Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Mai 2022 (volume 23, numéro 5)
titre article
Gabrielle Veillet

Esquisser le « vrai » Ducasse : l’analyse des réseaux sociaux contre le mythe

Painting the "real" Ducasse: social network analysis versus myth
Kevin Saliou, Le Réseau de Lautréamont. Itinéraire et stratégies d’Isidore Ducasse, Paris : Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2021, 318 pages, EAN 9782406115120.

Derrière le mythe, l’homme

1Moins d’un an après avoir étudié l’élaboration du mythe littéraire de Lautréamont dans une somme de plus de neuf-cents pages issues de sa thèse, K. Saliou s’attaque, dans Le Réseau de Lautréamont, à rétablir le vrai visage d’Isidore Ducasse. Jeune homme de son temps qui ne semble pas avoir dédaigné le jeu littéraire, Ducasse est néanmoins un personnage mystérieux, éclipsé par la légende sulfureuse du comte de Lautréamont. Pour recentrer l’attention sur l’homme réel, et non pas sur le personnage mythifié, K. Saliou a recours de façon judicieuse aux outils de l’analyse structurale des réseaux de sociabilité et dresse une cartographie du réseau supposé de Ducasse. L’essai dessine le visage d’un jeune poète soucieux de sa réussite, qui pense des stratégies pour se faire connaître dans le champ littéraire, aux antipodes du mythe traditionnellement attribué à Lautréamont, ce « poète maudit en rupture avec la société ».

2Selon Pierre Bourdieu, la structure sociale serait composée de plusieurs sous-domaines autonomes, parmi lesquels on compte le champ littéraire. Sa spécificité est qu’il se construit en partie contre les valeurs de la société bourgeoise et capitaliste : la valeur d’une œuvre n’est pas définie par son succès commercial. Au capital économique, le champ littéraire oppose un capital artistique et symbolique1. Cette seule notion de capital littéraire ne suffit pas à replacer Ducasse dans le champ littéraire de son temps : c’est pour s’approcher au plus près d’une situation particulière que K. Saliou veut avoir recours à l’analyse des réseaux sociaux.

3Pour un jeune écrivain comme Ducasse, la question est donc, plus encore que de vendre, d’être connu et auréolé de ce prestige qui lui conférera une lisibilité et la reconnaissance de ses pairs. Mais si la notion inventée par Bourdieu permet de replacer l’activité littéraire dans le jeu social, elle présente en revanche une vue d’ensemble des mécanismes qui se révèle trop générale pour l’étude d’une situation particulière comme celle de Ducasse. Dans le domaine de la sociologie, les réseaux sociaux permettent davantage de mettre en avant la spécificité de sa position dans le champ. (p. 48-49)

4Un réseau social est constitué par les liens que des individus tissent entre eux. D’un point de vue structural, on distingue le réseau global — que l’on peut aussi appeler milieu —, par exemple le milieu littéraire des années 1868-1870 dans lequel Ducasse est en activité, et le réseau personnel d’un individu. Ce réseau personnel se divise entre ce que la sociologie nomme des « relations contraintes » (celles de travail, par exemple) et des « relations électives » (l’amitié)2.

5Avant de donner à voir ce qu’apporte l’analyse des réseaux sociaux à la redéfinition de l’homme Ducasse, précisons que, si le mythe l’a surtout présenté comme un « génie précoce » (p. 13) mais « sadique[,] attiré par le spectacle de la cruauté » (p. 14), vivant dans la pauvreté et fréquentant les prostituées, Isidore Ducasse est en réalité un jeune homme aisé, soutenu financièrement par son père. Très peu d’informations fiables sont disponibles à son sujet : de rares éléments biographiques, quelques lettres (sept seulement), un témoignage d’un camarade de lycée — établi sans doute après lecture des Chants de Maldoror (1869) et à la fiabilité discutable —, quelques témoignages uruguayens. Aucune publication en revue ni mention de son nom par d’autres personnalités du milieu littéraire de son temps. L’analyse structurelle de son réseau social offre donc à K. Saliou une belle opportunité de faire parler ces quelques documents. Pour rendre compte de sa réflexion, nous suivrons trois pistes : nous nous attacherons d’abord à donner à voir les stratégies envisagées par Ducasse dans le champ littéraire de son temps, puis nous montrerons que l’analyse des réseaux sociaux en place lors de la réception des œuvres ducassiennes, entre 1885 et 1917, explique la propagation du mythe Lautréamont. Nous accorderons une troisième et dernière place, à part, au « Paris d’Isidore Ducasse », un chapitre qui nous paraît particulièrement riche pour qui souhaite relire Les Chants en s’interrogeant sur la dimension homosexuelle de l’œuvre.

Les stratégies de Ducasse dans le champ littéraire de son temps

6L’analyse du réseau social de Ducasse, en mettant au jour ses probables relations avec des acteurs du monde des lettres, permet de révéler ses choix stratégiques en matière de promotion littéraire. Dans un réseau personnel, les relations les plus faibles (simples connaissances, relations contraintes…) favorisent l’ascension sociale et permettent, paradoxalement, de se faire connaître davantage que ne le font les relations les plus fortes, celles dites électives3. Alors que les liens d’un groupe d’amis fonctionnent en circuit fermé, les liens faibles sont plus à même de faire accéder l’individu au cœur du réseau à d’autres cercles. K. Saliou choisit donc volontairement de s’intéresser à ces liens faibles et relève une trentaine de noms avec lesquels Ducasse a probablement été en contact — qu’il leur écrive directement, leur dédicace ses Poésies (1870), leur fasse de la réclame dans ses ouvrages ou fréquente leurs journaux et revues. En revanche, et de façon étonnante, « il ne semble pas publier dans les revues, il n’intègre aucun groupe qui nous soit connu, il ne s’investit dans rien » (p. 98). Contrairement à l’usage de l’époque, il n’est que très peu mis en avant par ses contemporains : son nom n’apparaît dans aucune de leurs revues, quasiment personne ne lui fait la réclame. Si Ducasse, sa lettre à Victor Hugo en témoigne, cherche à se faire un nom et à entrer dans les bonnes grâces de ceux qui occupent des positions centrales dans le champ littéraire de son époque ; s’il cherche à diffuser ses écrits en publiant, en 1869, son Chant Premier dans un recueil collectif de poésie et en envoyant ses ouvrages aux critiques, son nom reste cependant absent de la presse comme de la correspondance des acteurs littéraires de l’époque, si bien « qu’on peut légitimement se demander s’il sait s’y prendre » (p. 98). Si elles ne semblent pas avoir été fructueuses, les tentatives que Ducasse déploie pour se faire connaître permettent de déconstruire le mythe selon lequel il n’aurait été qu’un auteur maudit et rejeté. Elles apportent aussi un nouvel éclairage sur son œuvre.

7Pour se faire connaître, Ducasse entend d’abord être publié par Albert Lacroix, l’éditeur de Victor Hugo. Une telle maison d’édition, qui est aussi une librairie, est une vitrine de choix. En recherche d’appui, Ducasse, comme il était alors de coutume pour tout jeune écrivain, écrit à Hugo et lui fait parvenir un exemplaire des Chants, dans l’espoir d’obtenir son soutien auprès de Lacroix, et d’attirer son intérêt. Cette lettre est surprenante : « le ton qu’il emploie passe du respect dû au mentor à l’audace insolente d’un poète sûr de son génie » (p. 130) et la lettre ne se conclut par aucune formule de politesse. Il est ainsi permis de douter de la sincérité de l’admiration de Ducasse pour Hugo, lui qui condamnera d’ailleurs sa poésie et le qualifiera de « Funèbre-Échalas-Vert » et de « femmelette »4 dans Poésies. Mais Ducasse semble prêt à tout pour se faire connaître, même à se renier lui-même et à revoir ses copies si cela lui permet de vendre davantage, comme il l’écrit à Poulet-Malassis le 23 octobre 1869 :

Vendez, je ne vous empêche pas : que faut-il que je fasse pour cela ? Faites vos conditions. Ce que je voudrais, c’est que le service de la critique soit fait aux principaux lundistes. […] Je vous en serai reconnaissant, parce que si la critique en disait du bien, je pourrais dans les éditions suivantes retrancher quelques pièces, trop puissantes. Ainsi donc, ce que je désire avant tout, c’est être jugé par la critique, et, une fois connu, ça ira tout seul5.

8Loin d’être un homme ancré dans la révolte et refusant de s’en détacher, Ducasse fait évoluer ses choix et tente différentes stratégies littéraires afin de promouvoir son œuvre. En s’appuyant sur la notion de posture littéraire — que J. Meizoz définit comme une mise en scène de soi, « la manière littéraire d’occuper une position dans le champ littéraire6 » — K. Saliou montre que Ducasse se présente d’abord comme un chantre du romantisme : Les Chants sont marqués par « une forte présence du moi » et le Chant premier, qui a fait l’objet d’une publication séparée, est « fortement imprégn[é] de l’influence de Byron et de Lamartine » (p. 176). Il déclare d’ailleurs à Poulet-Malassis, lorsqu’il lui présente son livre :

9J’ai chanté le mal comme ont fait Mickiewicz, Byron, Milton, Southey, A.de Musset, Baudelaire, etc. Naturellement j’ai un peu exagéré le diapason pour faire du nouveau dans le sens de cette littérature sublime qui ne chante le désespoir que pour opprimer le lecteur, et lui faire désirer le bien comme remède7.

10Cherchant à « faire du nouveau », Ducasse se détache au fil des Chants de sa posture de poète romantique en ayant recours à une écriture ironique qui discrédite ses propres strophes : dans le dernier Chant du recueil, il adopte une posture de feuilletoniste8 et annonce d’autres petits romans à venir. Il abandonne cependant une nouvelle fois cette posture pour adopter, dans les Poésies, ce qui sera son dernier visage, « celui d’un moraliste revenu vers le Bien » (p. 178), ainsi qu’il le déclare à Poulet-Malassis dans une lettre du vingt-et-un février 18709 : « Vous savez, j’ai renié mon passé. Je ne chante plus que l’espoir. » La position de dissident qu’occupe Ducasse peut alors se lire comme une forme de stratégie littéraire parmi d’autres. Sa marginalité dans le champ littéraire de son temps pourrait, suivant la théorie de Gisèle Sapiro10, le prédisposer à adopter une telle posture. Cela lui permet en tous cas d’espérer se faire connaître par un coup d’éclat et d’entrer avec fracas dans le champ littéraire, en s’opposant à la littérature établie et aux écrivains issus des institutions, ceux-là mêmes qui fondent leur réussite sur le travail et sur une formation classique11. Quoi qu’il en soit, K. Saliou conclut qu’en l’absence de nouveaux documents biographiques, il demeure difficile de lever l’ambiguïté sur les raisons des « différentes postures, successives mais contradictoires, adoptées par le poète, et [sur] sa trajectoire déroutante » (p. 180) : s’est-il contredit en passant de chanter le mal dans Les Chants de Maldoror à chanter le bien dans les Poésies ? ou sert-il, comme le suggère Michel Pierssens, le même but, celui de défendre le bien, en ne variant pas de propos, mais simplement de forme pour les transmettre12 ?

11Ces multiples changements de posture, survenus en l’espace d’à peine deux ans, peuvent également être liés aux cercles qu’il fréquente. L’analyse de son réseau social permet en effet de faire émerger un infléchissement dans sa stratégie au sein du champ littéraire : si au moment de la rédaction des Chants, Ducasse fréquente les directeurs des petites revues estudiantines du Panthéon — et particulièrement La Jeunesse d’Alfred Sircos et L’Avenir de Frédéric Damé, dont les idées « se manifeste[nt] en littérature par un retour à l’ordre et à la raison et par une critique du romantisme finissant » (p. 90) —, il est, autour de 1869-1870, très certainement en contact avec Louis-Auguste Martin, le directeur de L’Annuaire philosophique, revue mensuelle publiée de 1864 à 1870. K. Saliou met aussi en lumière le nom d’Ernest Naville, philosophe genevois auteur du Problème du mal que Ducasse s’est procuré et dont il parle à Poulet-Malassis13. La présence d’acteurs du monde de la philosophie dans son réseau social permet alors d’éclairer les changements de stratégies qui marquent l’écriture des Poésies, caractérisées par une posture philosophique affirmée.

12Le quartier que Ducasse choisit pour élire domicile nous informe enfin sur ses stratégies d’écrivain et sur sa position sociale : à la différence des jeunes littérateurs sans le sou qui s’installent dans le Quartier Latin, lui choisit le quartier de la Bourse et des Grands Boulevards, un quartier huppé « où l’on croise Académiciens et auteurs de renom à la sortie des théâtres » (p. 51). Là se trouve aussi la Librairie Internationale de Lacroix et Verboeckhoven. Lorsqu’il s’installe à Paris, Ducasse n’est donc pas un Bohème sans le sou, et il se permet d’autres choix stratégiques pour assurer sa visibilité dans le champ littéraire.

La réception de Ducasse & la mise en place du mythe Lautréamont

13K. Saliou rappelle que « la posture d’un auteur n’est pas toujours bien comprise » (p. 181). Cela est particulièrement vrai dans le cas de Ducasse qui, mort jeune, n’a pas réussi à faire entendre sa voix et n’a donc pas eu l’opportunité d’expliquer clairement son projet à ses contemporains. Afin de mieux comprendre la construction du mythe Lautréamont, et notant qu’« il y a [...] un écart très net entre les choix conscients du poète, ses stratégies assumées, et la façon dont l’œuvre a été reçue par ses lecteurs successifs » (p. 181), K. Saliou se propose d’appliquer l’analyse des réseaux sociaux aux différents milieux littéraires qui ont reçu l’œuvre ducassienne. Pour ce faire, il fait le choix de s’appuyer sur une conception du réseau dans laquelle celui-ci est perçu comme une chaîne constituée des différents acteurs mobilisés pour parvenir à un résultat14. Cette conception, représentée par un graphe en ligne, s’oppose à la conception traditionnelle illustrée par un graphe en étoile et permet de replacer les acteurs dans un axe chronologique qui isole chaque intermédiaire par lequel transite l’œuvre. Chacun de ces acteurs vient repenser l’œuvre et se positionne par rapport à elle, l’approuve ou la conteste, ce qui « favoris[e] sa réception [...] ou lui fai[t] obstacle » (p. 185).

14Grâce à cette conception en chaîne, K. Saliou peut isoler quatre périodes successives dans la réception des œuvres de Ducasse : les années 1868-1870, du vivant de l’auteur ; les années 1870-1885, essentiellement marquées par la réception des poètes de la revue La Jeune Belgique ; les années 1885-1895, années de la réception de l’œuvre dans les cercles symbolistes ; enfin les années 1895-1917, celles de la Belle Époque. Étudier ainsi la réception d’une œuvre, en mettant au premier plan, et de façon successive, les acteurs qui y ont contribué, constitue la preuve que Les Chants de Maldoror ne sont « plus perçu[s] sous l’angle du génie individuel de l’artiste, mais comme un produit de civilisation » (p. 250).

15Durant ces différentes périodes, les revues restent le lieu privilégié de la réception de l’œuvre de Ducasse : c’est dans La Jeunesse que paraît la recension de la version en plaquette du Chant Premier de 1868, potentiellement la seule recension dont Ducasse ait eu connaissance ; en 1885, c’est encore une revue (La Jeune Belgique) qui publie une strophe de ce même Chant Premier ; après 1885, Le Mercure de France constitue l’un des organes les plus efficaces de la diffusion des idées sur Lautréamont.

16Les premiers jalons de la représentation de la figure du Comte sont posés par les quelques recensions des Chants parues du vivant de Ducasse. Contrairement à la légende qui aura cours à partir de la fin du siècle et qui veut que Lautréamont ait été un fou génial, ces critiques ne font jamais allusion à une telle réalité.

17Les critiques insistent […] sur l’originalité d’une œuvre qui se démarque des autres productions de son temps, tout en blâmant les incorrections et les essais de style. Lautréamont est souvent jugé comme un épigone des romantiques ou de Baudelaire, ou comme un héritier du roman gothique ou frénétique. […] La critique contemporaine de Ducasse, une critique de la perplexité, a hésité entre deux attitudes : rattacher l’œuvre à une tradition littéraire, ou conclure au non-sens pour ne pas s’avouer désemparée. (p. 216)

18Le mythe de la folie géniale de Lautréamont vient donc des périodes de réception postérieures à la mort de Ducasse. Pour ces périodes, il faut raisonner en termes de générations littéraires, pour lesquelles K. Saliou retient la définition suivante :

On parlera donc de génération, au sens chronologique et démographique, pour désigner le passage d’un cercle de lecteurs à un autre lorsqu’il y a écart chronologique et une rupture nette. […] On parlera encore de génération, au sens littéraire cette fois, pour désigner les écrivains qui, nés dans une période chronologique définie, partagent des valeurs et une conception de la littérature qui les amènent à pratiquer de l’œuvre de Lautréamont une lecture correspondant à leurs préoccupations. (p. 230)

19Les préoccupations de la première génération à recevoir Lautréamont après sa mort, celle des poètes belges de La Jeune Belgique, les amènent à retenir de Lautréamont la noirceur de ses images et son univers cauchemardesque… C’est de leur représentation du recueil que germe le mythe Lautréamont. Cette représentation est une représentation sociale ; K. Saliou montre bien qu’en tant que telle, ce n’est qu’une construction mentale stéréotypée élaborée par des individus sous l’influence de la pensée dominante — celle de leur temps ou de leur groupe. Aussi cite-t-on Les Chants de Maldoror dans les autres milieux belges, où une telle référence devient un signe d’adhésion et de« connivence » (p. 234) avec le groupe des jeunes littérateurs de l’époque.

20La seconde génération à recevoir le recueil, celle des symbolistes, est surtout menée par Huysmans, Péladan et Bloy, à qui les poètes de La Jeune Belgique ont envoyé des exemplaires. En tentant de schématiser la réception symboliste française des Chants de Maldoror, K. Saliou met en avant « un graphe avec soixante-huit points [symbolisant les acteurs de la réception] et plus d’une centaine de liens » (p. 241). En position de centralité, Bloy, Genonceaux (qui publie l’édition de 1890 du recueil), Le Mercure de France et Remy de Gourmont. Ce dernier agit d’ailleurs sans doute à titre de révélateur pour la plupart des lecteurs de la Belle Époque.

21En cette dernière période, les liens se multiplient encore davantage, à tel point qu’il est désormais possible d’affirmer que Ducasse n’est plus un poète inconnu. En proposant une cartographie en étoile et une autre en chaîne pour chacune des trois dernières époques, K. Saliou illustre la multiplication des lecteurs et l’élargissement du réseau qui se constitue autour de la réception de Lautréamont entre 1885 et 1917. Ces cartographies mettent en évidence la diffusion progressive du livre et montrent que les acteurs en position de centralité ont aussi souvent un certain prestige (Gourmont, Larbaud, par exemple). Contribuer au mythe de Lautréamont, issu d’une création collective dès lors qu’on le considère comme un « produit de civilisation » (p. 250), c’est ainsi revendiquer sa place dans le microcosme qu’est le réseau d’intellectuels. En effet, la réception des Chants est soumise aux relations entre les divers individus de cet espace social. Dans une lutte pour occuper une position centrale dans le champ littéraire, « la rivalité et les guerres de chapelles […] expliquent certaines réticences à parler des Chants de Maldoror » (p. 252). Mais, parler de l’œuvre, « c’est aussi se placer sous les projecteurs » (p. 252) et se placer en acteur de sa diffusion : les premiers lecteurs de La Jeune Belgique envoient ainsi le livre tout autant pour le faire connaître que pour attirer l’attention de Bloy ou de Péladan.

22K. Saliou reconnaît cependant que « ce réseau reconstitué est bien entendu une construction métaphorique. Les lecteurs de Lautréamont ne constituent pas un grand ensemble qui formerait, d’une façon consciente, un réseau reconnu comme tel » (p. 249). Il n’oublie pas non plus que certains lecteurs sont restés isolés ou ont pratiqué en secret la lecture de Lautréamont, comme c’est le cas pour Jarry : ceux-ci ne peuvent donc apparaître dans une analyse s’appuyant uniquement sur les réseaux sociaux.

Le Paris d’Isidore Ducasse : pour une nouvelle approche de l’homosexualité dans Les Chants de Maldoror

23Nous avons déjà évoqué le quartier d’Isidore Ducasse en ce qui concerne ses stratégies littéraires. Ajoutons aussi que le quartier de la Bourse est celui du microcosme des expatriés d’Amérique du Sud, ce qui a également pu influencer le choix de Ducasse : s’y trouvent en effet l’ambassade uruguayenne et la banque dans laquelle François Ducasse envoie, depuis l’Uruguay, son argent à Isidore. Enfin, ce quartier est aussi un lieu privilégié des milieux homosexuels :

La question de la vie amoureuse d’Isidore Ducasse reste l’un des grands mystères encore non-résolus de sa biographie. […] En revanche, celui qui a témoigné de sa compassion pour les pédérastes, dans une strophe très audacieuse pour son temps, a vu ses années de jeunesse parsemées de drames d’amitié qui semblent faire écho aux déceptions de Maldoror dans le domaine. À défaut de réponses définitives, l’étude du Paris gay de la fin du Second Empire nous éclaire également sur les rapports d’Isidore Ducasse à l’homosexualité. (p. 55)

24S’appuyant sur les mémoires de deux chefs de la brigade des mœurs, Louis Canler et Félix Carlier, K. Saliou relève, dès lors qu’ils correspondent au quartier de Ducasse, les lieux fréquentés par le microcosme homosexuel au xixsiècle. Canler, qui a dirigé le service de sûreté jusqu’à 1851, note dans ses Mémoires15 que ceux qu’il appelle les « persilleuses », des hommes qui « racol[ent] les passants avec leurs allures provocantes — visage rasé de près, cheveux longs, regards langoureux, voix féminine, redingote corsetée et souliers vernis — » (p. 70), fréquentent à la tombée de la nuit le Palais Royal et les passages, notamment celui des Panoramas, tout proche de la rue Vivienne et de la rue Notre-Dame-des-Victoires où Ducasse a habité. Carlier, chef de la brigade des mœurs à Paris entre 1860 et 1870, mentionne quant à lui dans différentes anecdotes qu’il rapporte dans ses Études de pathologie sociale16 le jardin des Tuileries, célèbre lieu de racolage surveillé par la police. C’est dans ce même jardin que Maldoror tient des propos étranges à un enfant, assis sur un banc, à la sixième strophe du Chant II. Carlier signale également un parcours type pour les homosexuels en quête de rencontre :

Généralement, les homosexuels parisiens commencent leur soirée sur les Grands Boulevards, fréquentant les théâtres ou les restaurants, seuls ou en bande. On les voit ensuite descendre la rue Vivienne et s’attarder sur la place de la Bourse, où ils font souvent, d’après les policiers, grand tapage. Ils s’arrêtent ensuite au Palais-Royal. […] Puis la promenade continue vers le jardin des Tuileries, […] et si l’on ne trouve toujours pas ce que l’on est venu chercher, on poursuivra jusqu’aux quais de Seine. (p. 73)

25« Tous ces lieux coïncident avec ceux mentionnés dans le Chant VI et fréquentés par Maldoror » (p. 73). Grands Boulevards, rue Vivienne, place de la Bourse, Palais-Royal : autant de lieux que Ducasse doit fréquenter au quotidien, lui qui a vécu rue Vivienne notamment, et qui se retrouvent dans l’itinéraire suivi par Mervyn au Chant VI. Pour la décennie suivante, la cartographie des arrestations portant contre les homosexuels établie par Wiliam A. Peniston dans Pederasts and Others. Urban culture and sexual identity in Nineteenth Century Paris17, montre que la majorité des arrestations se font dans ces mêmes lieux.

26Si K. Saliou n’a pas trouvé le nom de Ducasse dans les rapports de police portant sur les arrestations des homosexuels à l’époque de l’écrivain, et s’il lui est impossible de conclure de façon certaine à son homosexualité, il peut en revanche affirmer avec une quasi-certitude que le poète connaissait les lieux clés du Paris homosexuel, lieux dont il s’est servi dans son recueil. Au début du Chant VI, on lit une description de la rue Vivienne à la tombée de la nuit, et notamment de ses vitrines qui « étalent leurs richesses aux yeux émerveillés18 » ; or K. Saliou extrait la citation suivante des Archives de la Préfecture de Police de Paris datant de mars 1869, et montre le rôle clé des vitrines des Grands Boulevards dans le racolage homosexuel :

Les devantures des magasins d’estampes, de gravures et de tableaux des places et grands boulevards parisiens sont également des lieux de rencontres et de prostitution homosexuelles : « On y a remarqué comme toujours une réunion d’individus qui tout en feignant de regarder les gravures se racolaient entr’eux du geste ou de la voix »19. (p. 77)

27Les hypothèses de K. Saliou s’avèrent convaincantes : Ducasse, même si ce n’était que pour donner un parfum de scandale et de provocation à un ouvrage professant de chanter le mal, s’est fort vraisemblablement intéressé au microcosme homosexuel, dont il connaissait les lieux et les habitudes. Plus encore, il a parcouru l’Étude médico-légale sur les attentats aux mœurs d’Ambroise Tardieu, parue en 1857 et ayant fait l’objet de nombreuses rééditions. K. Saliou reformule la partie la plus discutée de l’ouvrage de Tardieu, dans laquelle celui-ci s’intéresse « aux signes qui permettent de reconnaître un pédéraste » (p. 66) : Tardieu s’appuie notamment sur des examens médicaux pour affirmer « qu’à la longue, la pratique de la sodomie modifie l’anatomie » (p. 67). Entre autres observations, il montre que « les plis de l’anus disparaissent » et que l’on observe chez les homosexuels des « ulcérations, hémorroïdes, fistules, blennorragie rectale, syphilis, chancres vénériens… » (p. 67). Autant de symptômes que Ducasse reprend dans le Chant V : il est question de l’écoulement du « pus blennorhagique [sic] » à la première strophe ; dans la cinquième, consacrée aux « pédérastes incompréhensibles », le narrateur évoque des « chancres vénériens » ou encore un « anus infundibuliforme », expression inventée par Tardieu. K. Saliou peut donc affirmer avec justesse que « l’emprunt […] d’un terme technique pour évoquer la pratique de la sodomie confirme l’intérêt que le jeune poète portait, sinon à la question homosexuelle elle-même, du moins à la littérature médicale » (p. 68).

28Cette partie sur le Paris homosexuel d’Isidore Ducasse nous paraît alors particulièrement pertinente et prometteuse pour la recherche. En effet, si K. Saliou reconnaît les incertitudes de ses hypothèses, celles-ci apparaissent cependant fondées et permettent aux commentateurs des Chants de Maldoror d’aborder l’œuvre selon de nouvelles perspectives.

*

29Dans un ouvrage qui fait preuve de beaucoup de clarté et de précision, Kevin Saliou aura donc réussi son pari : « corriger l’image communément répandue d’Isidore Ducasse en écrivain maudit et inadapté à la vie parisienne […] [grâce] à un travail d’ancrage dans la société de son temps » (p. 253). Le parti pris d’employer l’analyse des réseaux sociaux est réussi, notamment grâce à l’attention portée par l’auteur aux présentations des différentes thèses sociologiques. Si cette approche conduit parfois à quelques redites, l’ouvrage est didactique et lie de façon convaincante sociologie et approche littéraire. Proposer un tel essai, qui ne permet de faire émerger que des hypothèses et ne laisse pas place à la certitude (mais n’est-ce pas là la malédiction de tout critique ducassien ?) représente certes une prise de risque ; mais, avec rigueur et honnêteté intellectuelle, l’auteur livre néanmoins un propos convaincant qui enrichit certaines pistes déjà découvertes par les Ducassiens : les questions de la philosophie et de l’inspiration homosexuelle mériteraient notamment des études dédiées.

30D’autre part, en s’intéressant aux « quelques spécificités du réseau d’Isidore Ducasse » (p. 165-195), Kevin Saliou élargit la perspective ducassienne à l’ensemble du champ littéraire de la seconde moitié du xixe siècle. De la même façon, le chapitre qui propose une trentaine de noms du réseau du poète (p. 85-163) fait émerger des figures moins connues, en marge des revues et cercles d’influence parnassiens (à l’image de Louise Bader, directrice de La Revue populaire de Paris, dont le salon était fréquenté par des écrivains aujourd’hui oubliés [p. 112-114]).