Michel Foucault & la phénoménologie
1C’est à l’époque où il enseignait à l’Université de Lille (1952‑1955) que Michel Foucault a rédigé ces cours sur la phénoménologie correspondant plus exactement à l’année 1953‑1954. Ces manuscrits révèlent non seulement la finesse d’analyse des textes de Husserl, mais également le fait que Foucault se soit consacré à un projet de thèse sur « La notion de ‘Monde’ dans la phénoménologie et son importance pour les sciences humaines » proposé à Georges Dumézil en 1954 (p. 394). Michel Foucault, fraîchement agrégé de philosophie en 1951, élaborait un travail de recherche important pour faire ressortir les spécificités de la démarche phénoménologique. Ce qui frappe, c’est qu’il mène sa recherche parallèlement à celle de Walter Biemel qui lui s’était installé en 1952 à Cologne pour y défendre son habilitation sur l’esthétique de Kant juste après avoir publié sa thèse en 1950 sur Le concept de monde chez Heidegger1. Walter Biemel était d’ailleurs l’un des traducteurs d’Husserl, ce qui explique sa contemporanéité avec Michel Foucault (p. 28). L’édition de ces cours, préparée par Philippe Sabot, sous la supervision de François Ewald, est précieuse parce qu’elle nous renseigne sur la manière dont Michel Foucault a lu attentivement la phénoménologie peu avant son départ à Uppsala pour pouvoir y critiquer en profondeur l’esprit de la psychologie. En filigrane commence à se jouer, au risque d’effleurer l’anachronisme, une réflexion sur une science des archè préparant les conceptions postérieures de l’archéologie du savoir.
Imagination, monde & phénoménologie
2Foucault est soucieux d’éviter des réductions déterministes avec notamment la force d’une psyché qui serait identifiée au flux de conscience. La phénoménologie est une science eidétique s’attachant à décrire les essences qui s’ouvrent dans leurs variations infinies. « Comme science eidétique, en effet, la phénoménologie ne s’adresse pas à un univers dont les virtualités, comme celles des mathématiques, sont encloses dans un nombre fini de principes axiomatiques ; son champ, au contraire, s’ouvre sur un nombre infini de principes dont la convergence ne peut cerner les essences que d’une manière rigoureuse et jamais sur le mode d’une exactitude exhaustive » (p. 103). Soucieux de bien distinguer la spécificité de la méthode en phénoménologie par rapport aux sciences exactes, Foucault définit la description comme un cheminement qui ne parcourt pas les « paysages de la perception » (p. 105). La métaphore de l’exil est mobilisée pour faire comprendre comment cette description doit être effectuée. Le « ‘chercheur d’essence’, le Wesensforscher » vise le dépaysement radical pour pouvoir déjouer le piège de l’expérience de quelque chose de connu (ibid.). Ainsi, la démarche phénoménologique aboutit à un eidos de la temporalité car la conscience est « conscience du temps » (p. 108). En discutant les thèses de Husserl et de Brentano, le temps est envisagé sous un autre angle que la synthèse imaginaire d’un passé qui n’est plus avec un présent où l’avenir se projette. Brentano avait utilisé la catégorie de « Proteresthésie » pour envisager cette continuité temporelle au‑delà de l’expérience (p. 110). La Proteresthésie a cette faculté de présenter une succession, un Nacheinander, à partir de l’imagination, cette Phantasietätigkeit (p. 111). Dans ces conditions, la phénoménologie accède à cette dynamique de rétention et de projection à partir d’un maintenant qui s’excède à lui‑même. « Le champ de présence est mené par un déplacement continuel par lequel le bord interne du passé immédiat ne cesse de s’effondrer dans un passé lointain, et le bord externe de l’avenir ne cesse de s’intégrer à l’imminence interne du futur » (p. 113). Le chercheur d’essence parcourt ainsi le cheminement de la conscience dans le passé sans tomber sur un être‑vrai de la temporalité ni une vérité définitive fixant son horizon. Il y a de ce point de vue un déplacement perpétuel par rapport à cette origine qui se dérobe sous une multitude de formes. Car à l’origine du temps, il y a cette « diaspora première » qu’on ne peut prétendre unifier (p. 116).
3Le flux de la conscience réinjecte une énergie qui déjoue cette possibilité de fixer une origine, Foucault employant un certain nombre de métaphores allant dans ce sens. Les thèmes de la familiarité, de la patrie et de l’exil sont convoqués pour décrire la manière dont la conscience résiste à toute immersion identitaire. « Les puissances de l’exil sont retrouvées en plein cœur du flux de la conscience ; mais il appartient justement à cet éclatement qui rend le temps possible de révéler qu’à son origine ce monde où l’eidétique apprenait à ne plus voir une patrie était, dans sa vérité, absolument mien » (p. 120). L’eidétique n’est donc pas une science du commencement premier, elle ne revêt aucune recherche de fondement car elle souligne le fait que la conscience soit constamment habitée par une intentionnalité. Ainsi, en analysant ce qui se donne et les doxa en tant qu’actes intentionnels, il est possible de comprendre la manière dont le monde se découvre. Cela étant, l’eidétique doit faire abstraction du monde dans un mouvement transcendantal pour ne pas être prisonnière des expériences du monde vécu. Comment garantir l’unification de ce champ de conscience sans que cette dernière soit absorbée par les figures immédiates du monde ? Nous sommes ici dans les parages de la notion de mondanéité qui avait été commentée par Walter Biemel et qui pointe le fait que le monde soit notre monde2. En analysant le temps et le monde, l’analyse met en exergue le rôle du cogito. « Le cogito n’est donc pas la formule qui prononce, dans la reprise de la conscience par soi, sa fermeture sur elle‑même, c’est au contraire le mouvement créateur du sujet par lequel en s’effectuant lui‑même, il constitue un monde ; le sujet transcendantal se définit comme Selbstschöpferung [autocréation] » (p. 130). Pour Foucault interprétant Husserl, le monde n’est pas un horizon où le cogito se projetterait, puisque « c’est le contenu transcendantal de l’être absolu » (ibid.). En d’autres termes, le réductionnisme psychologique serait de penser que le cogito suspend le monde et le fonde d’un geste magique.
4À l’inverse, le choc des transcendances (transcendance du monde face à la transcendance de l’ego) serait également un leurre. « En fait, la transcendance à laquelle s’adresse la réduction transcendantale n’est pas univoque ; il faut distinguer la transcendance qui apparaît comme extériorité par rapport au vécu, s’opposant ainsi à ce qui constitue l’immanence réelle de l’expérience vécue, de l’Erlebnis ; et la transcendance de ce qui n’est pas entièrement et pleinement donné à l’expérience mais lui échappe et esquive sa totalité dans le moment même où il se présente » (p. 131). Cette nuance est capitale car la transcendance de l’objet visé ne fait pas partie de l’immanence subjective pas plus qu’elle ne se donne en totalité. Cet entre‑deux constitue le socle de l’analyse intentionnelle. La transcendance de l’objet est certes réduite par le cogito, mais elle résiste à celui‑ci, transcendance n’est pas synonyme de transparence totale. La science transcendantale de l’ego proposée par Husserl constitue le dispositif initial sur lequel s’appuient toutes les ontologies (p. 133). Reste la question de la vérité qui devient problématique si elle est posée avant même d’entreprendre l’analyse transcendantale. Foucault commente ces passages des Ideen où Husserl évite les écueils d’une « réflexion transcendantale sans phénoménologie » à la manière de Kant d’un côté et ceux d’une phénoménologie de la conscience sans analyse transcendantale comme l’a entrepris Hegel (p. 138). « Le monde n’est pas simplement l’horizon concret où s’unifient et s’impliquent les contenus empiriques de la connaissance. Il est la condition transcendantale de la reconnaissance : c’est‑à‑dire qu’il rend possible la vérité en effectuant la genèse de l’être » (p. 140). La reconnaissance de la vérité s’effectue par une ouverture au monde, la vérité n’est ni pleinement dans le sujet ni totalement dans le monde parce qu’elle est éclairée dans cette mise en relation du cogito et du monde.
Réveiller l’être
5Le cours de Foucault se poursuit sur la genèse de l’être qui ne peut absolument pas être une remontée vers un principe premier ni un fondement mystique. Plusieurs métaphores liées à la « veille », la « lumière » et « l’aurore » jalonnent le texte (p. 148) et préparent la critique de Foucault adressée à Heidegger qui regrettait que Husserl eût abandonné le monde au profit d’une analyse de l’intentionnalité. Husserl s’est‑il réellement égarée dans la description des visées de la conscience comme semblait le suggérer Heidegger ? Foucault rappelle à cet égard l’importance de la hylè chez Husserl qui permet à l’intentionnalité de s’accrocher à la perception. La hylè n’est absolument pas animée par l’intentionnalité, le vécu concret vient réveiller cette hylè pour l’excéder vers la signification de l’être (p. 154). « Le paradoxe de l’être, tel qu’il est enfermé dans la notion de hylè [comme] concept de base de la phénoménologie, c’est qu’il se conjugue à la première personne tout en ne parlant que son propre langage » (p. 155). L’être n’est pas réveillé dans le monde par un sujet qui le viserait a priori, il se donne partiellement dans l’intentionnalité qui vise les objets du monde sans en contenir leur surface.
6L’analyse phénoménologique révèle aussi la manière dont ce sens de l’être peut être oublié ou révélé, ce qui conduit à apprécier le couple vérité/erreur en fonction de l’histoire. Dans le cours de Michel Foucault, la hylè est décrite de manière précise comme « forme originaire de la réceptivité absolue de la conscience à l’être » (p. 158). Il ne s’agit pas de réduire la hylè à une massivité empirique voire un « coefficient d’adversité des choses » comme l’envisageait Jean‑Paul Sartre3, mais plutôt de la comprendre comme un « sol transcendantal de l’intentionnalité » (p. 158). Nous ne sommes pas non plus dans une approche de l’affordance qui a été définie ultérieurement avec une écologie de la perception et une interconnectivité des choses4. La phénoménologie hylétique n’aboutit pas à une séparation entre une visée et une inertie des choses. L’apparente inertie masque le fait que la hylè soit déjà tendue vers le cogito dans sa réceptivité. Michel Foucault poursuit son cours en commentant de manière littérale les positions d’Husserl sur la réunion entre la hylè et la noèse, la noèse étant l’acte de penser consistant à éclairer les conditions de la rencontre avec la hylè. « Entre la hylè et la noèse, la liaison n'est donc pas du type de l’appartenance réelle ; elle n’a pas l’allure d’une juxtaposition ou d’une succession dans les frontières d’un secteur objectif ; l’unité est ici celle de moments effectifs (Reeles) dans l’immanence de la conscience » (p. 165). L’être est donc ce mouvement unissant la noèse et la hylè avec la succession d’une série de mouvements d’union. Il serait faux d’un côté de ne voir qu’une phénoménologie des étapes de la conscience pour aller vers la conscience de soi et de l’autre de ne penser la transcendance qu’à partir d’un sujet visant la hylè (p. 170, p. 184).
7Pour penser la nouvelle union entre la hylè et la noèse, Husserl pose le noûs comme étant le principe de la genèse des figures concrètes de l’être. En remontant la pluralité des actes intentionnels, on ne revient pas à un idéalisme abstrait, mais on pose au contraire la ratio comme puissance de neutralisation de ces actes pour en comprendre le mouvement. C’est par la neutralisation que des possibles peuvent être aperçus. « Dans la conscience neutralisée, l’être‑vrai fait l’expérience du rapport fondamental de liberté qui le lie à l’être et en même temps le laisse être sans l’être, qui le constitue par conséquent comme possibilité radicale de l’être » (p. 190). Réduction eidétique, épokhê phénoménologique et neutralisation sont les trois dimensions de ce cheminement où la conscience accomplit l’expérience de la liberté (p. 202).
Monde, synthèse temporelle & langage de l’être
8Si la ratio fait émerger la vérité des structures de l’intentionnalité et donne à voir le sens de l’être dans cette relation entre noèse et hylè, il importe de comprendre comment cette relation évolue. L’accomplissement du sens s’effectue par la découverte de couches successives de logos (p. 214‑216). Il s’agit pour la ratio de faire émerger cette logique par laquelle le sens de l’être se révèle même s’il faut éviter une distinction entre une logique de l’esprit et celle de la connaissance (p. 221). La phénoménologie lutte constamment contre cette pensée d’entendement construisant une épistémologie extérieure à l’objet visé. « Le logique tel que nous le rencontrerons désormais n’est pas la loi de l’entendement mais le langage du monde » (p. 222). L’enjeu est d’éviter l’idéalisme kantien d’une connaissance transcendantale des catégories du penser et du juger et le réalisme coupant l’objet du sujet qui le vise (p. 230). Pour le dire en d’autres mots, il y a une part de l’objet qui résiste à l’emprise du sujet et qui se donne à voir partiellement. La synthèse tient entre ce sujet qui s’excède dans l’objet et cet objet dont une partie de l’objectivité échappe à la visée. La réduction psychologique qui est critiquée par Husserl et par Foucault dans ces cours tient à ce qu’il y a une tendance à comprendre les domaines de l’objet comme étant associés aux visées temporelles du sujet. Cette illusion psychologisante est fondamentalement remise en cause dans l’entreprise phénoménologique qui dévoile le sens de l’être au fur et à mesure de la genèse. Il est possible de déceler des habitus scandant le cheminement de cet être, mais il est impossible de les associer de manière absolue à un état du sujet (p. 238).
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9Les annexes et les documents joints sont précieux pour saisir la manière dont Foucault concevait le plan de ses cours. Comment interpréter cette lecture attentive et minutieuse d’Husserl au début des années 1950 ? Certes, le rapport aux contemporains, que ce soit Maurice Merleau‑Ponty, Jean Hippolyte ou Jean‑Paul Sartre, est ici net dans la discussion des textes d’Husserl avec en particulier les Ideen ou les Logische Untersuchungen (p. 270). Il y a aussi le positionnement par rapport à la tradition allemande et notamment Heidegger qui pour sa part radicalise sa conception du monde avec le Dasein et le In‑der‑Welt‑Sein. Foucault ne partage pas les idées de Biemel qui à la même époque insistait sur les caractéristiques ontologiques de la mondanéité en interprétant les thèses de Sein und Zeit. En fait, il faudrait voir ces cours comme étant un marchepied vers les thèses ultérieures de Michel Foucault sur l’archéologie du savoir et la manière dont les discours se constituent avec des emprunts à des champs totalement extérieurs. Si nous ne sommes pas au clair avec la relation hylè‑noèse, alors nous manquons l’entreprise d’élucidation de l’être par l’approche génétique qui va se muer en entreprise généalogique chez Foucault en approfondissant cette idée de science des archè. C’est en ce sens qu’il faut relire ces cours pour comprendre comment Foucault utilisera par la suite les acquis de la phénoménologie pour asseoir ses propres théorisations sur l’archéologie du savoir et la relation entre mots et choses.