister et se révéler comme conscience pensante. Dans la troisième partie de sa phénoménologie, P. Dandrey questionne ce double échec à travers la « néantisation infligée » (p. 187) à Hippolyte par la puissance destructrice de l’inceste, et par l’ascendance excessive de l’adulte sur l’enfant. Cette relation se manifeste par une « dénivellation d’âge » (p. 138) qui noue la relation tragique en amont et en aval. Le rapport de dénivellation avait été déjà exploité par Racine dans Britannicus, puis dans Bajazet. Mais dans Phèdre il est d’autant plus prégnant qu’il soumet Hippolyte aux assauts d’une mère abusive et au courroux d’un père qui finit par le sacrifier. Pris ainsi en étau, le personnage tragique n’arrive ni à affirmer ses propres désirs envers Aricie, ni à dépasser l’écrasante image du père héroïque et de la mère intègre, ni à dominer l’indicible passion de sa belle-mère. Emmuré dans le silence et dans l’incessante fuite de soi ou des siens, il finit, en coulisse, « déchiqueté par les rochers » (p. 143). Après l’inflexible condamnation de Thésée, Hippolyte, entaché par l’impureté des viscères coupables de Phèdre, est réduit « au destin passif de la victime » (p. 150). Il en résulte que son étoffe est parcellaire, et son existence de sujet en retrait. Pourquoi, interroge P. Dandrey, Hippolyte reste-t-il transparent aux yeux du lecteur et, pis, du spectateur ? C’est qu’il est dépossédé, et échoue « à accéder à cette autonomie qui aurait fait de l’adolescent un sujet adulte » (p. 185). Il incarne « le malaise de l’adolescence moderne » (p. 156), c’est-à-dire celle du Grand Siècle. L’époque nie ce passage fondamental de l’enfance à l’âge adulte, et seuls les tréteaux lui permettent son expression pleine et entière. Racine, par sa représentation brisée, pulvérisée, lui donne voix. Il offre de la sorte, par le bien nommé « complexe d’Hippolyte » (p. 185), un souffle ténu à cet âge écrasé. Ce souffle, lui aussi mis en scène par Corneille et Molière, est la respiration nécessaire d’un sujet inlassablement ramené à sa condition d’enfant captif du Roi, et de Dieu. Le troisième volet de cette phénoménologie adolescente ne se borne cependant pas à cette réflexion. En établissant le « concept d’Hippolyte », elle nous dit, plus largement, ce qu’est l’adolescence, et ce qui en fait son immanence, à savoir la cassure de l’enfant devenu grand et non encore formaté aux exigences d’un monde adulte qui lui est, tout ensemble, étranger et hostile.
Le requiem des Classiques
15À l’heure où les « grands textes » sont tiraillés entre remise en cause de leur appartenance à la culture dominante et manipulations identitaires à des fins conservatrices, à l’heure où la critique les décentre pour déboulonner leur statut, à l’heure encore où l’École les relègue au second plan pour leur difficulté linguistique, l’essai de Patrick Dandrey vient à propos nous rappeler la puissance évocatrice du texte pris en lui-même, et non « ravalé […] au rang de simple “document” parmi d’autres8 ». À travers cette brève monographie, parfois certes trop elliptique ou trop prolixe en effets de style, l’essayiste ouvre la voie à de fécondes réflexions. Que nous dit l’adolescence théâtralisée de la société d’Ancien Régime ? Pourquoi la relation diagonale entre l’adulte en construction et l’adulte en position de surplomb permet-elle d’institutionnaliser tabous et abus ? De quelle manière pouvons-nous revisiter le concept d’adolescence, et son historicité ? Comment l’étude de ces textes nous invite-t-elle à questionner le rôle central des xvie et xviie siècles, et de la médiation qu’ils offrent de l’Antiquité, dans la constitution des réflexions sur l’intime, le désir et ses interdits, l’individu, et la société, sans attendre le xixe siècle ? Quelles perspectives anthropologiques et sociologiques nous offrent-ils sur le système patriarcal et sa critique, sur le genre et le questionnement des normes ? Comment, enfin, ces textes, jugés trop souvent vieillis, nous murmurent-ils, sous des formes simples, des vérités complexes ?