Rita Indiana & Rey Andújar : spectaculaire & performance dans la littérature dominicaine
1Dans une scène du roman de Rey Andújar, Los gestos inútiles1, un personnage nommé Hefeld révèle à des touristes s’extasiant devant des dauphins nageant dans la mer des Caraïbes que les mammifères qu’ils croient photographier sont en réalité des requins (p. 173). Cet exemple que Catherine Pélage relève à la fin de son ouvrage2 Littératures dominicaines en mouvement. Les performances littéraires de Rita Indiana et Rey Andújar, fait écho aux considérations par lesquelles la critique débute son étude, évoquant l’enfermement de la République dominicaine dans des images de carte postale. À l’instar de ce personnage, les deux écrivains sur lesquels se concentre l’ouvrage, Rey Andújar et Rita Indiana, mènent une entreprise de dessillement du lecteur, brutalement confronté à la réalité d’un pays dont le décor tropical s’effrite pour révéler le spectacle d’une société en proie aux inégalités, à la précarité, à la violence et à la corruption, mais également riche d’une culture et d’une histoire uniques qui demeurent néanmoins largement ignorées. Ce constat de méconnaissance s’étend, de manière plus perceptible encore, à la littérature dominicaine, largement invisibilisée non seulement au sein du large ensemble des lettres latino‑américaines, mais également de celui des littératures caribéennes, où d’autres pays, comme Cuba ou Haïti, tiennent généralement la première place. Relativement peu étudiée en comparaison, la littérature dominicaine s’exporte avec difficulté en France, où elle est assez peu traduite3. Ainsi, parmi les principales œuvres sur lesquelles C. Pélage centre son analyse — El hombre triángulo4, Candela5 ou Los gestos inùtiles6, de Rey Andújar ; La estrategia de Chochueca7, Papi8, Nombres y animales9 ou La mucama de Ominculé10 de Rita Indiana —, une seule a fait l’objet d’une traduction française, en 2020, sous le titre Les Tentacules11.
2On ne peut dès lors que se réjouir de la publication de Littératures dominicaines en mouvement. Les performances littéraires de Rita Indiana et Rey Andújar, qui, en adoptant une démarche comparatiste, met en regard deux intellectuels caribéens contemporains de la même génération12, dont les œuvres, distinguées par divers prix13, se centrent sur des problématiques sociales propres à la République dominicaine, comme le racisme, l’anti‑haïtianisme, le sexisme, la corruption ou la persistance d’une idéologie trujilliste héritée des années de dictature.
Performer les identités dominicaines
3C. Pélage revient sur la notion de performance, qui constitue le fil conducteur de l’étude, en rappelant que celle‑ci induit celle de spectacle — et donc de spectateurs —, d’instantanéité, de fragmentation, de corporéité, d’oralité et d’hybridité, mais aussi de marginalité et de subversion. Les œuvres de Rita Indiana et Rey Andújar sont par ailleurs, selon elle, révélatrices du lien entre la performance et la construction sociale de l’identité qu’évoquent Judith Butler14 ou Médar Serrata15 au sujet du genre ou des identités culturelles et nationales. Par le spectacle et la mise en scène, les identités sont remises en question, déconstruites ou inlassablement redéfinies, échappant ainsi à toute fixation essentialiste. L’ouvrage fait également allusion aux théories d’Antonio Benítez Rojo16, pour qui la performance, par son caractère oral et syncrétique, constitue l’une des caractéristiques communes des littératures caribéennes. La notion de performance permet par ailleurs à la critique d’analyser les œuvres littéraires des deux écrivains dominicains au sein de la production plus large et intermédiale qui est la leur : ces derniers ne sont pas seulement des écrivains, mais mènent aussi des projets artistiques liés au chant, à la danse, ou à la mise en scène, en collaboration notamment avec des artistes performers.
4Le chapitre intitulé « Entre écriture et performance. Des entrées en scène spectaculaires », explore le lien entre écriture minorisée et performance. C. Pélage y situe Rita Indiana et Rey Andújar au sein du panorama de la littérature dominicaine, longtemps dominée par le genre poétique, puis caractérisée, à partir de la fin du xxe siècle, par un développement du romanesque qui se traduit par un travail de déconstruction et de renouvellement des formes traditionnelles du genre. La critique place Rita Indiana et Rey Andújar parmi « la constellation d’artistes post‑insulaires » (p. 41) — Franck Báez, Homero Pumarol ou Juan Dicent — qui, ayant souvent émigré, produisent des œuvres hybrides et qui échappent aux normes académiques, écrivent en espagnol et prennent souvent pour sujet Saint‑Domingue, dans une perspective qui rejette la vision de l’île comme un univers clos et lui préfère celle d’« un espace de dépassement et de fusion » (p. 43). Elle montre par ailleurs de quelle manière Rita Indiana et Rey Andújar mettent en scène la performance dans des romans — notamment La mucama de Ominculé17 et El hombre triángulo18 — où les corps et leurs dramaturgies sont exposés et donnés en spectacle. Ces « performances littéraires » (p. 56) permettent aux écrivains de questionner les rôles imposés par la société dominicaine à des personnages marginalisés par leur orientation sexuelle, leur condition sociale ou leur couleur de peau, mais aussi d’introduire du fragmentaire et de l’hybridité au sein des structures mêmes des œuvres.
Le revers de la carte postale
5Le chapitre « Déconstruire les prisons identitaires et les carcans du passé » montre de quelle manière Rita Indiana et Rey Andújar mettent en œuvre une démarche de déconstruction de l’image paradisiaque de la République dominicaine. Celle‑ci se traduit par la large part accordée aux descriptions d’un environnement urbain sale et pollué, peuplé d’habitants précarisés — silhouettes parfois fantomatiques de femmes de ménage, d’ouvriers haïtiens exploités, d’hommes et de femmes se livrant à la prostitution ou à la drogue, d’enfants abusés, etc. —. Les représentations apocalyptiques d’un Santo Domingo livré au Déluge ou aux flammes que l’on retrouve à la fois dans les romans de Rita Indiana et Rey Andújar — notamment dans La mucama de Ominculé19 et Candela20 — renvoient ainsi symboliquement non seulement au déchirement du voile paradisiaque révélant les blessures d’une société fracturée, mais aussi au désir de renouveau purificateur qui permettrait d’en reforger les bases. Les deux écrivains questionnent par ailleurs l’héritage historique laissé par la dictature trujilliste, se caractérisant, entre autres, par l’autoritarisme politique, la corruption et la violence, dont ils rappellent qu’il tire en grande partie ses sources des structures coloniales inégalitaires et racistes. Ils pointent également du doigt la permanence d’un attachement fort à une masculinité dominante et oppressive, misogyne et homophobe : ce « machisme institutionnalisé » (p. 94) de la société dominicaine est mis à distance dans les œuvres par des représentations carnavalesques — c’est en particulier le cas dans Papi21 —, une critique du caractère paternaliste des figures de héros de la patrie ou des jeux de déconstruction des identités de genre. Le chapitre s’achève sur l’étude comparée des romans Nombres y animales22 et Candela23, dans lesquels Rita Indiana et Rey Andújar révèlent et interrogent les racines historiques de l’anti‑haïtianisme dominicain en mettant notamment en scène la figure‑frontière du rayano24. Persécuté par la dictature trujilliste, réduit à la misère et discriminé, celui‑ci demeure pourtant le dépositaire d’un pan de l’histoire coloniale partagée par les deux versants de l’île de Saint‑Domingue, et d’une identité syncrétique transculturelle afro‑caribéenne qui se présente comme le contrepoint de l’essentialisme national.
Dynamisme & hybridité caribéennes à l’épreuve de l’histoire
6Le dernier chapitre de l’ouvrage se penche sur une double caractéristique qu’Antonio Benítez Rojo reconnaît dans les littératures caribéennes, et dont C. Pélage estime qu’elle permet de mieux appréhender les œuvres de Rita Indiana et de Rey Andújar : leur dimension scénique et supersyncrétique. Dans le cas de Rita Indiana, celle‑ci se manifeste par un dynamisme tourbillonnant dans lequel la vivacité de l’écriture, l’oralité multilingue et le mouvement permanent entre différentes temporalités — présent, passé et futur — retranscrivent les flux qui traversent la société dominicaine, et la relient non seulement à l’archipel caribéen, mais plus largement, au monde. C. Pélage montre par ailleurs comment Rita Indiana convoque, par un jeu intertextuel, l’œuvre du Cubain Alejo Carpentier, pour explorer les recoins de l’histoire coloniale, et en proposer des contre‑lectures. En ayant recours au genre populaire du roman policier, Rey Andújar révèle quant à lui une société prise au piège d’une histoire qu’elle refuse d’affronter : la violence, la corruption et le meurtre deviennent dès lors symptomatiques d’une nation impuissante, que l’incapacité à se transformer condamne à une forme de ressassement.
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7L’ouvrage ne présente pas seulement le grand intérêt de donner envie au lecteur français de découvrir les œuvres respectives de Rita Indiana et Rey Andújar, dont il faut espérer cependant qu’elles feront bientôt l’objet d’une plus large entreprise de traduction dans notre langue. Par des réflexions qui permettent de situer les deux écrivains au sein du large panorama de la littérature dominicaine et des littératures caribéennes, il constitue également une étude très stimulante pour les spécialistes des littératures de cet archipel.