Le cycle indien de M. Duras
1L’œuvre de Marguerite Duras, protéiforme, s’est formée au contact des grands courants intellectuels et poétiques de la seconde moitié du XXe siècle. Non seulement Marguerite Duras s’est essayée à tous les genres, mais elle les a fait évoluer. En effet, elle est venue progressivement, à travers le dialogue, à une écriture théâtrale. Elle remet également en cause le statut du narrateur et met en place, dans le Vice-consul, une énonciation plurielle, puis une réelle polyphonie dans India Song. Dans sa préface, Florence de Chalonge explique longuement ce qu’elle entend par « cycle indien », soit « un ensemble très architecturé du deux fois trois, trois livres et trois films [qui] se succèdent pour agencer deux triptyques. »1 Ensuite, l’auteure rappelle que parler de « cycle » à propos des œuvres de Marguerite Duras qu’elle a précédemment citées renvoie aussi au discours du récit, et s’attarde sur le dispositif des voix, si essentiel dans « le cycle indien ».
2Les études réunies par Florence de Chalonge prennent en compte les trois œuvres (Voir Maud Fourton, Jean Cléder, Anne Tomiche) ou s’intéressent au duo que forment Le Vice-consul et India Song (Marie-Hélène Boblet, Yves Clavaron). D’autres se consacrent exclusivement à l’un de ces ouvrages : au Ravissement de Lol V. Stein (Suzanne Dow, Philippe Spoljar), au Vice-consul (Christiane Blot-Labarrère) ou encore à India Song (Camille Deltombe).
3Le volume débute avec l’étude du personnage éponyme du vice-consul (Allegro furioso ou les colères du vice-consul) par Christiane Blot-Labarrère. A travers les avant-textes du livre, l’auteure élabore une genèse passionnante du vice-consul où l’on voit se confirmer l’importance des personnages pour Marguerite Duras.
4Il se poursuit avec les questions que soulève l’écriture, inhérentes à l’œuvre durassienne. Dans La folie d’écrire ou l’impossible écriture, Maud Fourton nous rappelle que l’œuvre durassienne s’affirme dans l’accomplissement de l’impossibilité d’écrire et consacre une grande partie de son étude à Jacques Hold, « cet écrivain qui n’écrit pas »2 puisque l’écriture ne se réduit pas pour Marguerite Duras à la part enclose dans l’écrit, car elle se situe aussi hors les mots. Dans les interlignes du Ravissement, « derrière la soumission d’un narrateur aux attentes du personnage, se dessine le portrait d’une personne en train d’écrire sous la dictée de l’écriture. »3 Dans Le Vice-consul et India Song, Maud Fourton souligne la disparition de l’écrivain dans l’œuvre dé-composée. Dé-composition qui s’insinue d’abord entre l’histoire et l’absence de l’histoire, puis entre le récit de l’histoire et celui de l’absence du récit de l’histoire. Sur cette mise en absence du récit de l’histoire, Marguerite Duras appose les voix narratives qui rendent la narration si distanciée.
5Suzanne Dow s’intéresse pour sa part à la lecture du Ravissement, lecture dangereuse s’il en est, susceptible de faire encourir un risque de folie au lecteur non averti. Mais cette lecture à laquelle nous convie Suzanne Dow est avant tout celle du bal de T. Beach faite par Lol. Un parallèle finit par s’établir entre Lol et le lecteur, qui, devant cette expérience du manque se trouve dans le même état que Lol à la fin du roman, c’est-à-dire ravi, isolé, privé de toute possibilité d’avoir accès à son imago.
6Avec Jean Cléder, nous abordons le caractère transgénérique de ces livres, relativement au film. Dans Le cinéma au passage, Jean Cléder propose de cerner la manière dont l’écriture de Marguerite Duras, à travers Le Ravissement de Lol V. Stein, Le Vice-consul et India Song « s’efforce vers une forme de visibilité »4, de quelle façon l’auteure théorise ce « passage » vers le cinéma, et quelles procédures ont rendu possible la pratique impossible du cinéma, et la réalisation d’un « chef-d’œuvre paradoxal et sans parenté. »5 Il souligne la position ambivalente de Marguerite Duras quant au cinéma, laquelle reconnaissait au 7ème art la multiplication des possibilités mais envisageait surtout que le décalement du texte et des images ouvre le champ de la parole et remette le texte en œuvre.
7Le cinéma ne serait rien sans la musique et Camille Deltombe s’est intéressée à India Song, œuvre à la caractérisation générique incertaine mais placée d’emblée par son titre sous le signe de la musique, langage à part entière, capable de pallier l’absence de mots, ceux d’Anne-Marie Stretter, du vice-consul et de la mendiante. La musique constitue une forme de pensée sensible, immédiate qui s’impose comme « un avant-langage, c’est-à-dire un langage encore silencieux, matériel, qui s’adresse directement aux sens. »6
8Dans Poétique de la voix, du Vice-consul à India Song, Marie-Hélène Boblet se tourne vers une autre musique, celle du chœur des voix. Marguerite Duras distingue les voix privilégiées des personnages, les voix des commentaires du passé, les voix des invités de la réception et bien d’autres encore. Voix et personnages sont hétérogènes, mais cet entrelacs de voix, comme nous l’explique Marie-Hélène Boblet, finit par constituer un dialogue. Cependant, l’opacité et l’altérité de l’Inde ou du vice-consul interdisent toute narrativité rassurante et dictent la mise en abyme et la polyphonie des voix extérieures au récit. Comme la mendiante ou encore Lol, Anne-Marie Stretter et le vice-consul confient leur mémoire à la musique. En ce sens, Le Ravissement de Lol V. Stein, Le Vice-consul et India Song peuvent tous trois être considérés comme des récits de mémoire. Telle est la thèse développée par Anne Tomiche dans Récits de mémoire, Du ravissement de la mémoire à la mémoire en partage. L’auteure s’interroge sur la possibilité de construire la mémoire d’événements passés. Avoir et transmettre la mémoire d’un événement suppose que l’événement ait eu lieu. Or, l’événement que les instances narratives sont chargées de transmettre et que les personnages cherchent à faire revivre, est à la fois « originel et absent »7. Cependant il semble que l’instable communauté des amants et des voix des textes durassiens permette une possible reconstruction, déformante et créative, de la mémoire détruite. Ainsi se fonde chez Duras un récit de la mémoire.
9Deux lectures parachèvent l’ouvrage. La première, L’Inde dans le Vice-consul et India Song, par Yves Clavaron, dont le thématisme emprunte à la sociologie pour investir ce monde indien, nous rappelle à quel point l’Inde de Marguerite Duras est fantasmatique et lui permet de construire son mythe personnel. Quant à la seconde, Le « cas Lol », Scénographies du ravissement, de Philippe Spoljar, elle revient sur les enjeux pour une œuvre de voir les personnages, les sujets et les scènes dont elle s’empare être rapportés à la théorie psychanalytique.
10Le Ravissement de Lol V. Stein, Le Vice-consul et India Song, trois œuvres centrées sur deux personnages féminins désormais mythiques, Lola Valérie Stein et Anne-Marie Stretter, deux femmes qui forment les deux grandes histoires du cycle, sa matière indienne en quelque sorte. Les auteurs de cet ouvrage ont su aborder ce « cycle indien » sous des jours variés qui n’ennuient jamais, tiennent le lecteur en éveil par des analyses vivantes et pertinentes, et nous conduisent d’un pas désormais plus assuré vers « les Indes » durassiennes.