Alchimiste du vers, orfèvre de la rime
« Alchimiste du vers autant qu’orfèvre de la rime » (p. 17)
1Avec la présente édition, Guillaume Berthon et Jean‑Charles Monferran — tous deux spécialistes reconnus de Clément Marot et de la poésie du xvie siècle — publient la première édition des Épîtres de Clément Marot depuis les volumes de C. A. Mayer (Les Épîtres, Londres, The Athlone Press, 1958) et de Joseph Vianey (Les épîtres de Marot, Paris, Société française d'éditions littéraires et techniques, Edgar Malfère, 1935). L’édition contient 73 épîtres qui couvrent chronologiquement toute la période de création poétique de Clément Marot et mettent ainsi en évidence non seulement l’évolution de son écriture, mais aussi son histoire personnelle, celle du royaume de France et le développement de la poésie en général. L’édition est introduite comme il se doit par une « Préface » détaillée qui situe les épitres dans l’histoire de la littérature, une « Note sur l’édition » qui explique le choix des textes et les principes d’édition, et se termine par un important « Dossier » qui contient une « Note sur la versification », des notes commentant les différents poèmes, une bibliographie, un glossaire et une table avec les incipit des poèmes.
2L’édition est conçue de façon à permettre aux débutants d’accéder à l’œuvre de Clément Marot : cela tient d’une part à la modernisation de la graphie des épîtres — les exceptions à cette règle sont expliquées dans la « Note sur l’édition » (pour conserver des rimes notamment), d’autre part à la manière dont la préface et les notes commentent les textes : de manière éminemment pédagogique, en expliquant brièvement jusqu’aux noms et titres d’œuvres qui sont familiers aux chercheurs universitaires. Le glossaire, qui traduit des mots du français de la Renaissance, sorties de l’usage ou présentant une autre signification à l’époque, y contribue également. C’est pourquoi cette édition se prête particulièrement bien à l’initiation des étudiants à l’œuvre de Clément Marot.
La préface
3La préface présente les épitres marotiques comme un miroir de l’histoire à trois niveaux différents : premièrement, l’évolution personnelle de Marot qui, deuxièmement, était étroitement liée à l’histoire du royaume de France, et troisièmement, l’histoire du genre de l’épître : « Le récit d’une aventure s’accompagne de l’aventure d’une écriture » (p. 9), comme le formulent les éditeurs qui se concentrent ensuite sur le genre de l’épître à la Renaissance. Ils expliquent que, lorsque Marot a commencé à écrire, c’étaient plutôt les Héroïdes d’Ovide qui étaient à « la mode en France » (p. 9), ce qui a été stimulé par la traduction d’Octavien de Saint‑Gelais. Avec les Épîtres de l’amant vert, Jean Lemaire de Belges a poursuivi cette tradition à laquelle la première épître de Marot était encore redevable. C’est pourquoi l’évolution des épîtres dans leur ordre chronologique permettrait aussi de lire le développement d’un genre : « Le recueil raconte donc bien, pièce après pièce, l’histoire d’un genre que Marot transforme et contribue en quelque sorte à établir [...] » (p. 10). Au lieu de figures abstraites et d’allégories, on trouve dans les épîtres de Marot une « subjectivité individuelle » (p. 10), le caractère artificiel de la poésie allégorique est remplacé chez Marot par le principe de simplicité, son style « se rapproche par‑là de la prose et de sa progression et, du fait de sa familiarité, de la conversation » (p. 11). Marot aurait ainsi contribué à une évolution générale du discours poétique à la Renaissance.
4Les éditeurs précisent en outre que Marot connaissait des manuels d’épistolographie et les codes de communication en vigueur. Ils soulignent toutefois que les épîtres ne sont justement pas des lettres, et que le poète utilise le savoir épistolographique plutôt de manière ludique en s’amusant ou en s’en moquant. En même temps, Marot crée avec ses épîtres l’impression qu’il s’agit vraiment d’un échange personnel, mais les éditeurs ajoutent que « [l]e lecteur accepte cette fiction » (p. 12). Le lecteur pouvait prendre plaisir à pénétrer dans une correspondance prétendument intime, dont il ne pouvait, cependant, jamais faire partie.
5Les lettres n’auraient donc pas été conçues comme des pièces exclusives destinées à un seul destinataire mais auraient circulé pour être partagées : « l’épître est d’emblée conçue pour être partagée, montrée à d’autres, commentée, appréciée, imitée, voire débattue » (p. 13). Les épîtres prennent une nouvelle signification lorsqu’elles sont placées dans un contexte de collection : c’était Marot lui‑même qui les a intégrées dans les éditions de ses poésies. Par surcroît, le poète a également adapté ses textes aux différents publics en supprimant par exemple certaines allusions, « pour les rendre moins circonstancielles » (p. 16).
6Selon les éditeurs, Marot serait rapidement devenu le chef de file d’une avant‑garde (à laquelle appartenaient entre autres Bonaventure des Périers ou Victor Brodeau), qui pourtant n’aurait possédé aucun manifeste et n’aurait pas proclamé de révolution, comme le feront les générations de poètes suivantes.
7Le noyau thématique des épîtres marotiques est le « je qui les anime et les traverse » (p. 19). Ainsi, l’ordre chronologique des épîtres, tel qu’il est respecté en grande partie par la présente édition, permettrait de lire l’évolution personnelle et la carrière de Marot, qui croise sans cesse l’histoire du royaume : « L’autobiographie marotique se fait alors historiographie » (p. 21). Pour l’illustrer, les éditeurs résument brièvement les principaux événements historiques, surtout religieux et politiques, qui ont également marqué la vie de Marot.
8D’autre part, le poète aimait aussi « à revêtir un masque et à parler à son tour pour autrui » (p. 26). Il y aurait ainsi de nombreuses épîtres écrites au nom de tiers. À la première lecture de la préface, on tombe sur ce passage, car jusqu’alors les épîtres marotiques étaient présentées comme l’expression autobiographique des conditions de vie individuelles de Marot lui‑même. Ce que la préface devrait approfondir plus en détail, c’est d’ailleurs la question de savoir pourquoi les coq‑à‑l’âne sont inclus dans le corpus des épîtres : les difficultés de compréhension de ce genre de texte sont certes bien expliquées, mais on se demande quel est le rapport avec la forme de l’épître. Dans l’ensemble, une brève définition de l’épître en tant que telle aurait sans doute été utile : l’histoire du genre est présentée par rapport aux Héroïdes, mais qu’est‑ce qu’une épître en comparaison d’une lettre ? Comme le critère de la subjectivité individuelle est si fortement mis en avant par les éditeurs, on s’étonne que de nombreuses épîtres ne soient justement pas prononcées par un locuteur Marot : ces épîtres appartiennent‑elles au même genre ?
9À cela se rattache également la question de savoir comment les textes de cette édition ont été choisies. La « Note sur l’édition » explique que les textes sont en effet divisés en deux grands groupes : le premier comprend les épitres que Marot intègre lui‑même dans l’édition de 1538 dirigée par lui‑même. Le second groupe, en revanche, comprend les épîtres qui proviennent d’autres sources, imprimées ou manuscrites. La question reste cependant ouverte de savoir ce qui a qualifié les textes choisis d’« épîtres » lorsque ceux‑ci ont été sélectionnés pour l’édition. La sélection en elle‑même suit un ordre chronologique approximatif : d’abord les poèmes de l’édition de 1538, qui présentent à leur tour d’abord les épîtres de l’Adolescence clémentine datant d’avant 1527, puis la Suite de l’Adolescence clémentine composée entre 1527 et 1538 ; les autres épîtres suivent « la date de composition supposée » (p. 32). L’édition des poèmes manuscrits et imprimés dispersés privilégie en outre « les versions les plus précoces » (p. 32). Les éditeurs ont choisi comme délimitation temporelle les éditions de Lyon des années 1549 et 1550 (rappelons que Clément Marot est mort en 1544).
10Sont exclues, entre autres, les lettres de dédicace en prose de Marot, qui servent de « prologue » à ses éditions. En revanche, les prologues de la traduction des Psaumes sont retenus parce qu’ils auraient été intitulés « épîtres » dans les éditions originales et qu’ils sont versifiés. Ont également été exclus les textes « que nous pourrions rapprocher aujourd’hui du genre de l’épître, mais qui sont toujours à l’époque classés dans d’autres sections » (p. 34) — le critère de sélection semble donc être que les textes étaient eux‑mêmes qualifiés d’« épîtres » à l’époque. Subsiste néanmoins la question de savoir quels critères définissent l’épître en tant que genre littéraire à l’époque. Trois textes, dont l’attribution à Marot pose des problèmes, sont reproduits en annexe. D’autres textes sont en revanche exclus de l’édition et une justification détaillée est fournie pour chacun des textes exclus. En général, la préface est bien lisible et la présentation des informations est à la fois instructive et intéressante. Pour une meilleure orientation, des intertitres auraient été les bienvenus.
Le fonctionnement de l’appareil de notes
11Les notes des différents textes sont faciles à retrouver, renvoyant d’une part au numéro des épîtres et d’autre part au numéro de la page à l’intérieur du livre : on ne peut donc pas se tromper. Chaque poème est accompagné d’un commentaire introductif, généralement structuré de la manière suivante : est d’abord résumée l’histoire de la transmission. Ainsi, le commentaire de la première épître explique dans quelles éditions le poème est apparu et quelles erreurs ont été commises dans la transmission (par ex. des vers manquants). Ensuite, le contexte de composition est détaillé (pour le premier poème les éditeurs supposent que, même si le contexte n’est pas complètement clair, il pourrait éventuellement avoir été adressé à Claude de France). S’ensuit une mise en perspective de l’histoire du genre ; les modèles littéraires sont énumérés et c’est là que le caractère pédagogique du volume se manifeste : la connaissance d’une œuvre comme les Héroïdes d’Ovide n’est pas simplement présupposée, mais expliquée brièvement au lecteur : « recueil composé de lettres d’amour fictives écrites pour la plupart par de célèbres héroïnes, mises au goût du jour à la toute fin du xve siècle par une traduction d’Octavien de Saint‑Gelais » (p. 278), où des figures mythologiques sont également expliquée, comme le dieu Cupidon qui est présenté comme « fils de la déesse et dieu de l’amour terrestre » (p. 278). À la fin du passage introductif se trouve une bibliographie avec des titres abrégés qui peuvent être identifiés facilement à l’aide de la bibliographie à la fin du volume. Viennent ensuite des commentaires sur certains vers ou parties de vers, qui ont principalement deux orientations : d’une part, les passages difficiles à comprendre sont paraphrasés. D’autre part, des allusions au contexte historique ou bien à la tradition littéraire sont relevées en expliquant la manière dont Marot les adapte.
12Dans les commentaires, les explications sur les événements historiques sont particulièrement précieuses, notamment sur les contextes religieux à l’époque de la Réforme et sur l’histoire compliquée (surtout pour les amateurs) des mouvements évangéliques en France. Les commentaires intègrent, de plus, des observations stimulantes basées sur la comparaison de différentes variantes du texte : par exemple la variante « anabaptiste », utilisée à partir de 1538 pour « papiste » dans l’épître X, dans laquelle Marot justifie sa foi en attaquant précisément ce « papiste / anabaptiste ». Les commentaires sur la religiosité de Marot sont nuancés et détaillés.
13L’édition ne propose cependant pas d’appareil de variantes, ce que l’on peut regretter en tant que chercheur. La « Note sur l’édition » renvoie pour cela à l’édition de C. A. Mayer, ainsi qu’au fait que de nombreuses éditions sont aujourd’hui numérisées et que les lecteurs pourraient comparer eux‑mêmes les variantes. Pour l’édition présente, plutôt orientée vers l’étude et la découverte de l’œuvre marotique, ce n’est cependant pas un véritable défaut.
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14Dans l’ensemble, c’est une édition réussie : la préface introductive présente de manière précise la vie et l’œuvre de Marot, esquisse le contexte historique et résume l’histoire du genre (une définition plus précise du genre de l’épître aurait été souhaitable). Le tout est, évidemment, présenté de manière synthétique puisqu’il s’agit justement d’une préface, mais si le lecteur intéressé veut s’informer davantage, il peut consulter la bibliographie détaillée. Le lecteur trouvera en outre des informations supplémentaires dans les notes détaillées des différents poèmes, qui enrichissent la lecture : elles aident à comprendre les textes en premier lieu grâce à des paraphrases (et remercions ici encore une fois le glossaire et la modernisation de la graphie qui permettent aussi aux amateurs d’accéder plus facilement au texte marotique). Les notes sont également précieuses parce qu’elles contiennent des mises en perspective intéressantes quant aux contextes historique et littéraire.