Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Mai 2022 (volume 23, numéro 5)
titre article
Christophe Cosker

Le Surnaturel dans l’océan Indien

The Supernatural in the Indian Ocean
Valérie Magdelaine‑Andrianjafitrimo, Jean‑Claude Carpanin Marimoutou et Bernard Terramorsi (dir.), Démons et merveilles. Le Surnaturel dans l’océan Indien [2005], Saint‑Denis : PUI, 2020, EAN 9782490596577.

1Depuis 2017, L’Université de La Réunion s’est dotée de presses universitaires dirigées par Valérie Magdelaine‑Andrianajafitrimo et baptisées PUI : Presses Universitaires Indianocéaniques. Comme leur nom l’indique, ces dernières ont vocation à publier les travaux scientifiques liés à l’océan Indien. Mais, dans le cas présent, il s’agit, pour être précis, d’une réédition dûment motivée par un avertissement au lecteur :

Les Presses Universitaires Indianocéaniques rééditent un ouvrage publié en 2005. Démons et merveilles. Le surnaturel dans l’océan Indien. Cet ouvrage a fait date dans le champ des études littéraires des îles du Sud‑Ouest de l’océan Indien et plus largement dans le champ de la littérature comparée, en ce qu’il a permis de réviser certaines catégories académiques développées plus particulièrement pour les littératures occidentales : le fantastique, le merveilleux, le surnaturel. Tout en utilisant néanmoins ces outils analytiques, l’ouvrage propose de les repenser à la lumière d’autres imaginaires, d’autres visions du monde, d’autres rapports au réel. Les PUI remettent ici à la disposition des lectrices et des lecteurs cet ouvrage qui était devenu introuvable. Il appartient aux chercheurs et aux chercheuses d’en proposer des prolongements et des actualisations. (p. 1)

2Le titre du présent compte rendu reprend celui du colloque original ainsi que le sous‑titre des actes qui en sont issus. Quinze ans après sa publication initiale, l’ouvrage étant devenu — paradoxalement — une référence introuvable, les PUI se sont assignées la mission — à la fois patrimoniale et scientifique — de le remettre à disposition des lecteurs et des chercheurs. Ce livre s’interroge sur les conditions de possibilité de transposition des concepts de « surnaturel », de « merveilleux » et de « fantastique » dans l’océan Indien. Comme l’ensemble des articles le rappellent, il s’agit d’un appareil critique situé et daté, ce qui invite à un déplacement prudent ainsi qu’à une réflexion sur les enjeux de la déterritorialisation. En effet, le surnaturel peut être considéré comme une catégorie englobante, qui rapproche le merveilleux — surnaturel positif — et le fantastique — surnaturel négatif. En outre, la catégorie de fantastique a été relativement figée par l’approche de Tzvetan Todorov1 qui fait autorité. Le concept de merveille prend un sens à la fois complexe et particulier pour les médiévistes. Par conséquent, il convient d’adopter une posture scientifique ouverte aux transferts culturels ainsi qu’aux circulations littéraires :

Les genres littéraires, les catégories esthétiques sont les fruits de processus historiques et idéologiques originaux toujours en devenir, et pour cette raison même non universalisables. Le colloque international sur Le Surnaturel dans l’océan Indien, organisé à La Réunion, a voulu avant tout initier une réflexion exigeante sur les figures indianocéaniques du surnaturel, émancipée des concepts légitimés jusque‑là par la critique européenne. Rien de plus éloigné de l’éthique des études comparatistes, en effet, que de cautionner un impérialisme et un ethnocentrisme intellectuels évaluant des récits et des représentations conçus dans l’océan Indien, au moyen de conceptualisations occidentales situées et datées. Ainsi, l’une des priorités des chercheurs réunis lors de ce colloque international a été de forger des outils de lecture originaux adaptés à des rapports au monde, des croyances et des récits spécifiques. (p. 10)

3Placée sous l’égide du comparatisme, enrichi par les apports des études postcoloniales — on pense à Edward Saïd en entendant le terme impérialisme2 —, la présente rencontre scientifique, et le livre qui en est issu, refusent un universalisme suspect, auquel est préférée la recherche d’une spécificité indianocéanique. Ainsi, pour rendre compte de ce livre, proposons‑nous d’évaluer d’abord la pertinence de l’appareil critique européen surnaturel‑merveilleux‑fantastique dans le contexte de l’océan Indien, avant de nous orienter vers d’autres façons de dire et de penser les aspects indianocéaniques du surnaturel. In fine, nous retournerons le problème pour cerner un dernier enjeu important de l’ouvrage, à savoir la capacité du surnaturel à prouver l’existence d’un bloc indianocéanique cohérent.

(Im)pertinence d’un appareil critique européen dans l’océan Indien : surnaturel, fantastique & merveilleux

Questions de méthode

4Comme l’indiquent les « propos liminaires » de l’ouvrage, « surnaturel », « merveilleux » et « fantastique » ne sauraient être pris pour argent comptant ni appliqués, tels des essences, à l’océan Indien, sous peine de faire passer les œuvres littéraires de cet espace au lit de Procuste :

À partir de ce constat, doiton inévitablement utiliser les catégories du « Merveilleux » ou du « Fantastique » telles qu’elles ont été forgées à partir des corpus occidentaux, dès lors que des récits se réfèrent à des événements ou à des personnages surnaturels, extraordinaires ou inquiétants ? Et, concernant précisément l’aire géographique indianocéanique, la taxinomie littéraire européenne auraitelle pour vocation d’assimiler des imaginaires, des littératures anciennes ou émergentes, articulées à des rapports au monde et des processus sociohistoriques originaux, que la période de l’esclavage et de la colonisation ont déjà tenté en vain d’absorber ? (p. 10)

5Étudier le surnaturel dans l’océan Indien, c’est changer d’aire géographique et culturelle et choisir un nouveau corpus. Ne pas repenser les outils conceptuels pour ce faire, c’est transposer la politique coloniale assimilatrice dans les études littéraires. Ainsi chaque concept sera‑t‑il étudié en lui‑même avant d’être mis en relation avec les deux autres. En outre, il sera identifié et défini à partir de son contexte pertinent avant d’être transposé dans l’océan Indien. En esprit, cette méthode, même si elle n’en revendique pas le nom, s’apparente à celle des transferts culturels et annonce le succès à venir du concept de circulation. Francine Clavé‑Vesoul applique cette méthode dans son article intitulé « Entre fantastique et merveilleux : l’inscription des croyances populaires dans trois récits (Europe‑océan Indien) » :

Le fantastique tel qu’il a été défini par les théoriciens européens ne va pas de soi. Il pose problème lorsqu’il s’agit de textes qui n’appartiennent pas à l’Europe et qui de surcroit n’ont pas connu la même évolution historique. Estce à dire que ce terme ne peut s’appliquer à d’autres littératures parce qu’il a été forgé en Europe pour des textes européens ? Là est la question. Qu’estce qui fait le caractère fantastique d’un texte ? Estce sa localisation géographique, historique ? Y atil plusieurs fantastiques ou bien le fantastique peutil être comparé à un prisme à multiples facettes ? (p. 403)

6Hic jacet lepus : faut‑il abandonner les termes surnaturel, fantastique et merveilleux ou bien peut‑on les provincialiser, comme disent les études postcoloniales, ou encore les déterritorialiser selon la terminologie de Deleuze et Guattari ? Dans l’un des articles de l’ouvrage, « Histoire de crocodiles. Le Passage Pommeraye d’André Pieyre de Mandiargues : Manambady voay et Dady voay contes malgaches », Bernard Terramorsi compare les textes afin de montrer les écarts entre les tenants et les aboutissants de la mise en scène d’un homme‑crocodile, monstre dans la nouvelle européenne tandis que le même personnage, dans le conte malgache, sert au contraire à révéler la monstruosité de certains êtres humains en rupture avec la tradition. Et ce n’est pas la seule fois que nous entendrons parler de crocodile. Étant donné que, dans l’avertissement liminaire, l’éditeur invite les lecteurs et les chercheurs à prolonger et actualiser l’ouvrage, nous mentionnons, à titre subsidiaire que c’est cette méthode que nous avons appliquée, dans Nassur Attoumani : un ironiste de l’océan Indien (2019) pour définir l’ironie, à Mayotte, à l’aune du terme vernaculaire kinume3.

Du bon usage des concepts

7Dans l’article intitulé « La mer et ses îles au Moyen Age : un voyage dans le merveilleux », Claude Lecouteux identifie et décrit ainsi le mécanisme qu’il voit à l’œuvre dans la perception surnaturelle du monde : « Le regard porté sur le monde est en soi merveilleux : tout ce qui est inconnu et singulier est transfiguré, devient prodige et une explication mythique s’enclenche aussitôt. » (p. 29). Ainsi le merveilleux est‑il davantage dans l’œil du spectateur que dans le monde ; et il apparaît dès la rencontre avec l’inconnu. En ce sens, c’est l’approche médiéviste du merveilleux qui est la plus ouverte et peut être mise en perspective avec l’océan Indien. En effet, ceux qui se souviennent de leurs fiches lexicologiques n’ont pas oublié que le merveilleux est la conjonction de l’étonnant et de l’admirable. Parallèlement, Roger Bozzetto, dans « Littérature, émerveillement et critique littéraire », insiste sur la contextualisation historique des concepts qui nous intéressent ici : « Chaque outil critique est le produit d’une histoire singulière et se fonde sur la perception de textes précis. Utiliser ces outils comme s’ils étaient des objets du monde, et non le produit d’une histoire, conduit à des absurdités — quand ce n’est pas à des errements de la pensée. » (p. 35)

8L’auteur le prouve en rappelant que le fantastique est lié à une erreur de traduction dans la réception d’Hoffmann et montre également que le réalisme merveilleux est une vision du monde complexe. Dans « La fictionnalisation médiatique. Fragments d’une économie communicative de La Réunion », Jacky Simonin propose une approche communicationnelle qui montre que la presse, face au fait divers surnaturel, déconstruit le fantastique tandis qu’il enchante le merveilleux, dans le cas des éruptions du Piton de La Fournaise, lorsqu’elles ne s’avèrent pas dangereuses.

Une synthèse originale : le réalisme magique

9Le réalisme magique est précisément l’un des concepts modernes les plus originaux pour mettre en perspective le surnaturel dans l’océan Indien. Mais plusieurs précautions s’imposent. La première est qu’il s’agit d’un concept complexe, à la fois parce qu’il est double et parce que sa traduction s’éloigne du calque de l’original : real maravilloso. Ainsi est‑il double parce qu’il se fonde sur le réalisme, que l’on oppose souvent au surnaturel, tout en ajoutant la magie à la merveille. La seconde est qu’il s’agit d’un concept qui émerge, comme son nom en langue originale l’indique, dans une autre aire culturelle du globe, hispanique et sud‑américaine. Dans « Littérature, émerveillement et critique littéraire », Roger Bozzetto rend au concept toute sa richesse de la façon suivante :

En d’autres termes, les textes relevant du « real maravilloso » sont une manière de traduire la réalité vécue d’une période de la civilisation sudaméricaine, celle où elle est dans l’impossibilité de percevoir le monde par le biais de modèles occidentaux historiquement et géographiquement situés, conçus pour d’autres univers, et qui se présentaient comme universalisables. C’est en ce sens que le « real maravilloso » peut servir d’exemple, sinon de modèle pour les écrivains des « littératures émergentes ». (p. 49)

10Ainsi, le réalisme magique est‑il moins un concept scientifique qu’un concept polémique. C’est la raison pour laquelle Roger Bozzetto le relie à la problématique de l’émergence. La bannière qu’il constitue se comprend comme une stratégie d’entrance. Dans « Juifs, démons et merveilles chez Gabriel Garcia Marquez », Joël Fauchier montre comment l’un des maîtres du réalisme magique subvertit le discours antisémite qui fait du Juif un démon pour lui substituer une esthétique qui le rend merveilleux. Loriane Drillot‑Pedurant, propose également, dans « La manifestation des morts et du diable dans Zoura femme bon Dieu de J.‑F. Samlong et Comme un vol de Papang’ de M. Agénor : une forme de surnaturel, de merveilleux dans la littérature réunionnaise », une récupération du concept de réalisme magique qu’elle réfère à Jacques Stephen Alexis et Alejo Carpentier. Mais c’est Valérie Magdelaine‑Andrianajafitrimo qui, dans « Les égarements du réel dans Les Jours Kaya de Carl de Souza » propose un concept endogène lié à l’île Maurice :

Cette déréalisation du texte mauricien se lit de manière exemplaire à travers l’œuvre d’Ananda Devi, qui dit son écriture pleinement irriguée par son ascendance culturelle indienne et en voit le signe dans le « paranaturel » qu’elle dit pratiquer, qui se caractérise par des glissements qui ne sont jamais problématiques entre ce que l’on pourrait appeler le naturel et ce qui ne l’est plus. Pourtant, cette écriture ne peut en aucun cas être rattachée à une vision du monde indienne qui de ce simple fait annihilerait les grippages entre naturel et surnaturel. (p. 532)

11Au lieu de surnaturel, on peut donc parler, dans l’océan Indien, de paranaturel pour désigner la conjointure entre le réel et son double — qui le dépasse tout en marchant de pair avec lui —, selon une vision du monde d’origine indienne reconfigurée dans les îles et archipels de l’océan Indien. Vicram Ramharai, dans « Solstices, univers ambigu ou réalisme magique », en trouve l’origine littéraire à l’aune d’Ananda Devi dans l’œuvre de jeunesse de l’auteur :

Solstices, le premier recueil de nouvelles d’Ananda Devi publié pour la première fois en 1976 alors que l’auteur n’a que dixneuf ans, présente un univers caractérisé par le mystère, où des éléments étrangers côtoient une forme de magie. Certains récits, même s’ils ne sont pas traversés par des démons ou du merveilleux ou encore par le fantastique défini par la conception occidentale, n’en présentent pas moins un aspect qui peut provoquer un sentiment d’embarras chez les lecteurs. (p. 584)

12Au sentiment d’inquiétude fantastique se substitue ici un embarras causé, non par des personnages surnaturels ou par un merveilleux échevelé, mais par de l’étrange, du mystérieux et du magique.

Autres façons de dire & de penser : les mots pour le surnaturel dans l’océan Indien

Discours asiatique

13Le travail sur les concepts théoriques mérite d’être complété par un travail concret et empirique pratiqué sur le terrain. Dans cette perspective, nous proposons de distinguer les résultats en fonction de « côtés » de l’océan Indien. Dans le présent ouvrage, c’est d’abord le côté asiatique qui est abordé par Geneviève Chan‑Pit‑Chu dans « La femme‑renard dans les contes de Pu Songling ». Son article porte donc sur un archétype du discours chinois :

Dans le recueil de contes de Pu Songling intitulé le Liaozhai Zhiyi traduit en français sous le titre Contes fantastiques du Pavillon des Loisirs, il est souvent question de femmes surnaturelles et de la transformation d’un animal en une jeune femme belle et lascive. Cette femme surnaturelle est presque toujours une renarde. Elle comporte plusieurs caractéristiques différentes de celles de notre bon vieux renard occidental. Certes elle est rusée comme dans la tradition occidentale, mais la renarde chinoise est ambivalente. Elle est tantôt bienfaisante, tantôt malfaisante et ce caractère indéterminé la rend dangereusement fascinante. (p. 53)

14Mais le propos tente aussi de construire la part de l’Asie, en l’occurrence la Chine, dans la culture de La Réunion en particulier et dans l’océan Indien en général. Comme d’autres exemples le montrent, il s’agit ici d’une culture littéraire élitiste et minoritaire, dont la circulation est restreinte. Dans « Le surnaturel et le sacré indien dans la littérature réunionnaise et mauricienne : indianisation de l’espace insulaire », Valérie Paüs met en valeur l’indianisation de l’océan Indien à partir du cas des Mascareignes :

L’arrivée des immigrants hindous après l’abolition de l’esclavage dans les îles de l’océan Indien, provoque un bouleversement dans la société créole. Ils y amènent en effet leurs rites et leurs croyances qui s’affichent sous le regard de cette société. Le rapport au monde, au réel de l’insulaire en est par conséquent changé, son imaginaire élargi, ce qui agit nécessairement sur sa production littéraire. L’Inde apparaît dans les Mascareignes et certains écrivains vont s’inspirer, s’imprégner de cette nouvelle présence qui travaille notamment le paysage insulaire, paysage qui se transforme, s’indianise, et devient cet espace pluriel, point de rencontre de tous les ailleurs, un espace métis dont l’indianité est un élément, et plus encore, un espace mythique rattaché à l’Inde à laquelle il emprunte une part de sa grandeur et de son imaginaire. (p. 505)

15L’auteur analyse la façon dont les Indiens transportent avec eux l’Inde et indianisent les différentes îles de l’océan Indien. Ainsi la Grand‑mère Kalle des contes réunionnais n’est‑elle pas entièrement étrangère à la déesse hindoue Kâli.

Discours africain

16C’est Hidaya Chakrina qui, la première dans cet ouvrage, explore le « côté » africain de l’océan indien, par le truchement d’un article intitulé « La rencontre avec le djinn : quand le démoniaque se mêle au merveilleux ». Son angle attaque est celui de la figure du djinn :

Le folklore mahorais est constitué par des traditions issues de diverses aires géoculturelles. Il est ainsi imprégné de coutumes araboperses (et plus précisément chiraziennes), d’usages animistes d’origine bantoue, et de croyances malgaches. De cette multiethnicité, associée à la pratique de la religion musulmane par la grande majorité de la population, émerge le djinn, une entité maléfique. Pour comprendre cette conception, il convient de remonter aux comportements des tribus bédouines à l’époque qui précède la consécration de Mahomet en tant que Prophète musulman. On considérait alors les djinns comme des démons. L’introduction de l’islam ne modifie en rien cette pensée, étant donné que le Coran (sourate 15, verset 27) reconnaît l’existence de ces êtres et les place sur le même plan sur les hommes et les anges (malaika) avec lesquels ils forment les trois espèces dominantes de l’univers. (p. 109)

17Dans ce cas comme dans celui qui précède, le surnaturel dépend des croyances des différents groupes humains qui arpentent l’océan Indien et s’installent dans les îles. Relevant autant du discours africain que du discours asiatique, le fantastique malgache est l’enjeu d’une série d’articles qui peignent une complexe galerie de figures. Dans « La démonologie et/ou l’angéologie sakalava », Robert Jaovelo‑Dzao analyse l’exemple sakalava comme emblème malgache. Il définit le fantastique comme la combinaison du culte des ancêtres et du spiritisme. Dans « Le Sentiment du fantastique dans la culture malgache », Hanitra Sylvia Andriamampianina opère un relevé précis des êtres surnaturels du folklore malgache dont elle donne le nom en langue vernaculaire ainsi qu’une description. Enfin, dans « Les Vazimba : une surnature outil et stratégie de la quête d’une restauration de soi », Magali Nirina Marson montre comment les premiers habitants mythiques de Madagascar font l’objet d’une peinture carnavalesque peu glorieuse, lié à la littérature populaire qui en est le véhicule et qui ne vise pas la construction d’ancêtres prestigieux. S’appuyant sur un article ancien de Raymond Decary, Jean‑Marie Bemiarana, dans « Les animaux fabuleux dans l’imaginaire malgache » montre le lien entre les animaux réels et les animaux fantastiques à Madagascar. C’est d’un exemple particulier des premiers que traitent Richard André Jaovahiny et Clément Sambo, dans « Les Crocodiles sacrés au nord de Madagascar », article qui se termine par un recueil des proverbes relatifs à l’animal éponyme. Jean‑William Cally, dans « Le cri de l’oiseau de malheur. Étude de deux oiseaux légendaires de l’île de La Réunion Bébèt Toute et Timise », se charge quant à lui de l’analyse d’une partie du bestiaire fantastique de La Réunion. Ce dernier, comme le montre Alain Bertil dans « Pour une évolution de la tradition littéraire du fantastique au merveilleux à La Réunion», peut aussi se construire, de façon populaire, à partir de figures historiquement attestées comme Madame Desbassyns ou encore Sitarane.

Discours colonial

18Le troisième côté de l’océan Indien n’est plus ni occidental‑africain ni oriental‑asiatique mais septentrional‑européen. Ce troisième côté, le moins discret et le plus coercitif, peut également être appelé occidental et colonial(iste). Dhir Sarangi en donne une double idée dans son article « Les mondes occultes et merveilleux dans Savitri de Sri Aurobindo », premièrement lorsqu’il retrace la trajectoire de la figure éponyme :

Sri Aurobindo est né à Calcutta le 15 août 1872. Son père, qui croyait que l’éducation occidentale était la meilleure, envoya Aurobindo et ses frères en Angleterre. Làbas, le jeune Auro étudia le latin, le grec, l’anglais et le français. À un très jeune âge, il commença à écrire des poèmes en grec pour lesquels il remporta plusieurs prix : pour Auro ce fut une initiation à la prosodie ancienne, une ouverture au monde de la poésie. En 1893, il rentra en Inde après avoir passé treize années importantes en Angleterre. Arrivé en Inde, il enseigna le français et l’anglais au collège de Baroda dont il devint le directeur adjoint en 1904. À Baroda, il se consacra à l’étude des langues et littératures occidentales qui allaient de pair avec celles de l’Inde : le sanskrit, le bengali et le goujerati. Ce fut une époque très enrichissante pour Aurobindo, d’autant plus qu’il parvint à une fusion parfaite des deux influences, orientale et occidentale. (p. 67)

19Il permet également d’approfondir le dossier en analysant une œuvre anglophone qui constitue une réécriture d’un épisode du texte indien connu sous le nom de Mahâbhârata :

Écrit en pentamètres iambiques, Savitri est le plus grand poème narratif en anglais. Contenant 23813 vers blancs, c’est aussi la plus grande épopée en langue anglaise. Dans son envergure, le poème couvre le réel et le fabuleux en même temps : le ciel et la terre, la vie, la mort et l’immortalité. Sa trame narrative repose sur un simple épisode du Mahâbhârata. Le poème est divisé en douze livres subdivisés en chants. (p. 68)

20Ainsi est‑ce dans la forme anglaise la plus pure que se glisse le texte indien. Dans « Préliminaires pour une histoire du diable à Bourbon/La Réunion», Prosper Ève explique comment le discours dominant sur le diable fonctionne largement comme une disqualification de l’esclave noir. De façon plus nuancée, le folklore populaire — dont Sitarane et Zoura sont des exemples — montre comment le diable est vu, de façon ambiguë, comme à la fois attirant et dangereux. De même, dans « La manifestation des morts et du diable dans Zoura femme bon Dieu de J.‑F. Samlong et Comme un vol de Papang’ de M. Agénor : une forme de surnaturel, de merveilleux dans la littérature réunionnaise », Loriane Drillot‑Pedurant décrit comment les deux auteurs francophones construisent un surnaturel interculturel au carrefour de La Réunion et de la métropole française. Un autre article est consacré en propre au premier auteur par Lawrence Fontaine, sous le titre « Zoura femme bon Dieu. Quand le surnaturel donne naissance à la peur. Étude de deux personnages étranges ». Le surnaturel y est d’abord abordé sous l’angle de la peur qu’inspirent des personnages oscillant entre les signes de Dieu ou du Diable et dont la signification est parfois allégorique. Enfin, dans « Les contes/nouvelles de Jean‑Louis Robert : le surnaturel réunionnais entre intertextualité et créolisation », Jean Claude Carpanin Marimoutou analyse l’ouvrage éponyme à l’aune des concepts créoles de mélang et de barok.

Métastabilité du surnaturel dans l’océan Indien : preuve de la cohérence de l’indianocéanisme

Un espace maritime

21Au lieu de procéder par induction, le premier article procède par objet. Le facteur d’unité le plus évident de l’indianocéanisme est son caractère marin, la mer qui unit les îles et archipels aux côtes continentales. Or, il se trouve que cet espace est, selon Claude Lecouteux dans « La mer et ses îles au Moyen Age : un voyage dans le merveilleux », celui du surnaturel par excellence. L’image la plus énigmatique qu’il convoque relativement à la littérature médiévale est celle de l’aimant :

Quelque part dans l’océan Indien, l’île d’Hormus est entourée d’aimants qui attirent à eux tout nef portant du fer. On dit aussi que dans les mers orientales, il existe une montagne aimantée qui possède la même propriété : une forêt faite des mâts des navires bloqués se dresse autour de ladite montagne. (p. 19)

22L’auteur établit ensuite les constantes du merveilleux insulaire. Ainsi sont récurrentes les îles peuplés de monstres, les mers pleines de sirènes et les îles peuplées uniquement par des femmes. Dans son Histoire de l’océan Indien (1961), Auguste Toussaint indique la forme de l’océan Indien, un W, et en indique la composition en trois mers : Érythrée, Rouge et Prasode. De son côté, Claude Lecouteux, s’appuyant sur un corpus médiéval propose le découpage suivant : mer de Chine, mer de Herkend — est de l’Inde —, mer de Dâwendjid — autour de Ceylan —, mer du Senf — équivalent du Golfe de Siam — et Mer d’Oman et du Yémen. Le découpage varie donc et c’est bien souvent la terre qui donne son nom à la mer. Dans « Une tentative fantastique indianocéanique ? Roman maritime et récit poétique dans Les Tortues de Loys Masson (1956) », Jean‑Michel Racault analyse, dans l’œuvre éponyme, une réalisation utopique de l’indianocéanisme :

Les Tortues élargissent à l’ensemble du monde de l’océan Indien cette réappropriation imaginaire d’un royaume d’enfance perdu, grand thème de la littérature francomauricienne depuis Paul et Virginie. Bien que l’inscription géographique de l’action soit des plus vagues, la navigation de La Rose de Mahé balise un territoire immense qui embrasse tout l’océan et sa périphérie : il est question des Seychelles, des Amirantes, des Îles Cocos, de La Réunion, de Maurice, de Madagascar, des Comores, du Cap Gardafui […] tous ces noms ayant d’ailleurs une valeur poétique plutôt que topographique. (p. 533)

23L’indianocéanisme prend ici la forme d’une navigation entre les îles, trame qui donne lieu à des métamorphoses. Enfin Daniel‑Henri Pageaux, dans « À la recherche du surnaturel perdu. Une lecture du roman de Bernadette Thomas, Le Souffle des disparus (2013) », analyse un texte qui se termine par La Réunion syncrétique entre trois sages, le premier musulman, le deuxième animiste et chrétien et le troisième hindou.

Changer de bibliothèque

24Qui veut comprendre le surnaturel‑merveilleux‑fantastique dans le contexte de l’océan Indien doit changer de lunettes et de bibliothèque. En effet, le merveilleux ne doit plus être associé, sans même y penser, au conte et ce sont d’autres ouvrages de référence qui permettent de penser ces catégories :

En Orient, les Mille et une nuits présentent des êtres, des lieux et des situations qui débordent, et de loin, l’imaginaire occidental des contes merveilleux. Un univers y mêle joyeusement des strates et des figures de Surnature provenant de différentes civilisations et de diverses époques. On y trouve des textes antérieurs aux Mille et une nuits touchant au merveilleux et des encyclopédies comme Les Merveilles des choses créées et les curiosités des choses existantes d’Al Quazimi (1290, Bagdad). Ces textes traitent de personnes extraordinaires, de populations étranges et de monstres anthropomorphes. On y trouve des djinns ou mauvais anges, dont l’origine remonte au combat narré dans le Coran entre Dieu et Iblis ou d’autres encore comme les Ghuls et les Djinns. (p. 3839)

25Il nous apparaît alors que le concept qui l’emporte sur les autres — dans la titrologie à tout le moins — est celui de merveille, comme en témoigne le titre de l’ouvrage de Marco Polo. Ainsi, pour penser le surnaturel dans l’océan Indien, convient‑il de remettre en cause la bibliothèque occidentale au profit d’une bibliothèque orientale, d’autant plus que le concept d’orient a été inventé relativement à l’océan Indien. Dans cette nouvelle bibliothèque, on trouve des textes comme les Mille et une nuits — en particulier les voyages de Sindbad le marin — ou encore Les Merveilles des choses créées et les curiosités des choses existantes d’Al Quazimi, mais aussi l’Abrégé des Merveilles (Muthasar al‑Agaib) d’Ibrahim ibn Waçif Châh ou Voyages dans l’Inde et à la Chine par Abou Zeyd.

Présence de thèmes universels

26Comme les auteurs le précisent d’emblée, l’ouvrage n’est pas au service de l’universalisme comme masque de l’européocentrisme. Néanmoins, il n’en reste pas moins vrai que l’interrogation sur le surnaturel‑fantastique‑merveilleux s’appuie sur certains thèmes universels : la mer, la femme ou encore la mort. Dans cette perspective, Madagascar apparaît comme l’un des creusets de l’océan Indien, ce que montre Pietro Lupo dans « L’au‑delà de l’histoire et l’imaginaire. Pistes de recherche sur la pensée religieuse traditionnelle malgache » :

Ce besoin est tout à fait central dans l’anthropologie et dans l’univers religieux africain et asiatique. En ces deux univers, l’Orient surtout, constitue, comme nous le savons, les principales sources géographiques et culturelles du peuple malgache et de sa pensée religieuse. À travers des vicissitudes historiques intéressantes dont l’évocation passionne les historiens, ce peuple a fait de la Grande Terre un espace de civilisation afroasiatique, peutêtre unique au monde pour son épaisseur démographique, qu’on retrouve dans une moindre mesure dans les deux îlessœurs de l’océan Indien : La Réunion et Maurice. (p. 127).

27Cet auteur est également l’une des voix qui signalent le tombeau comme appréhension du fantastique par le lieu :

Les tombeaux disséminés dans le paysage malgache et qui en sont partie intégrante, sur les Hautes Terres du Centre comme dans les régions côtières et dans les coins les plus reculés des campagnes, des forêts, des zones désertiques, sur les littoraux ou sur les embouchures des fleuves, ces tombeaux, à travers la variété de leurs formes et de leurs couleurs et dans les diverses évocations symboliques qui s’y rattachent (peintures, sculptures, architecture funéraire, de style varié) sont des points de référence et des appels à la vie, à des points visibles qui créent un lien avec l’audelà. (p. 135)

28Ainsi le surnaturel, en particulier dans son versant inquiétant souvent appelé fantastique, est‑il lié notamment au thème de la mort et au paysage qui le rend visible, à savoir le cimetière. Mais dans l’océan Indien, carrefour de civilisations, les rapports à la mort et les formes de sépulture sont diverses et variées, selon un paradigme dont il convient de se souvenir lors de l’analyse littéraire.

*

29En conclusion, déterritorialisé, transféré dans l’océan Indien, le surnaturel‑fantastique‑merveilleux se pare de nouveaux noms qui en constituent autant d’équivalents à interroger. Mais ce vecteur de recherche est dangereux et tend à l’assimilation. Aussi vaut‑il mieux, comme les comparatistes, mettre en regard des œuvres d’horizons divers ou partir du nouveau terrain de recherche et croiser les résultats pour généraliser ensuite. Dans « Entre fantastique et merveilleux : l’inscription des croyances populaires dans trois récits (Europe‑céan Indien) », Francine Clavé‑Vesoul rappelle que :

Les croyances populaires ont été utilisées par la littérature fantastique pour provoquer la peur et créer un effet fantastique. C’est cet effet fantastique qui est au fondement de la théorie de Todorov sur cette littérature. Selon lui, la figure surnaturelle fait intrusion dans le monde réel et provoque par làmême une hésitation, une incertitude. C’est à partir de ce premier critère que Todorov a fondé la catégorie de textes fantastiques. (p. 404)

30Mais le corpus indianocéanique montre qu’il fait rouvrir le concept de surnaturel, en suivant notamment les critères d’Amaryll Chanady à savoir la bi‑dimensionnalité, l’antinomie et la réticence de l’auteur.