Fictions de personne réelle
1Sous le titre La fiction en personne, la livraison d’automne 2021 de la revue Littérature offre un éventail de réflexions critiques sur l’écriture fictionnelle de la personne réelle dans ses déclinaisons contemporaines, lesquelles rassemblent des genres très en vogue depuis les années 1980 (fictions autobiographiques, exofictions, romans d’archives, romans à clés, récits de faits divers…) : notre époque se caractérise peut‑être par une « reality hunger » (Shields 2010, p. 5), en vertu de laquelle la fiction emprunte toujours davantage au réel et aux réalités documentaires. Robert Dion, coordonnateur de ce riche dossier, se demande de quoi le goût des auteurs contemporains pour l’observation peut bien être le signe, en dressant l’état des lieux des recherches en cours sur les rapports entre le réel et la fiction romanesque.
Noms de personne
2Nathalie Piégay aborde la question par l’analyse des noms de personnages1. Elle montre que les personnages « dérivés » (d’archives ou documents) se différencient des personnages historiques tout en étant inclus dans un processus romanesque et de fictionnalisation. Leur utilisation marque l’évolution de la littérature contemporaine vers le roman de non‑fiction ou de biofiction, qui rejettent l’idée d’une émancipation du personnage (approche du roman traditionnel). Pour distinguer les différents personnages dans le rapport qu’ils entretiennent au réel (qu’ils soient des personnages fictionnels, référentiels ou transfictionnels), l’article se déroule en trois temps : l’interrogation sur la manière dont le personnage de roman est nommé (I), le rapport au temps (en particulier à la mort) (II) et le goût pour ce que Pierre Michon a nommé les « vies minuscules » (expression importante qui est reprise tout au long du dossier), une rupture dans la conception du personnage (III).
3Nathalie Piégay dresse ensuite une typologie des noms de personnages : celui qui renvoie à une personne ayant réellement existé (nom référentiel), celui qui ne renvoie qu’au personnage de l’œuvre de l’auteur (nom fictionnel), le nom fictionnel déjà usité (nom intertextuel ou transfictionnel), l’absence de nom. Lorsqu’un nom référentiel est utilisé, il est censé être identifié par le lecteur. Cependant, ce n’est pas toujours le cas, le personnage à l’origine de la référence n’étant pas forcément passé à la postérité (la critique rappelle à ce propos que le travail de l’édition critique est fondamental pour comprendre le statut du nom du personnage). Deux types de personnages référentiels peuvent ainsi être identifiés : ceux qui sont passés à la postérité et ceux dont on ne se souvient plus. Les deux peuvent être réinvestis par la littérature et renvoient à deux catégories de personnages : ceux de l’histoire ou des œuvres et ceux de la petite histoire ou des archives (les « vies minuscules » (Pierre Michon2), d’un point de vue ontologique (ces personnages ont existé), social (rang inférieur), et du fait de l’absence d’œuvre). On peut parler à propos de ces derniers de personnages historiques seulement si l’on considère par là qu’ils ont vécu dans l’histoire (non pas si l’on considère que l’adjectif signifie qu’ils ont marqué l’histoire). À l’inverse, des noms comme ceux d’Emma Bovary ou Robinson Crusoé, qui n’ont pas existé historiquement, s’inscrivent bien dans le réel, par l’antonomase et par extension par le pouvoir que les personnages fictionnels exercent sur l’imagination, la vie réelle et la littérature. Les noms transfictionnels sont ceux des personnages existant déjà dans une fiction antérieure. La question de l’autonomie de ces personnages apparaît alors de manière saillante. Le dernier cas, celui de l’absence de nom, signifie une « perte d’autonomie du personnage », en plus d’une « déflation de l’identité sociale ou psychologique » (p. 11).
4La critique s’attarde ensuite sur la question de la mort et de son lien avec le nom, en partant des considérations de Walter Benjamin3 (le roman comme un destin qui conduit à la mort du personnage) pour réfléchir à la mort du personnage « réel ». Un récit de biofiction pourra faire renaître le personnage dont le lecteur sait qu’il est déjà mort plutôt que de le mettre à mort comme dans le roman. Le narrateur ne peut pas suspendre ou inventer cette mort qui a déjà eu lieu dans le monde réel, ce qui explique que ces écrits sont souvent plus courts que des romans qui cherchent à retarder la mort. Celle-ci, d’une certaine manière dédramatisée, a toutefois un pouvoir dramatique qui permet de conclure. L’article étudie le cas de Dora Bruder, personnage de Modiano, personnage référentiel mais oublié (« minuscule »), qui fait l’objet d’un double mouvement dans l’œuvre, de la personne au personnage et du personnage à la personne. C’est le roman de Modiano qui consacre son nom. L’usage des noms propres témoignerait du statut ontologique des personnages, de leur appartenance à la catégorie des personnages dérivés ou « nativement fictionnels ». Le statut de personnage minuscule n’empêche cependant pas l’intertextualité consubstantielle au personnage transfictionnel ou historique, et ce dernier peut être, comme le personnage fictionnel, un puissant levier romanesque. L’exemple du roman de Javier Cercas, Les Soldats de Salamine, montre que la trajectoire du personnage historique est modifiée pour le faire devenir « héros minuscule ». Sur le plan poétique, les personnages dérivés peuvent être analysés de la même façon que les personnages nativement fictionnels, même s’ils ont une autonomie que méconnaissent ces derniers. L’idée est que le changement de statut du personnage (de fictionnel à biofictif) vient du renoncement à l’idéal d’émancipation que portait le roman. Le personnage biofictif n’est pas autonome, parce qu’on ne croit plus à l’autonomie du sujet et à son émancipation, ni au progrès auquel croyait le roman (en particulier biographique, comme l’ont montré Hegel et Lukács).
5Ainsi, la question du nom permet de montrer « comment l’emprise de la littérature sur le réel [est] aussi forte que celle que le réel et l’histoire exercent sur la littérature » (p. 25) et que la perspective de la mort du personnage, déjà advenue dans le réel, provoque une narration différente, consciente des similarités entre le personnage et la personne, entre le personnage et l’auteur. En approchant l’individu d’une nouvelle manière, en étant conscient de la fragilité de ce dernier, le récit renonce à une histoire de conquête et d’émancipation.
Hantise du personnage secondaire
6En étudiant quatre cas de biographies consacrées à des figures mineures (Une femme invisible de… Nathalie Piégay, La Femme qui fuit d’Anaïs Barbeau‑Lavalette, Dora Bruder de Patrick Modiano, Un Livre sur Mélanie Cabay de François Blais), Andrée Mercier et Simon Pearson étudient la remise en question du personnage héroïque tel qu’il a été forgé par les romans réalistes4. Le traitement ontologique, narratif et sémantique des personnages secondaires éclaire le traitement littéraire des personnages mineurs qui constituent une part importante de l’imaginaire contemporain. Dans des deux premiers cas, il ne s’agit pas d’héroïser les personnages de Suzanne et Marguerite mais plutôt de reconnaître leur singularité, celle de chaque être invisible. Dans les deux cas suivants, et contrairement à A. Barbeau‑Lavalette et N. Piégay, les auteurs font le choix de s’en tenir au factuel, de ne raconter que les éléments connus, peu nombreux, de leurs personnages. Ils refusent de recourir à la fiction qui leur permettrait d’imaginer la subjectivité de leurs objets, mais cherchent à atteindre la « vraie » Mélanie ou la « vraie » Dora (p. 98) sans combler les failles. Ce projet, qui consiste à « tourner autour du vide » (p. 100), à laisser la curiosité insatisfaite, permet d’accomplir un devoir de mémoire, de faire de ses personnages les porte‑paroles des oubliées.
7Plutôt que d’aborder la question du personnage mineur sous l’angle de la rupture avec les héros du roman réaliste, Andrée Mercier et Simon Pearson choisissent d’adopter les perceptive des recherches sur le personnage secondaire, également issues d’un travail sur les romans du xixe siècle. Malgré la différence de contexte, le traitement est proche. Ce sont les héros d’une autre histoire, secondaire, qui ne les incarne pas complètement.
Inconnus & célébrités
8Yves Baudelle et Marie‑Jeanne Zenetti reviennent tous les deux sur le croisement de la poétique de la fiction biographique et des formes d’attestations de la vérité.
9À la question de savoir s’il existe une spécificité contemporaine dans le traitement de « l’écriture fictionnelle de la personne réelle », Y. Baudelle répond par l’étude de l’onomastique5, mais sous un angle différent de celui de Nathalie Piégay. Il distingue deux groupes qui sont traités différemment dans le texte : les personnages inconnus mais proches de l’auteur et les célébrités, qui s’en éloignent, et dont le nom suffit à donner la référence. Le critique se demande si l’autofiction people ne serait pas la forme accomplie de l’autofiction contemporaine, celle de « l’ère Facebook » (p. 58), où le narcissisme est assouvi par une numérisation effaçant la frontière entre célébrités et anonymes.
10À partir de l’étude de la série The Crown, Marie‑Jeanne Zenetti se demande s’il est légitime de conférer une valeur à un récit ostensiblement basé sur des faits réels mais qui revendique en même temps son caractère fictif6. Face aux polémiques suscitées par l’apparition du personnage de Diana Spencer dans la saison 4, la plateforme Netflix a revendiqué le caractère fictionnel de la série. La critique défend ici l’idée selon laquelle la question de la vérité a une part de légitimité dans l’approche d’une fiction fondée sur des faits réels. Elle étudie la question et ses enjeux dans ce type de fictions. Parle‑t‑on de fiction parce que certains faits sont inventés ? Le sont‑ils dans le but de pallier un manque ou dans une visée esthétique, idéologique ou narrative ? Ces questions ne sont pas ici posées au niveau du pôle de création (insatisfaisant car supposant l’intention qui préside à la création) mais à celui de la réception, dans une perspective pragmatique. Que faire de cette question de la vérité lorsqu’on regarde une série telle que The Crown ?
11Cette étude se situe dans une démarche critique s’intéressant au réseau de discours extra‑littéraires, pratique de « lecture située » envisageant le discours littéraire dans sa réception en contexte et dans la manière dont il est reçu par les lecteurs ou les spectateurs, comme acte social pris dans diverses déterminations et qui situe la « vérité littéraire » dans les mains de la réception, de ceux qui l’investissent comme telle.
Le cas & l’exemple
12C’est par études de cas que procèdent Frédéric Regard, Laurent Demanze et Philippe Dion pour analyser l’empathie dans la biographie pour le premier, l’exofiction pour le deuxième et le traitement de la figure de Dostoïevski pour le troisième. Les articles de L. Demanze et P. Dion soulignent la valeur critique des démarches de Philippe Vasset et J.M. Coetzee.
13En partant du présupposé selon lequel le travail de l’analyste (en psychanalyse) et du biographe sont liés, F. Regard met en avant la dimension empathique de l’entreprise biographique. Il ne s’intéresse pas au biographe mais à ce dont la personne réelle est la porte-voix7. La question est de savoir quelle est la nature de l’empathie qui pousse les écrivains à s’emparer d’histoires tirées de faits divers tragiques, par l’étude des cas d’Emmanuel Carrère et d’Ivan Jablonka, les deux ayant choisi des anonymes, « vies minuscules » (p. 75). Ils posent, et c’est la manifestation d’une tendance de fond de la littérature contemporaine, la question de la mise en écriture du réel (le critique assume de parler de biographies à propos de ces ouvrages, bien que les auteurs n’emploient pas ce terme). Le processus central est celui du dédoublement que suppose l’empathie, avec un « narrateur‑analyste » (p. 84) qui prend en charge deux personnages à la fois (lui-même et l’anonyme en détresse), ce qui prend une dimension sociologique (regard de l’écrivain porté sur un milieu, avec parfois un peu de condescendance). Cette fonction sociologique du biographe, accompagnée d’une conscience de classe, est celle de la littérature et du roman (constitution de la bourgeoisie par ce genre, émergence d’une conscience de classe par le roman social, etc.). Conscients d’une différence de classe entre eux-mêmes et leurs sujets, Emmanuel Carrère et Ivan Jablonka donnent à ce qu’ils décrivent un style, écrivent la vie plutôt qu’ils ne la subissent, lui donnent une forme. Frédéric Regard revient finalement au fait de « toucher », entendu comme « émouvoir » et « inciter à » (p. 86). L’empathie est ce qui permet la « rencontre transformatrice » (expression empruntée à Geyla Frank) et constitue l’éthique de la biographie.
14L. Demanze revient sur la notion d’exofictif, forgée par Philippe Vasset, conduisant à l’émergence effervescente d’un genre qui s’est rapidement imposé dans un contexte d’épuisement de l’autofiction8. Il révèle les enjeux subversifs et ironiques de l’œuvre de P. Vasset avant la légitimation médiatique et éditoriale du genre. P. Vasset prolonge le brouillage entre romanesque et enquête par l’invention de la notion en partie ironique d’exofictif (terme à distinguer de l’« exofiction » (Ruhe)) qui désigne le fait de chercher dans le réel même la part d’imaginaire par des procédés de transpositions et de dissimulations inspirés des figures populaires d’Arsène Lupin et de Fantômas. Cet auteur mène un projet sériel qui repose sur la tension grandissante entre réel et fiction mais aussi entre fictions en série et puissance romanesque. Le romanesque est redéfini comme une confrontation entre existence à soi et existence des personnages du roman. La littérature d’espionnage (premier volume de la série de P. Vasset) devient un texte truffé de signes et de références à décrypter, tandis que le narrateur oscille entre résistance et abandon aux clichés. Dans le Journal intime d’un marchand de canons, l’écrivain confronte l’économie secrète des logiques géopolitiques et celle de la fiction qui influence l’imaginaire, opposition qui est « le lieu essentiel d’opposition de Vasset à l’autofiction », dans une démarche scripturale ironique, voire critique.
15Comme L. Demanze, Robert Dion vient offrir l’étude d’un cas d’exofiction9. Le critique s’intéresse au traitement de la figure de Dostoïevski dans Le Maître de Pétersbourg. Quels sont les jeux de la fictionnalisation de la personne réelle dans ce roman ? Pourquoi prendre le risque d’écrire sur la vie d’un écrivain de premier plan ? Quelle vérité qui n’ait pas été traitée par des chercheurs spécialistes le roman peut‑il exhumer ? Coetzee est lui‑même universitaire et a consacré une étude à Dostoïevski, quel apport ou quelle rectification pense-t-il amener ?
16Le roman opère quelques déplacements à propos de la vie réelle de Dostoïevski et transpose des éléments de l’œuvre de ce dernier. Des éléments biographiques se mêlent à des éléments inventés, certains faits réels sont rétablis. La fiction et la réalité entrent « en conflit ouvert et assumé », tandis que l’enjeu biographique devient secondaire. Il ne s’agit pas non plus d’un roman historique. La biographie de Dostoïevski est en réalité constituée par l’œuvre de ce dernier, représentée par Coetzee comme pleine d’instabilité et ne parvenant à s’accomplir qu’après avoir fusionné avec ses fantômes, dont Pavel, dans une perspective méta‑fictionnelle qui montre comment naissent et transitent les personnages. Dostoïevski usait de ces déformations avec ses propres personnages, en détournant de la même façon les vies des autres et les circonstances historiques. Il subit dans le roman de Coetzee un traitement similaire. Selon le critique, ce roman produit donc peut‑être un savoir, mais celui d’un acte de création.
En supplément
17Les deux derniers articles s’inscrivent en marge de ce panorama. Le premier, de David Martens, s’intéresse aux pratiques de l’écrivain dans les institutions culturelles et musées, en tant qu’acteur du monde culturel contemporain10. Le second propose le commentaire de deux chapitres du Très‑Haut, roman de Blanchot, en analysant surtout ce que montre Blanchot mais, semble‑t‑il, sans réel discours métatextuel à propos de l’écriture fictionnelle de la personne11.
18David Martens s’intéresse à la pratique de musées et d’institutions (comme l’IMEC depuis 2016) confiant à des écrivains une fonction curatoriale. Appelés à offrir un regard différent de celui de l’institution, ils deviennent des écrivains commissaires, acteurs importants du monde culturel contemporain. Le critique étudie les rapports entre l’écrivain, ses aspirations, et l’institution, dont les impératifs sont divergents. Les lieux propres à la conservation d’une mémoire rencontrent une tension entre l’impératif documentaire et la singularité du regard d’auteur. Cette contrainte, qui s’exerce paradoxalement alors que l’écrivain est supposé avoir « carte blanche » est en même temps pour ce dernier un ressort connu de création. Les deux auctorialités en tension, celles du commissaire et de l’institution, en viendraient à se combiner pour révéler l’intimité de cette dernière, son être profond. Les cartes banches accordées aux écrivains permettraient de revivifier l’image d’une institution comme l’IMEC, offrant la preuve de créativité contemporaine d’un musée porteur d’avenir.
19Louis Kervegant propose un commentaire des deux premiers chapitres du Très‑Haut, roman de Maurice Blanchot qui retrace l’itinéraire d’un individu en crise psychique. Il tente de montrer les effets de la maladie sur le personnage en lutte avec son destin, de déterminer ce qui le mène inconsciemment, ainsi que les relations des personnages entre eux, gouvernées par une incompréhension réciproque. Par autrui, le personnage, seul face au destin, à la souffrance, à la mort, retournant seul et effaré à son quotidien, cherche une reconnaissance dans un monde où s’instaure une « hiérarchie des fous » créant un système à deux vitesses où règne l’État, fait de hors‑la‑loi, de puissants détruisant les scrupuleux.
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20Le sommaire proposé par Robert Dion dans « la revue de l’Université de Vincennes à Saint‑Denis » ne prétend certes pas recenser tous les usages de la « fiction en personne », mais il donne un bel aperçu de la richesse d’un domaine de recherche devenu très vaste. De fait, l’éventail proposé est largement ouvert, même si l’on pourra toutefois regretter que l’autofiction n’y soit pas mieux représentée, alors qu’elle occupe encore une place importante dans les rentrées littéraires, en dépit de la concurrence d’autres sous‑genres, comme le montre Laurent Demanze dans le présent volume ; la dimension journalistique des écritures fictionnelles de la personne réelle (place des archives, enquêtes à propos notamment de faits divers, rôles et styles de l’écrivain‑journaliste, etc.) aurait également mérité de prendre plus de place au sommaire12.