Promenade en autonymie, dans l’importante étrangeté du langage
1Le recueil d’articles Parler des mots sollicite divers champs de la linguistique sur la question de l’autonymie, à la suite des travaux de J. Rey-Debove et J. Authier-Revuz. Il se présente comme un échantillon du colloque SYLED (EA Systèmes linguistiques, énonciation et discursivité) organisé à l’Université de Paris-III en 2000, dont on peut consulter les communications à l’url <http://www.cavi.univ-paris3.fr/ilpga/autonymie/actes.htm>.
2« Comment l’autonymie vient au discours » (7), quelle est « la place [que font divers types de discours] au fait autonymique » (17), telle est la question centrale de ce volume consacré à la « pierre angulaire » (Benveniste) de la fonction métalinguistique propre au langage naturel, l’autonymie, ou quand le signe renvoie au signe : « prenez un signe, parlez-en, et vous aurez un autonyme » (Rey-Debove, citée p. 70). J. Authier-Revuz a ajouté les notions de connotation et de modalisation autonymiques, dans le vaste champ de la représentation du discours. D'où le titre Parler des mots, intitulé général qui suggère de multiples manières de prendre le langage pour objet. La perspective linguistique de l’ouvrage, elle-même restreinte au rapport entre autonymie et discursivité, masque à la fois la remarquable diversité des communications et l’accessibilité du propos, où l’initié ne manquera pas de trouver matière à glaner.
3La linguistique se présente à la fois comme science fondatrice des sciences humaines et comme un domaine éclaté, perpétuellement en cours de constitution et de spécialisation entre morphologie et syntaxe, lexicologie, sémiotique, sémantique, pragmatique, stylistique, sociologie, psychologie, ou didactique, entre autres. L’approche « circonscrite » (7) choisie module déjà la sémiotique et la linguistique énonciative, grand écart prometteur. Quels sont les précurseurs et présupposés propres à l’étude de l’autonymie en discours ? La grande majorité des contributeurs se placent sous la tutelle de J. Rey-Debove et J. Authier-Revuz, faisant remonter à une trentaine d’années ce jeune domaine de recherche qu’est le « fait autonymique ». Hjelmslev, Carnap et Quine affleurent, en tant que pourvoyeurs terminologiques de la récente discipline, et Saussure et Lacan fournissent un substrat de présupposés théoriques, avec et contre la notion de signe dont l’autonymie comme miroir linguistique est inséparable.
4Sans prétendre disséquer en béotien ces tiraillements théoriques, on comprend au vu du paratexte combien l’éclectisme et le formalisme se partagent l’étude du métalangage, et de l’autonymie en particulier. L’avant-propos de J. Authier-Revuz et la postface de J. Rey-Debove pourraient se substituer à ce compte-rendu ; il s’agit de tentatives complémentaires de délimiter, justifier, et apprécier le champ balayé. J. Rey-Debove entend renforcer la légitimité de la sémiotique et de l’autonymie, qui aurait besoin pour se justifier de se poser comme fondement du métalangage, lui-même fondement du langage naturel. Cette sorte de repli essentialiste amène J. Rey-Debove à contester les notions qui prolongent sa propre recherche, dont « usage et mention » et « réflexivité », à définir négativement le champ du métalangage, par réfutation et par exclusion (illustrant en cela la charge polémique et axiologique souvent associée au dialogisme interlocutif). J. Authier-Revuz en revanche essaie de synthétiser (en dix points) l’exploration partielle que propose le collectif, en un geste qui reflète la multiplicité des problématiques et les rapprochements fructueux et comme fortuits qui se font jour, suivant le fil ténu d’un « parcours » des aspects de l’autonymie jusqu'aux frontières du discours, de la langue à « lalangue ».
5Comment résumer le contenu de ce volume de mélanges suggestifs et stimulants sur l’autonymie ? La table des matières regroupe vingt-deux essais en sept parties plus ou moins nettes, globalement : des discours sur la langue (au Moyen-Age I, en linguistique II, dans la pratique interrogeant la langue III) à ceux sur l’interlocution (discours direct IV, dialogisme V) puis l’interdiscours (du déjà-dit VI à l’inconscient VII)
6La première partie I. Ancrages dans l’histoire ne contient que le riche essai d’I. Rosier-Catach, « La suppositio materialis et la question de l’autonymie au Moyen-Âge » (21-55). Il synthétise des considérations de philosophie et de logique médiévales à partir d’exemples équivoques de grammaire latine, à comprendre selon à la notion d’imposition des noms, la « supposition matérielle » recouvrant globalement la notion d’autonymie, le mot pris hors de la référenciation. À la lumière d’Augustin, des terministes, d’Abélard et de Bacon s’éclaire le statut ontologique du nom au Moyen Âge, dont les ratiocinations s’avèrent étonnamment modernes.
7La deuxième partie II. Balisages dans le champ contemporain, situe l’autonymie entre logique et grammaire, sémiotique et énonciation. Dans « Autonymie, dénomination et fonction métalinguistique » (59-66), I. Tamba met en relief la perspective logicienne pour mieux contester le statut (méta)nominal de l’autonyme, de forme iconique et « décatégorisée » (64) selon elle, « quatrième mode de référenciation » (65).
8Le lecteur novice gagnerait à commencer par la contribution de J. Authier-Revuz, « Le fait autonymique : Langage, langue, discours : quelques repères » (67-96). L’auteur y inventorie efficacement les points d’application de la notion. Des considérations générales sur la réflexivité langagière précèdent des définitions linguistiques, sémiotiques et énonciatives autour de l’autonymie ; vient ensuite le fonctionnement de la connotation et de la modalisation autonymique, modes complexes et « opacifiants » de dire – autant de termes abondamment employés par ailleurs – avant un rappel des propriétés grammaticales (nominalisation en contexte) et sémantiques (blocage de l’homonymie) de l’autonymie au sens strict, sa valeur en discours direct et enfin l’étendue de la modalisation autonymique en discours, « suspens réflexif » (89) et dialogique, révélateur de « non-coïncidences » du dire.
9La troisième partie, III. L’autonymie dans des discours sur la langue remonte au métalangage proprement dit. « Les exemples dans le discours grammairien de l’âge classique » (99-111) permettent à J.-M. Fournier de montrer sur un vaste corpus « un cas de fonctionnement discursif de l’autonymie » à partir des effets de « liage » , d’articulation souple du cadre normatif et de l’exemple, pouvant aller jusqu’à un nivellement des deux plans énonciatifs, polyphonie proscrite des grammaires plus tardives. Dans « Autonymie et néologie » (113-122) F. Cusin-Berche et M.-F. Mortureux analysent l’autonymie des néologismes comme marquage de « mots possibles », de signes « candidats à la lexicalisation » ; le passage à la référence mondaine demande une « conversion » (118) de la signifiance dont prend acte le discours, qui « fait retour sur la langue » (122) via la néologie et sa négociation mondaine, communautaire. C. Gomila examine ensuite « L’autonymie en classe de lecture » (123-135), ou le passage entre l’écrit et l’oral fait objet d’une monstration appuyée de l’enseignant, avec un métalangage élémentaire (mot/dire/lire, déictiques) ; le sens du dédoublement énonciatif se transmet, et l’usage autonymique permet de parler des signes dans toutes leurs dimensions. L’article d’A.-C. Berthoud, « Autonymie et construction interactive des objets de connaissance » (137-150) montre l’intrication des opérations (méta)linguistiques qu’engendre une co-construction des objets de savoirs, inséparable d’une réflexion sur les mots, d’un travail complexe qui témoigne d’un continuum des processus de catégorisation, où l’autonymie « se trouve en position médiane » (150).
10On en vient en quatrième partie au décrochement énonciatif : IV. De l’autonymie du discours rapporté direct. M.-T. Charlent analyse « L’autonymie dans le discours direct » (153-161) pour nuancer l’idée de littéralité du segment cité ; dans cette mention/monstration d’énoncé, la référence reste virtuelle : le signifié mondain est second, et le signifié global double car d’abord rapporté au signe. La « démarche de terrain » (163) de M.-A. Mochet l’amène à distinguer les représentations de re/de dicto plutôt qu’en usage/mention pour les énoncés parémiologiques et le discours représenté « prototypique », non-textuel (« Mention et/ou usage : discours direct et discours direct libre en situation de type conversationnel », 163-174). « Le discours direct dans les journaux télévisés français et allemands » (175-183) est interprété par P. von Münchow sous l’angle de la monstration du discours (de la galerie d’art au musée des horreurs) à effet d’« authentification et de dramatisation » (181), l’impression de proximité dissimulant la distance énonciative qui le produit. Aux franges du discours direct enfin, S. Delesalle fournit « Quelques remarques sur le domaine de l’autonymie dans l’écriture romanesque » (185-190) centrées autour du soin que met Colette à marquer les décalages énonciatifs dans ses romans : l’endophasie des personnages s’exprime essentiellement chez elle par la modalisation autonymique, au contraire de chez Proust ou Sarraute.
11V. Dialogue et auto-dialogisme : l’autonymie dans l’entre-deux du dire regroupe cinq communications ayant trait à l’interlocution : R. Attié Figueira introduit dans le recueil la psycholinguistique, avec « La propriété réflexive du langage : quelques manifestations du fait autonymique dans l’acquisition du langage » (193-204). Elle relève, dans des interactions enfant/adulte, des rectifications, notamment sur le genre, qui expriment une non-coïncidence du dire ressentie et thématisée par l’enfant, et ce dès avant quatre ans. « L’autonymie dans la construction des objets de discours » (205-215) occupe F. Sitri. Il souligne l’importance du jugement d’adéquation et de l’axiologie en général dans le processus métadiscursif visant à définir un objet, en l’occurrence le mot propagande dans le règlement intérieur d’un lycée. J.-M. Granier analyse dans le dialogue marivaudien la « reprise en écho » (de re ou de dicto), où l’autonymie porte une forte charge émotive et polémique, la prosodie venant renforcer l’effet de distance, préparer l’altération des mots de l’autre qu’implique cette concaténation (« Faire référence à la parole de l’autre : quelques questions sur l’enchaînement « sur le mot » chez Marivaux », 217-231). M. Perret aborde le roman courtois dans « Autonymie et boucles réflexives, première attestations en Français » (245-254) ; une typologie succincte repère l’autonymie dans les titres d’œuvres, les noms propres et désignations féminines, en plus du discours direct et du monologue intérieur ou l’auto-dialogisme se révèle par des boucles réflexives, jugements opacifiants souvent aléthiques ou moraux. Retour à la communication courante avec C. In-Bong qui étudie le clitique -lako caractéristique des « Marqueurs de la modalisation autonymique en coréen » (245-253); placé après un nom ou un discours direct, et fréquemment couplé avec une modalisation autonymique (à verbe énonciatif), -lako signale une énonciation représentée, à valeur dénominative ou argumentative (non-coïncidence), de la plus implicite à la plus explicite.
12VI. Le déjà-dit à fleur du dire traite plutôt de l’appropriation subjective et idéologique des mots dans l’interdiscours. « Révolutionnaire autonymie » (257-269) d’A. Steuckardt s’intéresse aux réfutations de l’adversaire chez les patriotes de la Révolution. Le « grief d’inadéquation des mélioratifs » (258) l’emporte ; le « topos de l’abus des mots » prend des formes syntaxiques variées, notamment avec le verbe « appeler » ou le marqueur « ci-devant », qui engagent une critique axiologique du discours de l’Ancien Régime. « Un paradoxe énonciatif : la connotation autonymique représentée dans les "phrases sans paroles" » (271-280) d’A. Rabatel nous ramène à l’interprétation textuelle, et à la narratologie énonciative. Dans la construction du point de vue interne et du jugement externe, une distance peut émaner de la stéréotypie montrée (par une répétition qui met l’accent sur le préconstruit en particulier), des segments non marqués portant alors une « connotation autonymique représentée » (280). L. Perrin travaille l’articulation entre langue et discours dans « Citation, lexicalisation, et interprétation des expressions idiomatiques » (281-291). Si l’on envisage les expressions idiomatiques comme conversion de figures de rhétorique en syntagmes figés, la citation peut jouer comme « vecteur de transition » diachronique (281) entre sens lexical et emploi figural. La modalisation autonymique rééquilibre les expressions « faibles » (plutôt figurales) et « fortes » (plutôt lexicalisées), l’énonciateur les tirant respectivement vers l’idiomatisation (valeur « descendante ») ou vers la signification compositionnelle et figurale (valeur « ascendante »). « Langue de bois et fait autonymique » dans un corpus journalistique occupent G. Petiot, qui éclaire le décryptage nécessaire à l’effet autonymique, et le lectorat « en feuilleté » qu’impliquent des énoncés politiques sans marquage externe, lisibles en transparence hors de positions polémiques. D’après l’auteur, la langue de bois traduit pour le récepteur une abusive opacité référentielle, alors que le décryptage différencié renforce les communautés discursives.
13En dernier lieu, dans VII. Inconscient et autonymie, l’apport de la psychanalyse interroge la définition du mot et du signe au fondement de l’autonymie. I. Fenoglio étudie les lapsus corrigés à l’aide de « connecteurs de rectification » (309) qui font du lapsus un autonyme réflexivement montré, ce qui accroît la distance au mot échappé, l’effet d’hétérogénéité représentée (« L’autonymie dans les rectifications de lapsus », 307-316). Enfin dans « Freud et l’autonymie » (317-333) M. Arrivé étend à l’analyse freudienne du rêve et du tabou l’aphorisme lacanien « il n’y a pas de métalangage ». Mots oniriques et objets tabous (exemple du blasphème) incarnent un nivellement, une suspension des dichotomies sémiotiques, et donc de la séparation métalinguistique qui fonde l’autonymie (324) ; les mots du rêve et du rite révèlent plutôt une densité, un étroit rapport du langage à l’inconscient, qui s’appréhende par le langage, lui-même plus qu’un système de signes.
14On aura saisi au terme de cet aperçu lapidaire des contributions la diversité des axes de recherche et des types de discours pour lesquels l’autonymie se révèle opératoire, même si la (re)définition des notions parasite parfois le propos, cause un vertige métalinguistique indéniable et sans doute inévitable. Il s’agit bien d’un « parcours » (J. Authier-Revuz, 8,11) lui même évidemment foisonnant d’autonymes, d’une promenade en bonne compagnie à travers l’autonymie, du discours le plus quotidien au plus technicien. Pour une lecture tabulaire ou sélective, le lecteur dispose de deux index des noms et des notions très fournis – l’index des notions forme à cet égard un précieux outil de travail, de même que la bibliographie transversale allant jusqu’en 2003. Nul doute de la portée interdisciplinaire d’une telle entreprise, accessible, encore une fois, à un large lectorat en lettres et sciences humaines et sociales, et de sa valeur à l’heure où le statut institutionnel des sciences du langage est mis en question. Pour faire un peu plus que parler des mots, participons au collectif « Sauvons les sciences du langage », http://infolang.u-paris10.fr/sauvons-sdl/
15Le plan du recueil suggère une combinatoire ramifiée aux multiples rapprochements possibles. Les nôtres sont à prendre comme regard de non-spécialiste amoureux des mots, et en écho à l’Avant-propos.
16Dans une optique comparative (historique et géographique) on pourrait rapprocher I. Rosier-Catach, J.-M. Fournier, M. Perret et C. In-Bong qui montrent le durcissement progressif et relatif de la catégorisation formelle (grammaticale puis linguistique) – le guillemet, marqueur d’ailleurs en soi équivoque, n’entre véritablement en usage qu’à partir du XVIIe siècle, nous rappelle M. Perret (240). La conceptualisation croissante masque un continuum que J. Rey-Debove renie pour sa part. Elle situe de même aux marges les approches de l’implicite, dont S. Delesalle et A. Rabatel, pour qui la modalisation et la connotation autonymiques valent comme consigne d’interprétation énonciative dans la représentation narrative du point de vue. Le continuum du langage au métalangage apparaît à l’examen d’interactions verbales ayant pour objet (non exclusif et non abstrait) le langage, que cela concerne la co-construction de l’objet même (A.-C. Berthoud, F. Sitri), la conscience linguistique infantile (C. Gomila, R. Attié Figueira), les rectifications immédiates (R. Attié Figueira, I. Fenoglio) ou encore l’interdit métalinguistique (M. Arrivé). Cette négociation graduelle et plus ou moins marquée de l’hétérogénéité discursive trahit un va-et-vient, une souplesse ad hoc (cf. la relation réciproque entre lexème et autonyme selon L. Perrin sur les expressions idiomatiques, ou F. Cusin-Berche et M.-F. Mortureux sur les néologismes).
17F. Cusin-Berche et M.-F. Mortureux parlent justement de « conversion » des mots entre lexique au énoncé, or le volume regorge de métalangage dynamique: « processus », « articulation », « fonctionnement » etc. sont d’emploi récurrent. Cette tendance interroge l’autonymie selon la productivité, les actes et les effets de langage qui la font exister, sans illusion intentionnelle mais au-delà de la modélisation, de la taxinomie systématique et du dualisme stable rêvé par le sémioticien. La subjectivité, l’intersubjectivité et l’altérité font résistance à la rationalisation typologique aboutie (on remarquera accessoirement qu’aucun rédacteur ne réfère à H. Meschonnic). Ces termes dynamiques expriment plus que le fait l’effet autonymique qui marie monstration et distanciation, opère une sorte de semi-actualisation attirant l’attention (d'où une concrétude volontiers dramatique ou polémique, comme dans le langage médiatique et politicien dont traitent P. von Münchow, A. Steuckardt et G. Petiot, ou la présente phrase) : « surgissement », « écart », « pause », « arrêt-sur-mot », ou encore « révélateur » renvoient à un double mouvement, un surgissement maîtrisé qui dessine un entre-deux. Le continuum évoqué, ainsi que les omniprésentes métaphores dont ne peut se passer la science du langage (matérialité, transparence/opacité, discret/dense, décrochement/liage, fort/faible etc.) sans cesse occupée à définir son objet, inspirent in fine, sans diminuer la valeur des analyses de détail et la conscience linguistique accrue qu’elles traduisent et induisent, d’humbles réflexions philosophiques devant notre besoin rationnel des dichotomies et des querelles de mots (cf. A. Compagnon à propos de la théorie littéraire dans Le Démon de la théorie, et naturellement les auteurs médiévaux cités par I. Rosier-Catach). Ce vertige intellectuel ne serait-il pas apte à nous rappeler que dans le « parlêtre » (69) « le mot tient au corps » (329) ? Peut-être d’autant plus qu’il se montre mot. « Nous ne sommes hommes, et nous ne tenons les uns aux autres que par la parole », disait un illustre adepte du fait autonymique.