Le plaisir paradoxal de l’imposture romanesque
1Paru en juin 2021, le numéro 202 de la revue Littérature est consacré à « l’imposture romanesque ». Une série d’interventions riches et éclairantes nous amène à la découverte des enjeux et des déclinaisons de ce concept, en proposant des réflexions théoriques et des études de cas issus d’un corpus très diversifié.
2En suivant les interventions du numéro, on trouve d’abord des clarifications sur les origines et la diffusion du concept d’imposture. On ne prête qu’aux riches : dans un texte littéraire, Rabelais aurait été le premier à entendre le terme comme « usage trompeur de la parole » (p. 5). Car le mot n’appartient pas d’emblée au domaine de la littérature : c’est véritablement à partir du xixe siècle que l’imposture s’est imposée comme une pratique littéraire, notamment en raison des changements épistémologiques et gnoséologiques qui ont affecté la pensée et la perception de la réalité. Songeons par exemple aux différentes théories philosophiques, linguistiques et herméneutiques qui ont transformé considérablement plusieurs disciplines au tournant des xixe et xxe siècles. Le xxe débute et se développe sous le signe de l’incertitude, nourrie par les réflexions des « maîtres du soupçon »1. Dans ce contexte, on s’interroge sur les conséquences de cette suspicion gnoséologique sur la narratologie : les courants structuralistes et herméneutiques redéfinissent la relation entre l’auteur, le texte et le lecteur, en valorisant le processus d’évaluation et de réévaluation des œuvres ; la théorie de la réception est de plus en plus considérée. En d’autres termes, le rôle du lecteur et des attentes des différents publics deviennent des éléments centraux : si l’importance du lecteur et les rapports entre les figures narratives changent, il faut reconsidérer également la nature du roman. Reste cette épineuse question : tout lecteur méritera‑t‑il d’être considéré comme une « victime » de l’imposture du roman ? Les contributeurs y répondent tous par l’affirmative.
3La fiction littéraire se nourrissant de la coexistence de la dissimulation et de la révélation, le roman peut être compris comme un dévoilement paradoxal de ses mécanismes et de ses mensonges. Si tout récit n’est qu’une représentation verbale et individuelle de la réalité, le roman ne constitue qu’un jeu de lectures multiples, voire un réseau de duperies subtiles et implicites. Au‑delà des métaphores, considérons le domaine spécifique de la réception, qui fait appel à l’engagement du lecteur. Comme l’expliquent Caroline Julliot, Maxime Decout et Cassie Bérard (p. 7‑11), le lecteur qui entre dans l’univers de la fiction accepte le pacte de lecture et devient complice de la mystification du récit. Dans le texte, une véritable investigation débute et se termine avec une évaluation esthétique de la part du lecteur. C’est la raison pour laquelle ce dernier peut saisir le paradoxal plaisir de l’imposture romanesque : il est fier de son rôle actif et résolutif (p. 11). Le lecteur du roman est conscient de la tromperie mise en place par l’auteur, il en apprécie l’ingéniosité, il prend goût à l’investigation. Ainsi le pacte de lecture peut‑il prendre la forme d’une « promesse » ou d’« un contrat »4 : la première implique un jeu de « confiance » et d’« attente » du lecteur, tandis que le deuxième envisage la possibilité d’une violation du pacte et, par conséquent, d’une duperie. Pour l’analyse des déclinaisons de ce contrat entre le lecteur et l’auteur, on mettra à profit l’efficace catégorisation proposée par Jean‑Benoît Puech dans sa contribution (p. 24‑39).
Le mensonge : l’auteur ne croit pas à son énonciation
4Dans ce type de récit, le narrateur met en scène une situation cohérente et possible, que le lecteur considère comme réelle, bien qu’elle soit fictionnelle. Dans ces textes, normalement, les figures du narrateur et de l’auteur débordent de leurs rôles respectifs et se confondent. Ce mécanisme bien édifié se joue souvent dans des paratextes, qui servent de terrain d’échange entre la fiction et la réalité, en créant des duperies dont le lecteur est la victime. C’est le cas, par exemple, des romans qui exploitent le topos du manuscrit retrouvé ou des documents non fictionnels. Comme par exemple le Cycle de Jordane, une série de romans que Jean‑Benoît Puech a écrits tout au long de sa carrière, et qui portent sur le personnage de Pierre‑Alain Delancourt. Dans l’article qu’il donne à ce numéro de Littérature, Puech explique les escamotages de son invention, qui dupe surtout les lecteurs les moins experts : au fil des récits L’Apprentissage du roman (1993) ou Toute ressemblance… (1995), Présence de Jordane (2002), Jordane revisité (2004), Une vie littéraire (2008), l’auteur dessine une situation vraisemblable, où le chercheur lui‑même serait l’auteur des livres. Or, le lecteur est censé saisir les références et les éléments incohérents pour démystifier la narration, puisque Puech sème des indices à travers lesquels le lecteur peut arriver à la « vérité » sur l’invention du roman. D’ailleurs, dans Apprentissage du roman, J.‑B. Puech fait semblant de recueillir des articles et des textes, qui pourtant ne sont que des fictions. Cet expédient d’utiliser des documents considérés comme historiques nous mène vers un autre type de mystification, à savoir celle du manuscrit retrouvé. Il s’agit d’un topos très ancien et efficace, qui a une histoire ancrée dans l’époque classique, et qui arrive jusqu’à nos jours. Dans notre cas, la tromperie concerne l’objet‑livre, puisque le narrateur construit un métatexte présentant le récit comme une édition critique, avec des faux commentaires et des notes. C’est alors au lecteur de comprendre la tromperie et de s’improviser philologue pour reconnaître l’original. La relation entre manuscrit, lecteur et narrateur crée une véritable tension entre micro‑texte et macro‑texte, voire entre réel et invention. Encore une fois, le paratexte joue un rôle central dans la création de cette dimension d’investigation, qui engendre à son tour un véritable plaisir. On pense par exemple à L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster d’Éric Chevillard ou à La déconfite gigantale du sérieux d’Arnaud Bertina, cités par E. Mouton‑Rovira dans son intervention (p. 40‑51). En fait, ces textes apparaissent comme des traductions ou des œuvres critiques trouvées par l’auteur‑narrateur, alors qu’elles sont le produit de leur imagination.
5De manière similaire, l’auteur peut dissimuler le genre de ses romans. C’est le cas des expédients de démultiplication des récits, engendrés par une véritable « métamorphose » du narrateur, comme G. Larrieu l’explique dans son article « Du sexe au texte, l’imposture de genre ». Dans Le baiser de la femme araignée de Manuel Puig, par exemple, le narrateur tisse un récit imitant l’oralité et puis il passe la parole à une nouvelle figure narrative, à savoir la psychanalyste Anneli Taube, qui semble être la véritable auteure des notes du livre. Le lecteur est ainsi déstabilisé et il doit reconstruire le déroulement l’histoire. En outre, la narratrice‑personnage cite plusieurs scènes de film, qui sont pourtant inventées. Dans ce jeu d’enchevêtrements, les lecteurs aussi deviennent des imposteurs : « c’est comme si nous avions tous quelque chose de Marco […], comme si nous étions tous un peu des imposteurs » (p. 93).
La fabulation et les cas similaires
6La fabulation est mise en place quand l’auteur croit à son récit, alors que le lecteur s’en méfie. Les spécialistes sont habitués à se confronter à des narrateurs qui ne sont pas fiables et qui poursuivent de véritables fabulations, à savoir des récits où le lecteur ne fait pas confiance à ce que le narrateur donne comme authentique. Pensons aux autobiographies et aux journaux intimes, où l’auteur devient narrateur de sa propre vie et essaye de donner au public une image idéale de soi, de manière plus ou moins consciente. Non par hasard, les écrits sur soi‑même constituent le terrain le plus fertile pour la création des mythomanies, notamment si l’auteur cache, dissimule ou déforme des aspects de son existence réellement vécue. Dans cette catégorie idéale, on peut envisager un genre de récit très particulier quant aux relations entre fiction et réalité : c’est évidemment l’autofiction. M.‑P. Lafontaine nous présente les romans de Chloé Delaume, pseudonyme de Nathalie Dalain. L’écrivaine met en discussion le genre de l’autobiographie et réfléchit sur la fonction même de la narration sur soi. En d’autres termes, dans ses œuvres, Delaume crée un jeu d’illusions entre factuel et fictionnel, en se rapportant à une conception de l’énonciation comme moment de production et d’engendrement de soi : « Delaume rappelle le caractère composite du sujet énonciateur, formé d’un enchevêtrement inextricable de réalité et de fiction » (p. 67), étant donné que tout récit sur soi est entaché par la nature mensongère de la mémoire. Chez Delaume, le genre de l’autobiographie est remodelé de manière que même l’énonciation devient génératrice de fiction, à savoir d’une imposture. D’ailleurs, on peut définir l’autofiction comme « un genre qui chercherait constamment à convaincre que le point d’attache entre le narrateur et la réalité tiendrait de la présence en surplomb de l’auteur réel » (ibid.), tandis que Delaume conçoit l’« imposture comme moteur » (ibid.). La mise en scène d’une subjectivité disséminée, prismatique et douteuse rend fragile le lecteur et mène à une sorte de « résistance ». Dans ces textes, on assiste à la décomposition du contrat de lecture, surtout lorsque les lecteurs mêmes entrent dans la fiction en tant que personnages ou narrataires. Ces éléments nous permettent de réfléchir sur l’acte politique de toute autofiction : la parole peut non seulement créer une fiction, mais aussi façonner le réel.
7Dans son intervention « Le chant et l’engagement littéraire dans Le Balcon », J.‑C. Corrado se penche sur les œuvres de Genet. Cette contribution met en question la littérature encomiastique, en accord avec les considérations de l’écrivain sur le rôle de la beauté. En fait, Genet conçoit la littérature comme un chant capable de duper ou de dissimuler, devenant un instrument de fabulation démagogique. En représentant de certaines manières les classes sociales, la littérature chez Genet peut devenir « appel à l’action », voire « incitation à la révolte ». Ce sont les raisons pour lesquelles il est essentiel que le lecteur soit suspicieux et conscient de l’imposture du roman.
La réussite de la fiction
8Une fiction littéraire peut être dite réussie lorsque l’auteur et le lecteur ne croient pas davantage l’un que l’autre à l’objet de la narration, tout en décidant de suspendre leur jugement. Un cas très intéressant de fiction partagée est celui de la parodie : l’auteur présente une distanciation consciente des modèles et des théories littéraires en en exploitant les paradoxes et les contradictions. Dans ces récits, le contrat entre auteur et lecteur est libre, au sens où « l’hyperconscience des codes narratifs et romanesques correspond à l’inscription parodique de tout un matériau théorique (lecteur, narrateur, genres littéraires, etc.) dans le récit, destinée à emporter l’adhésion amusée et complice d’un lecteur familier de tels procédés » (p. 46). L’auteur demande alors une « coopération », voire du « cynisme » de la part du lecteur. Par conséquent, le dévoilement rend le discours métalittéraire, comme dans le récit L’Origine de l’homme de Christine Montalbetti (2002), ou dans Pas un jour d’Anne F. Garréta (2002). Dans son article pour ce numéro, Christine Montalbetti explique que l’auteur manifeste ses procédés en guidant son lecteur vers la déconstruction de son écriture. Ainsi, on assiste à « un double échec, celui de la régularité de l’écriture, comme celui des (fausses) promesses faites au lecteur » (p. 47). De manière similaire, l’expédient de s’adresser directement au lecteur devient un signal de la réflexion métalittéraire, car il devient personnage du récit et de l’illusion romanesque. Bien qu’il soit traditionnel et prévisible, ce procédé comporte un élément anti‑romanesque et par conséquent une exploration de l’énonciation du roman : « ces récits déplacent les conditions habituelles d’un pacte de lecture romanesque ou autobiographique » (p. 45).
Le discours historique
9Pour finir, les œuvres non fictionnelles ou historiques compliquent ce cadre théorique, car elles sont supposées poursuivre l’objectivité et l’impersonnalité, alors qu’elles expriment souvent une subjectivité. Il faut alors distinguer entre le « storytelling vertueux » et l’« activité fabulatrice (même manipulatrice) » de ce type de récit : selon Franck Wagner (p. 52‑63), le premier n’est qu’une représentation du réel et accompagne tout récit romanesque. En revanche, la deuxième déforme, voire manipule les faits, afin de persuader le lecteur. C’est le cas, par exemple, de la pseudoscience ou des théories du complot, qui agissent sur l’empathisation et les effets de phatos dans le discours. Le récit court le risque de devenir une véritable fraude qui fait du mal au lecteur. Selon F. Wagner le storytelling comporte soit la « création et/ou une falsification des sources » soit la « création d’un scénario » cohérent, finalisé à duper le lecteur. Il faut alors que l’auteur soit conscient et le lecteur critique et réflexif. En d’autres termes, il est fondamental qu’une œuvre littéraire échappe au « monologisme » de l’interprétation (p. 58) et qu’elle laisse au lecteur le plaisir d’être à la fois dupe et astucieux.
10Loin de nous aliéner en uniformisant nos esprits, de telles fictions, au sens plein du terme, nous offrent, à la croisée de l’affectif, du cognitif et de l’éthique, la possibilité de nous adonner à une expérience esthétique d’autant plus enrichissante qu’elle induit une réflexion sur ses propres conditions de possibilité comme sur ses implications (p. 63).
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11On est ainsi tenté d’affirmer que tout type de récit porte sur une duperie dont le lecteur est la victime privilégiée. Cependant, la lecture interpellant l’homme dans le rôle de l’investigateur, comporte un plaisir paradoxal : dès que le lecteur plonge dans l’univers de la narration, il est appelé à interagir avec le texte ou, plus simplement, à réagir à ses sollicitations, fussent‑elles un peu perverses. Finalement, tout public choisit d’être trompé, et se réjouit de sortir de l’imposture du roman.