Penser la crise & le désordre avec Kenelm Digby
1L’essai d’Anne‑Laure de Meyer, fruit d’une thèse de doctorat remaniée, témoigne de sa volonté de présenter un travail de synthèse de la pensée philosophique de Kenelm Digby, en rassemblant tous les ouvrages de ce dernier et en les classant, mais aussi en s’intéressant aux annotations de Digby présentes dans quelques‑uns des volumes ayant appartenu à ses trois bibliothèques successives.
2Après avoir exposé les raisons pour lesquelles Kenelm Digby, qui avait joui d’une renommée certaine en son temps, tomba dans l’oubli avant que sa mémoire ne renaisse dans la deuxième moitié du xixe siècle et ne s’affirme au xxe siècle1, A.‑L. de Meyer s’attache à présenter le personnage. L’autrice, qui ne manque ni de lucidité ni d’humour à son sujet, ne le classe pas dans la catégorie des philosophes ou des savants, mais lui reconnaît la modeste place de « penseur ». Aussi, le titre du livre « un penseur à l’âge du baroque » est‑il longuement expliqué et justifié en introduction. Digby, homme de sciences et de lettres, est, dans la première moitié du xviie siècle, en correspondance avec des savants, des érudits de renom. Il a à cœur de répandre les nouvelles pensées de son temps, de partager le savoir augmenté par la révolution scientifique, mais il propose également une vision conciliatrice de la scolastique et de la nouvelle philosophie, raison pour laquelle l’autrice le qualifie d’un néologisme convaincant : Digby est un « réfléchisseur » au sens où il « réfléchit les idées de son temps et [...] y réfléchit » (p. 20).
3Le prologue, « Vita Kenelmi Digbei » (p. 41‑70), retrace l’existence tumultueuse de Sir Kenelm Digby, gentilhomme catholique anglais né en 1603 et mort de la maladie de la pierre – la lithiase urinaire – en 1665. De cette vie marquée par la Conspiration des poudres (1605) et par la mort du père, un des conspirateurs, exécuté en 1606, on retiendra des études faites à l’université d’Oxford sous la direction du mathématicien Thomas Allen, de nombreux voyages, notamment en France où celui qui fut, malgré sa filiation infamante, adoubé par le roi Jacques Ier en 1623, rencontre Descartes, Hobbes et Mersenne, son activité de corsaire en Méditerranée durant un an en 1628, puis sa nomination en tant que Commissaire de la Marine en 1630 ce qui nécessite qu’il abjure le catholicisme — il y reviendra en 1635, on peut penser que cette conversion ne fût que de circonstance. Après la mort de sa femme (1633), il se retire momentanément du monde mais reprend vite son activité de membre de la jeune République des Lettres, de diplomate, de courtisan avec ses aléas de disgrâces et d’exils. Faisant la part du self‑fashioning que l’autrice traduit par la « mise en scène de soi », ce point biographique vise à poser un certain nombre de repères pour mieux appréhender ensuite la pensée du « virtuoso » — pour reprendre le terme même de l’autrice — qu’est Digby.
4L’ouvrage est très clairement organisé, le propos est très méthodique, l’autrice s’attache à faire des synthèses régulières et à justifier systématiquement le choix de ses approches. La structure est tripartite (première partie « Philosophie de la nature : la vision d’un monde mouvementé et déchiré », p. 71‑248 ; deuxième partie « Une logique de l’apparence », p. 249‑394 ; troisième partie « Perspectives métaphysiques », p. 395‑541), chaque partie étant elle‑même scindée en trois chapitres. Si l’idée de l’ouvrage est de donner une synthèse cohérente de la pensée de Kenelm Digby à partir d’un corpus disparate (traités, lettres, roman autobiographique, méditations, poèmes...), l’autrice prévient : il ne faudrait pas croire la pensée de Digby aussi cohérente et linéaire. Certes, le chevalier cherche à systématiser, comme le prouve l’écriture de ses traités, mais il est aussi « un creuset d’influences » (p. 18) et n’évite pas les positions contradictoires pour ne pas dire les incohérences que l’autrice a toujours soin de pointer.
5La première partie qui aborde la physique s’appuie sur les manuscrits de Deux traités (1644) et sur deux autres textes, Discours fait en une célèbre assemblée (1658) et A Discourse Concerning the Vegetation of Plants (1661). Dans ce domaine comme dans les autres, la pensée de Digby se place sous le signe du paradoxe et d’un certain éclectisme. Pour Digby, le monde est fait d’atomes, particules insécables qui se touchent, se heurtent mais ne tombent pas dans le vide, le chevalier récusant cette idée. Autre particularité de son atomisme : il ne concerne que le corps et non pas l’âme. En catholique convaincu, Digby sépare, dans sa vision dualiste de l’homme, les deux entités, considère donc l’âme comme immortelle et s’attache à prouver le dogme catholique de la résurrection de la chair. Mélangeant atomisme et scolastique, Digby s’emploie aussi à expliquer les phénomènes d’action à distance (la gravité, le magnétisme et la sympathie) en ne négligeant pas de recourir à l’alchimie, mais aussi le fonctionnement biologique (perceptions sensibles, mouvement du cœur — Digby est un « circulateur » comme l’aurait nommé le Diafoirus de Molière — et phénomène de reproduction). La première partie de l’ouvrage s’achève sur le constat que la philosophie de la nature de Digby, qui décrit un monde instable et chaotique, a aussi un sens politique et religieux en cela ancrée dans la sensibilité baroque de la première modernité.
6La deuxième partie consacrée à la logique vise à mettre en lumière la façon dont Digby affronte la crise du scepticisme. Quel travail cognitif effectue‑t‑il pour appréhender le monde ? Telle est la question qui guide l’analyse. En réfléchissant au pouvoir de l’imagination, « clé de voûte de sa logique » (p. 280), au mouvement réflexif de la pensée, à la représentation et à l’image, Digby cherche à élaborer une méthode (c’est un lecteur de Descartes) contre la crise de la connaissance en conciliant raison et foi. Mais là encore, Digby n’échappe pas aux contradictions que présente un système qui s’appuie à la fois sur un modèle méthodologique mathématique et sur une conception alchimique. C’est en adoptant un certain nombre de postures liées à la rhétorique (celles du citoyen de la République des Lettres, de l’amant éploré, du dévot), grâce auxquelles le chevalier se met en scène, qu’il pointe la nécessaire et salutaire quête du savoir ce qu’il souligne encore en adoptant un style mystique2.
7Enfin la troisième partie, qui offre le titre assez large de « perspectives métaphysiques », s’attache à éclairer, à partir là aussi d’un corpus élargi3, la manière dont Digby conçoit son principe d’âme immortelle, ce qui permet d’aborder la question théologique — et brûlante à l’époque — de l’eucharistie. Cette partie montre également comment il parvient, dans le débat contemporain non moins brûlant sur la liberté, à concilier déterminisme et libre arbitre pour réfléchir à la notion de tolérance religieuse qui touche de près le catholique qu’il est. L’autrice l’affirme, Digby n’a pas eu l’ambition d’élaborer une métaphysique. Son objectif plus modeste, mais plus pragmatique, a été de proposer une réflexion pour préparer l’homme au gouvernement de son âme et des autres. L’ultime chapitre consacré aux fins dernières permet de bien comprendre ce que Digby a en vue, en somme répondre à la seule question qui vaille : comment bien vivre. Pour Digby, le bonheur terrestre n’est pas à mépriser, il se conçoit comme un avant‑goût des béatitudes célestes. Tout en s’inscrivant pleinement dans le mouvement baroque, il opère ainsi un renversement du motif traditionnel du memento mori.
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8Dense ouvrage de spécialiste, le livre d’A.‑L. de Meyer est de lecture ardue mais heureusement facilitée par l’éclairage offert par les notes très riches notamment sur des personnalités plus ou moins connues que Digby a rencontrées ou avec qui il a été en relation (Joseph Glanvill, Théodore de Mayerne). De la même manière, pour qui n’est pas familier des sursauts politiques et religieux de l’Angleterre de la première moitié du xviie siècle, les notes sur la « cabale de Blacklo » ou sur les Latitudinaires, par exemple, sont les bienvenues. Il offre également un précieux index rerum et un index nominum ainsi qu’au début de la première partie un tableau de correspondance des chapitres du Traité des corps (p. 79‑81), contenu dans Deux traités, entre le manuscrit et la version publiée.