Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Mars 2022 (volume 23, numéro 3)
titre article
Sophie Pierre

Usage des images & crise anthropocentrique

Use of images and anthropocentric crisis
Peter Szendy, Pour une écologie des images, Paris : Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2021, 87 p., EAN 9782707347442.

1Développée en marge de l’exposition Le Supermarché des images (2020), dont Peter Szendy était le commissaire général, cette réflexion a d’abord été ébauchée dans « Voiries du visible, iconomie de l’ombre » (introduction au catalogue de l’exposition, Gallimard-Jeu de Paume, 2020) et dans une intervention intitulée « Vers une écologie des images » au colloque Écologie des images et images de l’écologie. Le titre invitait d’abord à un cheminement vers une écologie des images tandis qu’elle s’affirme ici comme une nécessité. En effet cet essai au titre résolument programmatique établit un discours en faveur (« pour ») d’une écologie des images. Ainsi s’agit-il d’interroger des représentations multiples, ouvertes et plurielles (« des ») dans leur dimension écologique sans pour autant se limiter à un discours environnementaliste.

2L’écologie, littéralement en grec, « le discours sur la maisonnée », est, pour la définir plus précisément avec l’inventeur du terme, Ernst Haeckel (Generelle Morphologie der Organismen, 1866), la « science de l’économie des organismes, de leur mode de vie et leurs relations extérieures vitales les uns avec les autres » (p. 12). L’écologie invite donc à réfléchir l’économie d’un système organique et les relations qui se nouent au sein de celui-ci (« l’idée d’une économie de la vie organique ou d’une gestion domestique de la maison Nature », p. 12).

3Penser l’écologie des images revient d’une part à ancrer les images au sein de ce système, mais aussi à définir leur impact et leurs fonctions dans celui-ci. Ici, une lecture préalable du Supermarché du visible pourra favoriser la compréhension de certaines analyses et concepts maniés par l’auteur, notamment celui d’« iconomie », que P. Szendy ancre dans la continuité de l’« économie iconique1 » de Marie-José Mondzain, analysée dans Image, icône, économie. Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain (1996). Il note en parallèle que David Panagia utilise l’iconomy pour « nommer un “espace de production et de circulation d’images” » dans Impressions of Hume. Cinelatics Thinking and the Politics of Discontinuity (2013). Encore rappelle-t-il qu’Emmanuel Alloa utilise « Ikonomia » dans Der Ausnahmezustand des Bildes und seine byzantinische Begründung (2013). Ici l’iconomie est incontournable pour envisager l’écologie des images et P. Szendy la définit comme « une image qui dépeint et fait accéder à un marché des images, à l’espace de leur circulation et concurrence économique » (p. 65).

4Articulé autour de quatre parties, « Prélude (à la mémoire d’Imre Kinszki) », « Vers une iconomie du non-humain », « Interlude : l’accident du ralenti », « L’iconomie à la mesure de l’univers », l’essai offre au lecteur un développement large autour de l’écologie des images, ce qui constitue l’un de ses principaux atouts. En effet, l’approche de P. Szendy a ceci de particulier qu’elle s’inscrit dans une transdisciplinarité originale qui charrie de nombreux concepts (« iconogenèse » de Simondon, « économie générale » de Bataille, « syndrome de Kessler » de Donald Kessler, etc.) pour mieux se saisir des dynamiques qui régissent les usages contemporains des images. Ainsi le lecteur, peut-être peu à l’aise avec certaines questions entomologiques, naturalistes, historiques, photographiques ou cinématographiques, aura ici l’occasion de créer de véritables ponts entre les disciplines afin d’en mieux saisir les enjeux pour réfléchir l’écologie des images.

5Éminemment actuelle, cette réflexion a une portée éthique, philosophique, esthétique, mais aussi anthropologique, sociologique, historique et parfois naturaliste (voir « Prélude » et « Vers une iconomie du non-humain »). Cet essai multiplie les approches pour penser une écologie des images et enrichit très sûrement ce courant en plein essor. Ainsi, et bien qu’à la lecture on soit tenté de se poser la question de la corrélation des idées, l’essai gagne en épaisseur grâce à cette porosité disciplinaire. Pour une écologie des images a, en ce sens, ceci d’original que la cohérence de l’ensemble, la complexité et la subtilité de la pensée de l’auteur apparaissent en fin de lecture. P. Szendy tisse ainsi un fil ténu pour lier son approche composite et invite le lecteur à se saisir à sa guise de tous ces éléments pour mieux cerner les lignes de force de sa proposition.

« Préludes »

6Les prémisses de la question écologique s’inscrivent dans un courant intellectuel ample et ancien : P. Szendy cite les traités de médecine du xviie siècle, John Ray et l’« économie de la plante » en 1691, retrouvé chez Carl Von Linné en 1749. Mais il apparaît dans « Prélude » que l’auteur affilie davantage sa pensée aux travaux tant scientifiques que photographiques de son oncle, Imre Kinszki.

7Ainsi les premières pages de l’ouvrage sont marquées par l’utilisation du pronom « je » et l’auteur y affirme à la fois le lien intime et intellectuel qui le noue à « Imre bácsi » (oncle Imre). Pour mettre en évidence ces affinités, P. Szendy envisage Kinszki à l’heure contemporaine et remarque :

Jamais il n’aurait pu imaginer lorsqu’il partait cueillir quelques clichés naturalistes avec sa Kinsecta à la main, qu’un jour on mettrait en circulation des dizaines de millions de photos par heure sur ce qu’on appelle les réseaux sociaux. Jamais il n’aurait pu imaginer que ce déferlement inouï d’images contribue chaque jour, par les énergies et les matières premières qu’exigent leur stockage et leur gestion, à ce qu’il appelait dans son article pour la revue Huszadik század « la raréfaction ou l’extinction d’espèces animales ou végétales ». (p. 13)

8Cette projection permet de rappeler encore l’accélération fulgurante que connaissent la production et la diffusion des images. Cette articulation est d’autant plus pertinente que Kinszki pensait déjà l’écologie puisqu’il suggère dans « Nécessité, adaptation, évolution » (« Szükséglet, alkalmazkodás, fejlődés ») « que l’idée même d’une économie domestique à l’échelle de la nature impliquerait de considérer celle-ci comme tendant vers un but » et se demande « d’où elle vient, pourquoi elle est apparue et au service de quels intérêts elle aura œuvré ». Il souligne par ailleurs très largement le rôle de l’Homme dans la disparition des espèces (p. 11). Ainsi, Kinszki préfigure une réflexion actuelle et urgente de la crise climatique ; c’est pourquoi cette double filiation, familiale et intellectuelle, prend tout son sens et permet de décentrer cette question écologique. D’abord, Kinszki est très peu envisagé pour sa pensée écologiste et il a ceci d’intéressant que sa réflexion s’ancre à la fois dans sa pratique de la biologie, mais aussi de la photographie. Pour P. Szendy, sensible à la pensée de Kinszki, l’écologie :

n’est pas — ou pas seulement — une pensée de l’oikos inscrit dans son nom […]. L’écologie telle que je la convoquerai sera plutôt le mot d’ordre d’une attention nouvelle au temps, à tous les temps divergents ou dissonants qui œuvrent dans ou à même les images. Entre le temps long, le temps profond de l’histoire de la planète ou de l’évolution des espèces qui la peuplent et le temps court d’une iconomie globalisée qui contribue à bouleverser leurs équilibres, l’image serait à penser comme une stratification de durées radicalement hétérogènes. L’image, dirons-nous, est essentiellement hétérochrone. (p. 14)

Temporalités

9La question du temps devient ainsi centrale pour concevoir l’écologie des images. Ainsi P. Szendy choisit d’explorer le temps long et les conditions d’existence et de consommation des images pour mieux en comprendre la teneur. Il observe que

la temporalité à laquelle nous avons dès lors affaire ne relève donc ni du temps court ou relativement court de la production des images manufacturées par l’homme […], ni du temps profond, du temps minéral de l’accumulation géologique des matières premières […] nécessaires à la circulation industrielle ou postindustrielle de ces mêmes images. La longue durée iconique dont j’aimerais explorer quelques aspects, c’est plutôt celle de la formation naturelle des images, entre et à partir d’elles-mêmes. En un mot, il s’agirait de frayer la voie d’une iconomie générale peut-être consonante avec l’idée directrice d’une écologie profonde. (p. 35-36)

10P. Szendy consacre une partie de son ouvrage à l’étude de l’iconogenèse de Gilbert Simondon pour comprendre comment l’image « obéit à un mouvement cyclique, à un “cycle de l’image” qui traverse des “phases” successives, lesquelles constituent “un unique processus de genèse, comparable en son déroulement aux autres processus de genèse que le monde vivant nous présente (phylogenèse et ontogenèse)” » (p. 36-37). C’est pourquoi la pensée complexe de Simondon nourrit considérablement l’analyse de Szendy, la complexifie, pour déterminer comment les images acheiropoïètes naturelles, leur cycle d’existence permettent d’analyser les images fabriquées par l’Homme. Ainsi il concède à l’image des phases de développement qui tendent vers un stade imaginal, c’est-à-dire à une image « entièrement formée2 » (p. 43).

11Cette analyse devient d’autant plus intéressante que P. Szendy met en perspective l’achiropoïèse naturelle et l’achiropoïèse machinique. Pour comprendre cette question remarquablement actuelle, l’auteur rappelle avec Trevor Paglen que « l’“écrasante majorité des images” est aujourd’hui produite “par des machines pour d’autres machines, les humains étant rarement dans la boucle” » (p. 30). Ce constat amène à penser que nous sommes arrivés au point paroxystique de l’anthropocentrisme, puisque l’Homme est peu à peu exclu du système de production des images qu’il a lui-même mis en place. Il en devient un consommateur passif ou une main-d’œuvre invisibilisée3.

12De plus il attire l’attention sur le développement des conditions d’existence d’une circulation effrénée des nouvelles images (p. 30-31) vouées à une « pure perte » (« L’image, basculant dans l’excès ou la dépense aniconomique, s’envole en pure perte », p. 86). Ainsi l’image contemporaine a ceci de particulier qu’elle semble prise dans un mouvement illimité évanescent constitué autour d’infimes variations. Et P. Szendy relève que

ces images en transit, ces transimages (elles passent d’un écran à l’autre mais aussi d’un état à un autre) sont en train de devenir les images qu’elles sont : elles se condensent et coagulent et prennent forme, mais elles sont aussi toujours en passe de se défaire, d’être désassemblées et distribuées en segments qui se reformeront ou se reformateront autrement. (p. 27)

13Il propose de lier ce conditionnement avec le mythe du potier Sicyone, rapporté par Pline, puisque dès « l’origine de l’image peinte, il y a son immédiat reformatage » (p. 20). Cette transformation de l’image, à but conservatoire, anticipe la mutation constante de l’image numérique, qui, transmuée en données, perd de sa substance matérielle et une partie de ses modalités d’expression. En ce sens l’analyse de P. Szendy fait pleinement écho aux recherches de Hito Steyerl qui, dans In Defense of poor images, pense la reproductibilité circulatoire des images et leurs capacités à copier le profilmique. Au même titre, l’Histoire merveilleuse de Peter Schlemihl d’Adelbert von Chamisso (une « image courant après son image », p. 23) devient ici un mythe fondateur qui préfigure la circulation mondialisée des images (« comment circulent-elles, en effet, les images numériques dont Peter Schlemihl pourrait être l’allégorie par anticipation ? », p. 26).

14De la lenteur originelle à l’accélération fulgurante, le rapport de l’Homme à l’image ne cesse de muter, mais P. Szendy souligne que cette consommation et ce transit effrénés sont constitutifs du rapport de l’Homme aux images. Dès lors « penser l’image dans sa lenteur sans nom de sa gestation depuis le temps de la Terre et la vitesse qui, plus vite que la lumière, l’emporte au-delà du visible » (p. 15) devient la perspective centrale de cet essai pour définir une écologie des images.

Héritage, circulation théorique

15Du reste, se demande P. Szendy, « quand nous parlons d’une écologie des images, quand nous utilisons cette formule, de quoi héritons-nous ? D’où nous viennent ces mots ? » (p. 32). Selon lui, Susan Sontag est la première dans Sur la photographie (1977) « à avancer l’idée d’“une écologie appliquée non seulement aux choses réelles mais encore aux images” » (p. 32). Pour Sontag, « l’écologie des images serait appelée à être un antidote à la logique consumériste d’un infini surplus iconique » (p. 32). Pessimiste, elle conclut cependant dans Devant la douleur des autres, en 2003, qu’il n’y aura pas d’écologie des images. L’auteur rappelle également qu’en 1992, Andrew Ross développe l’idée de Susan Sontag mais la critique. Selon lui,

en déplorant « la surcharge d’images dans notre société moderne de l’information » (p. 193), en accusant la prolifération iconique d’« épuiser la réalité », Sontag ne tient pas compte, écrit Ross, des cas où ce sont précisément les images qui permettent de lutter contre « la disparition matérielle du réel » et de « s’opposer à la destruction du monde naturel ». (p. 34)

16Aussi lui reproche-t-il de ne pas permettre aux images de développer leurs capacités de résistance face à leur mode de production et de consommation consuméristes. En ce sens, P. Szendy rappelle que Ross distingue « images de l’écologie » et « écologie des images » (p. 33). Il s’appuie sur ces deux approches pour réfléchir sa sous-partie « L’écologie des images : une idée avortée ? » et concède ne connaître que quelques « occurrences récentes et rares de l’expression », qui « restent de l’ordre de l’indication suggestive, sans véritablement constituer encore un champ digne de ce nom ». Cette indication de P. Szendy pose question puisqu’il apparaît au contraire que ce champ est en plein essor et connaît un dynamisme fécond. Pour rappel, Ernst Gombrich publie en 1983 L’Écologie des images, qui pense les rapports des êtres vivants avec les images qu’ils produisent. P. Szendy semble rejoindre Jean-Michel Durafour lorsqu’il se demande : « quels nouveaux régimes de visualité invente la nouvelle urgence climatique ? » et « que serait une écologie des images, et, en particulier mais pas uniquement, une écologie des images de l’écologie » ? Celui-ci rappelle également que « l’urgence anthropocénique dans laquelle nous sommes plongés a depuis quelques temps encouragé une réflexion composite sur l’écologie comme circonstance d’identification et de qualification de nouveaux modes de la capacité, humaine mais aussi non humaine, de faire image4 ».

17Aussi, et bien que la terminologie écologie des images n’apparaisse pas toujours, cette question sous-tend de nombreuses recherches ; en témoignent la série « cinécologie » dans Débordement ou encore les recherches très stimulantes de Jussi Parrika (Qu’est-ce que l’archéologie des médias ?, 2017), Sean Cubbitt (Finite Media. Environnemental Implications of Digital Technology, 2017) ou Siegfried Zielinski (cités rapidement par l’auteur). Plus largement, des courants de recherches comme les études végétales (Critical Plant Studies), d’ailleurs directement influencés par les recherches d’Ernst Haeckel, reconsidèrent la place des végétaux dans la pensée contemporaine et pensent leurs dynamiques figuratives. De nombreux chercheurs interrogent par ailleurs des œuvres qui actualisent les moyens de production des images, leurs modalités d’expression en lien avec l’écologie ; comme Kim Knowles qui, dans Indefinite Visions, Cinema and Attractions of Uncertainty, analyse l’œuvre de Peter Gidal qui travaille littéralement la matière du film pour subvertir les formes traditionnelles et inventer un discours éthique sur l’environnement. Citons encore Hors des décombres du monde : Écologie, science-fiction et éthique du futur de Yannick Rumpala (2018), qui questionne les façons dont la science-fiction convoque un imaginaire écologique pour penser les mutations environnementales.

18Tout en s’inscrivant dans une dynamique actuelle qui réfléchit l’écologie des images, Peter Szendy a ceci d’intéressant qu’il n’envisage pas de trouver des solutions, mais œuvre plutôt pour une prise en considération ouverte et sensible de cette question. L’auteur invite à penser les images dans leur ensemble pour mieux comprendre leur évolution. Toutefois une proposition esquissée par P. Szendy semble devoir attirer l’attention du lecteur. Il souligne que le débat entre Sontag et Ross « relève d’une écologie de l’attention » (p. 34). Cette formule empruntée à Yves Citton invite à poser le problème autant du côté de la production que du côté de l’attention. On peut alors se demander si l’écologie des images ne réside pas dans une écologie de l’attention et si ces deux questions ne se posent pas en miroir, comme le suggèrent peut-être les titres du présent ouvrage et celui d’Y. Citton, Pour une écologie de l’attention (2014).