Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Mai 2022 (volume 23, numéro 5)
titre article
Graziella De Matteis

Des témoins aux non‑témoins : écritures de la troisième génération

From witnesses to non-witnesses: writings of the third generation
Aurélie Barjonet, L’Ère des non‑témoins. La littérature des « petits‑enfants de la Shoah », Paris, Kimé, 2022, 364 p. EAN : 97823807204721.

1Avec L’Ère des non‑témoins. La littérature des « petits‑enfants de la Shoah », titre qui fait référence à celui d’Annette Wiervioka1, Aurélie Barjonet nous livre un aperçu minutieux sur les écrits de la troisième génération, celle des « petits‑enfants de la Shoah ». Cette génération prend souvent la plume, parfois en ayant recours à la fiction, pour questionner cet événement historique et ses effets sur le présent. Les œuvres traitant de la Shoah sont nombreuses et à l’origine de diverses polémiques sur lesquelles Aurélie Barjonet revient. Dans cet essai, elle propose un état des lieux de la littérature de la troisième génération, par le biais d’un corpus tout à fait disparate, composé de vingt‑deux livres, parus entre 2006 et 2012. Fictions, autofictions et non‑fictions/biographies s’y entrecroisent et nous donnent une vision aussi globale que détaillée de ces écrits.

De génération en génération : vers l’« ère des non‑témoins »

2À partir du procès Eichmann s’ouvre « l’ère des témoins », nous dit Annette Wiervioka. C’est que le témoignage devient, en plus d’un besoin individuel pour les survivants, une nécessité sociale. Or, notre siècle connaît la disparition des derniers témoins directs de la Shoah, la littérature se voit donc chargée d’un rôle très important dans la transmission de cette mémoire et son interrogation. Cette tâche est ainsi prise en charge par ce qu’on a longtemps appelé la « génération d’après », qui, comme le rappelle l’essayiste, tire son nom du documentaire de Robert Bober. De fait, l’un des principaux fils rouges de la chercheuse est bel et bien cette notion, cette dimension générationnelle qui occupe la période contemporaine. Si la formule « génération d’après » est d’abord utilisée de façon générique pour « parler des descendants », Aurélie Barjonet nous rappelle qu’il existe maintenant cinq générations qui écrivent : « la génération 1,5, la deuxième génération, la génération 2,5, la troisième génération et la quatrième génération » (p. 34).

3Alors que paraissent, dans les années 70‑80, des œuvres littéraires très importantes sur la Shoah, comme La Place de l’étoile de Modiano ou W ou le souvenir d’enfance de Perec, très rapidement, cette deuxième génération (ou génération 1,5 pour Perec) se retrouve contemporaine de la troisième génération qui « commence à prendre la parole au début des années 2000 » (p. 47). Les Disparus de Daniel Mendelsohn (2006) occupe une place particulière en raison de son influence sur certains écrivains de la troisième génération. Bien sûr, les frontières entre la deuxième et la troisième génération sont poreuses et les écrits de la troisième génération ne rompent pas fondamentalement avec les textes de la génération précédente, au contraire :

Les auteurs issus de la troisième génération n’écrivent pas de manière radicalement différente par rapport à ceux de la deuxième : eux aussi s’appuient sur les écrivains de la modernité, eux aussi ont l’impression de ne rien avoir à dire sur cet événement et pourtant d’en subir les effets. (p. 61)

4Pour son essai, A. Barjonet fait le choix d’un corpus de vingt‑deux livres. Au sein de celui-ci, elle distingue les textes de descendants et d’héritiers. Pour clarifier son propos, elle explique que les petits‑enfants descendants sont « des auteurs d’origine juive qui ont enquêté sur leurs ancêtres et en ont ramené un récit plus ou moins haletant ou un récit plus ou moins fictif » (p. 15). Les héritiers par contre, sont des « auteurs juifs et non‑juifs qui n’ont pas enquêté sur leurs ancêtres et ont pourtant fortement contribué à rendre la troisième génération visible » puisque « pour eux aussi, la Shoah fut l’époque de leurs grands‑parents, et eux aussi ont été obsédés par l’événement, mais différemment » (p. 16). Alors que les héritiers « choisissent de donner de l’importance à la mémoire de la Shoah », les descendants « n’ont pas le choix, c’est leur mémoire familiale et ils écrivent là‑dessus » (p. 16). Pour les deux, il est donc important, voire nécessaire, d’écrire sur la Shoah, même si leur posture face à cet événement et les enjeux sont différents. Certains descendent directement de victimes juives, d’autres s’imprègnent de l’Histoire contemporaine et de la vie de leurs grands‑parents. Mais descendants et héritiers forment un même ensemble, qu’A. Barjonet nomme « les petits‑enfants de la Shoah ». Si de prime abord cette formule peut sembler paradoxale puisqu’elle induit l’idée d’une certaine filiation, elle n’en demeure pas moins pertinente par son efficacité : le terme désigne les personnes dont les grands‑parents ont vécu pendant la Shoah. Parmi les textes des « petits‑enfants de la Shoah », héritiers ou descendants, A. Barjonet distingue d’ailleurs trois types : les enquêtes archéologiques, les fictions de témoignage et les histoires croisées.

5La première catégorie correspond aux écrits, fictionnels ou non, dans lesquels le narrateur enquête sur l’histoire de sa famille. C’est notamment le cas de Les Disparus, mais aussi de C’est maintenant du passé de Marianne Rubinstein, Histoire des grands‑parents que je n’ai pas eus d’Ivan Jablonka ou encore Démon de Thierry Hesse. Les enquêtes archéologiques visent toutes à restituer, à leur manière, un savoir construit de bribes et de faits. Certains choisissent la voie de la fiction qui permet notamment de combler des lacunes. C’est par exemple le cas du texte de Thierry Hesse, dans lequel le narrateur va à la rencontre des bourreaux et des victimes. Avec L’Origine de la violence, Fabrice Humbert préfère l’autofiction à la fiction. D’autres refusent la fiction, comme Ivan Jablonka qui nous offre une « enquête exhaustive d’historien sur ses propres ancêtres » (p. 159) ou Marianne Rubinstein qui ne manque pas de « mettre en valeur le côté lacunaire de son enquête » (p. 161) en utilisant le silence, notamment par le haïku, forme poétique courte qui repose sur le blanc. En tout cas, quelles que soient leurs formes, les fictions de témoignage participent d’une « éthique de la restitution2 ».

6La seconde catégorie, celle des « fictions de témoignages », désigne les textes dont le narrateur, fictif, est un témoin historique qui raconte les événements. Ils font donc aussi bien parler des victimes que des bourreaux ou des héros, « la fiction [y] est souvent revendiquée à travers l’invention d’improbables narrateurs » (p. 24). C’est le cas du roman très polémique de Jonathan Littell, Les Bienveillantes, qui met en scène le témoignage de Maximilien Aue, un personnage nazi franco‑allemand. Parmi les fictions de témoignage, nous pouvons aussi compter Jan Karski de Yannick Haenel, Zimmer d’Olivier Benyahya ou encore Pour mémoire de Mazarine Pingeot, qui représente un enfant traumatisé par le visionnage de Nuit et Brouillard (Resnais) et rendu anorexique par l’intériorisation de la Shoah.

7Enfin, les « histoires croisées » sont des écrits à la structure narrative complexe puisqu’elles mêlent plusieurs trames. Aurélie Barjonet évoque notamment HHhH de Laurent Binnet. Ce roman décrit l’Opération Anthropoïde, qui visait à assassiner Reinhard Heydrich. La figure auctoriale s’y exprime par le biais d’un journal de bord afin de prendre des distances avec l’usage même de la fiction. Ce journal de bord est donc entremêlé au récit historique. Parmi les histoires croisées, l’essayiste place également Nuit ouverte de Clément Boulouque, Csillad de Clara Royer où une petite‑fille de rescapée découvre que sa grand‑mère a menti sur son histoire, mais aussi La Réparation de Colombe Schneck ou Max en apparence de Nathalie Skowronek. De plus, grâce à leur structure narrative, les histoires croisées accordent une importance très particulière à l’écriture de soi, qui est omniprésente.

Nouvelle ère, nouveaux enjeux

8Selon A. Barjonet, nous sommes aujourd’hui entrés dans l’« ère des non‑témoins ». L’essayiste nous explique qu’une nouvelle ère induit nécessairement de nouveaux enjeux. La chercheuse affirme à ce sujet :

Les textes sont également pleinement dans leur temps, c’està‑dire qu’ils s’inscrivent dans une série de tendances actuelles : revenir au réel, après une période intransitive (Roland Barthes), mais de manière conscience et critique ; adopter la forme de l’enquête pour se mettre en scène en tant qu’écrivain collectant, organisant, commentant son savoir ; ou encore écrire en historien avec son “je”. (p. 22)

9Cette période se caractérise d’ailleurs par une attitude relativement critique envers les écrits des « petits‑enfants de la Shoah ». Depuis son apparition, « la littérature de la troisième génération donne lieu à plusieurs débats et polémiques » (p. 199).

10Or, certains des enjeux ne sont pas nés avec la troisième génération. Parfois très anciens, leur réactualisation est essentielle. C’est notamment le cas de l’usage de la fiction, qui fait débat quand il s’agit d’écrire la Shoah. Certains choisissent cette voie, d’autres se refusent catégoriquement à l’invention. Cette divergence de positions se pose déjà pour la génération des survivants, notamment entre la littérature et le témoignage. Dans Un Juif, aujourd’hui, Elie Wiesel écrit :

Eh bien, au risque de vous choquer, je vous dirai que la littérature dite de l’Holocauste n’existe pas, ne peut pas exister. Avec le recul d’une génération, on peut encore le dire, on peut l’affirmer déjà : Auschwitz nie toute littérature comme il nie tous les systèmes, toutes les doctrines ; l’enfermer dans une philosophie c’est le restreindre ; le remplacer par des mots, n’importe lesquels, c’est le dénaturer. La littérature de l’Holocauste ? Le terme même est un contresens3.

11Pour Elie Wiesel et certains de ses contemporains, seul le témoignage est acceptable4. Ceci s’explique notamment par le fait que la réception des témoignages en faisait davantage des documents que des œuvres5. Pourtant, cette antinomie fut progressivement dépassée, notamment par la naissance d’une littérature testimoniale qui n’hésitait pas à user de la fiction (Piotr Rawicz, Anna Langfus). Mais cela posait problème pour certains défenseurs de la vérité, tant sur le plan historique que sur le plan éthique. L’utilisation de la fiction est encore l’objet de désaccords aujourd’hui. A. Barjonet soutient que les « non‑témoins sont sommés de s’en tenir aux faits, de surtout “ne jamais ajouter pour être cru, pour rajouter de l’horreur à l’horreur réelle, pour enjoliver, ne jamais ajouter un détail qui puisse être pris comme cible par les négationnistes, par les révisionnistes” » (p. 29). Les termes empruntés à J. Semprun nous signalent ici la dimension éthique du rejet de la fiction, qui a également été source de débat dans le domaine cinématographique6, puisque elle relève, intégralement ou en partie, de l’invention. Ceci affecte la représentation de la Shoah : la fiction soulève la question de ce qui est représentable ou irreprésentable, dicible ou indicible mais elle induit également la possibilité d’une identification avec les personnages, sur laquelle A. Barjonet revient.

12Au sein de la troisième génération, certains choisissent pourtant la littérature d’imagination, comme Humbert ou Hesse, d’autres la rejettent, comme Rubinstein et Jablonka. Thierry Hesse est tout à fait « transparent sur sa méthode » (p. 158), la part d’invention du texte est assumée et « associée à un outil de connaissance » (p. 158). Des écrivains comme Mazarine Pingeot (Pour mémoire), Karine Tuil (Six mois, six jours) ou Olivier Benyahya (Zimmer) poussent d’ailleurs l’usage de la fiction à son paroxysme, avec des narrateurs « peu crédibles » (p. 171). L’auteure de C’est maintenant du passé par contre, évoque une forme de répulsion à l’idée de « fabriquer » : « dès qu’il fallut commencer, l’idée d’imaginer, d’inventer, de compléter sur cet événement historique particulier m’a insupportée7. » La fiction est souvent associée au faux. « Le complet, c’est le mensonge8 » écrit Marianne Rubinstein, citant George Steiner.

13Pour clarifier ce débat, A. Barjonet a l’intelligence de revenir sur certains points qui révèlent une mauvaise compréhension de la fiction. Tout d’abord, avec un corpus majoritairement fictionnel, l’essayiste soutient que la fiction « n’est pas un vecteur privilégié d’identification », (p. 300) ce qui jusque‑là pouvait faire débat, notamment avec « l’idée que la fiction contamine les esprits faibles. » (p. 308) À ce sujet, elle ajoute que la fiction « n’est pas non plus un dangereux outil de propagande » (p. 300) en se détachant notamment de l’idée selon laquelle les parts d’invention pourraient automatiquement servir à alimenter le négationnisme. En effet, la chercheuse atteste, à juste titre, que « fictionner n’est pas tromper » (p. 300), notamment parce que « l’idée d’une fiction‑mensonge correspond à une très ancienne définition de la littérature (celle d’Aristote) dont les fonctions étaient d’émouvoir, d’instruire ou de divertir » (p. 300). De plus, pour surmonter les a priori autour de l’identification, A. Barjonet met également à distance l’idée reçue selon laquelle un bon livre nécessite pour le lecteur de pouvoir se mettre à la place du personnage : « Lire, ce n’est pas (seulement) s’identifier. » (p. 305) L’exemple du livre de Jonathan Littell est, en ce sens, tout à fait pertinent. Les Bienveillantes, source de nombreuses polémiques, critiquée « en tant que fiction dangereuse » est, comme nous le dit l’essayiste, « loin de la lecture réaliste » (p. 305) qui susciterait l’identification du lecteur. A. Barjonet défend l’idée que « le savoir du texte dépasse celui du personnage et de l’auteur » (p. 305). Par un système d’interaction entre le texte et le lecteur, le roman de Littell devient un « texte ouvert pour le lecteur volontaire à l’interprétation » (p. 307). Les arguments d’A. Barjonet permettent donc de ne pas exagérer, voire diaboliser, les effets de la fiction sur le lectorat.

Une littérature du « malgré tout »

14« Écrire malgré tout » signifie autant vouloir « tout savoir, tout retrouver, tout raconter, tout comprendre » (p. 19) en ayant conscience de l’impossibilité d’un tel projet. Les écrivains ne sont pas réellement dépositaires d’un legs puisque ce dernier est bien souvent absent, tabou ou lourd à porter. Il faut donc écrire malgré le sentiment de dépossession, malgré le sentiment d’illégitimité à s’approprier une histoire qui n’est pas directement vécue, malgré « l’échec programmé de leur entreprise » (p. 22). En effet, les petits‑enfants de la Shoah « écrivent sur des faits historiques que leur propre vécu d’épargnés ne les dispose pas à comprendre » (p. 188). C’est dans cette perspective que se mettent en œuvre, dans leurs écrits : « 1) leur illégitimité, 2) la distance qui se creuse avec leurs ancêtres à mesure qu’ils les découvrent, et 3) leur texte comme un résultat par défaut, voire un échec. » (p. 188) A. Barjonet met ainsi en lumière le sentiment d’illégitimité, partagé par de nombreux auteurs : « Quelques écrivains “petits‑enfants de la Shoah” ont dû lutter pour avoir le droit de conquérir l’héritage de leurs grands‑parents, alors même qu’ils se sentaient désignés pour le faire ou légitimes à le réclamer. » (p. 54)

15Marianne Rubinstein, par exemple, a dû attendre l’autorisation de son père9 pour écrire sur ses grands‑parents. De même, dans le livre de Fabrice Humbert, « le père nie d’abord être le fils (illégitime) d’un déporté puis lui interdit de raconter cette histoire » (p. 55). À travers l’exemple de F. Humbert, l’essayiste nous montre la complexité des relations entre la deuxième et la troisième génération, entre les parents et les enfants. Dans la continuité de ce propos, la chercheuse écrit : « En réalité, même quand la relation se passe bien, la génération 1,5 gêne un peu la génération 2,5 dans ses recherches. » (p. 57) Alors que les petits‑enfants de la Shoah « sont curieux de tout » (p. 57), les auteurs de la seconde génération « sont encore enfermés dans la douleur » (p. 57). C’est ainsi que s’illustrent toutes les difficultés de la transmission auxquelles les écrivains de la troisième génération doivent faire face.

16Outre le sentiment même d’illégitimité, « le “malgré tout” va de l’expression des scrupules à l’aporie assumée. Cela consiste à se montrer comme un héritier critique, c’est‑à‑dire à savoir que ni l’héritage de la Shoah ni la littérature que l’on va proposer sur un tel sujet ne vont de soi » (p. 63). Pour les écrivains de la troisième génération, la plénitude textuelle en elle‑même n’est pas évidente, même si elle est parfois souhaitée. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle certains écrits se construisent sur des blancs. C’est le cas de Marianne Rubinstein que nous avons déjà mentionné, mais aussi d’Anne Gorouben : 100, boulevard du Montparnasse est un cahier dessiné dans lequel cette dernière « place toujours un dessin sur la page de droite et un texte sur la page de gauche » (p. 65). Or, sur la page de texte, le blanc est prédominant, ce qui place le dessin en première position.

17Enfin, écrire malgré tout, c’est écrire en ayant conscience que la littérature n’est pas cathartique, qu’elle ne répare pas le passé. Toutefois, si la « littérature n’a pas de pouvoir de réparation », « grand est aujourd’hui le désir de réparer le passé, ou de croire qu’on peut le réparer. Cela vient de la foi en une parole forcément libératrice et apaisante. Et cela vient aussi d’une confusion qui consiste à penser que la mémoire collective peut se traiter comme la mémoire individuelle » (p. 253). « L’historien ne peut pas soigner le passé. Cela vaut aussi pour l’écrivain » (p. 252), résume alors A. Barjonet. Or, ce qui ne peut être réparé, ce sont bien sûr la disparition des ancêtres, la cruauté de leur mort et l’injustice des événements. Rappelons‑le, « la reconnaissance, par l’État français, des crimes de Vichy, et les réparations financières qui en ont découlé, représentent une étape importante mais elles n’ont pas fait disparaître les effets de la Shoah dans les familles » (p. 9). Les faits sont là et ne peuvent être ni annulés ni effacés. Seuls les liens familiaux brisés peuvent être rapiécés, dans le présent, par l’écriture. M. Rubinstein, dans son entretien avec I. Jablonka, appelle ce processus « [r]estaurer la colonne vertébrale de nos familles10 ». Effectivement, par l’écriture, les petits‑enfants de la Shoah tentent de « raccommoder des filiations défaillantes et de partager un héritage » (p. 253). Dans cette perspective, A. Barjonet explique que chez Colombe Schneck, malgré le titre de son ouvrage, La réparation, « la réparation du passé apparaît rapidement comme impossible » (p. 254). C’est que « le savoir est toujours insuffisant et ne compense pas l’absence de souvenirs » (p. 257). C’est la raison pour laquelle les œuvres de la troisième génération répondent moins à une exigence de réparation qu’à une « fonction questionnante » (p. 258).

De quoi « parlent » les écrits de la troisième génération ?

18Mais au fond, que questionnent réellement les descendants et les héritiers de la Shoah ? A. Barjonet se penche sur « ce dont veulent parler les descendants » (p. 113) en évoquant notamment le fait que les écrivains s’intéressent moins aux circonstances de la mort qu’à la vie de leurs ancêtres, avant et/ou pendant la Shoah. Au quotidien, les écrivains « peinent à ressentir leur présence » (p. 113). Dans cette perspective, il est fréquent pour les auteurs de recourir aux archives familiales : « les photos de famille représentent une alternative aux iconiques photos de victimes de la Shoah. » (p. 115) La troisième génération se sert donc de la micro‑histoire11, des événements de la vie pour écrire « contre cette fixation de l’ancêtre dans la mort et le passé » (p. 116).

19Nous n’irons pas voir Auschwitz, roman de Jérémie Dres, participe de ce désir de transmission positive et de ce rejet de victimisation des ancêtres, car « non seulement [Dres] ne réduira pas la vie de ses ancêtres juifs à la Shoah, il ne fera pas de tourisme mémoriel, mais il parlera surtout du présent et de la vie juive en Pologne » (p. 116). Il s’agit, pour les petits‑enfants, de redonner une vie, une identité aux défunts tout en s’inscrivant eux‑mêmes dans la filiation. Il faut ajouter que les auteurs évoquent aussi la vie après la Shoah. Au sein du corpus de l’essai, « seuls Jérémie Dres, Années Gorouben, Fabrice Midal, Colombe Schneck et Nathalie Skowronek peuvent évoquer la vie de leurs grands‑parents après la Shoah » (p. 121). A. Barjonet écrit à ce sujet : « Parler de l’avant et de l’après permet aux petits‑enfants de réhumaniser les grands‑parents, de les sortir de la catégorie des victimes, voire d’une vision pathologique. » (p. 128)

20Outre les événements liés directement à l’histoire de leurs ancêtres, les écrivains de la troisième génération, inscrits dans la modernité, relatent parfois les effets de la Shoah dans leur famille et sur le présent. Dans Auschwitz, l’impossible regard, Fabrice Midal « détaille les effets de la Shoah sur sa psyché » et notamment « son obsession pour cet événement » (p. 131) qu’il ressent dès l’enfance. En effet, à travers leurs écrits, c’est également leur propre ressenti face à l’événement que les écrivains questionnent :

Au nombre des autres effets de la Shoah sur la psyché des petits enfants, Marianne Rubinstein, Anne Gorouben, mais aussi Fabre, le narrateur autofictif de Fabrice Humbert, confient se sentir souvent dominés par un sentiment sombre et ambivalent : l’angoisse et la violence chez Fabre, la peur du noir, mais aussi l’attirance pour cette couleur chez Anne Gorouben, et une “colère précieuse” chez Marianne Rubinstein. (p. 131)

21La chercheuse met ainsi en lumière la dualité, la complexité des effets de la Shoah sur la psyché des écrivains de la troisième génération.

22Cette complexité est d’ailleurs également significative lorsque les écrivains abordent leur rapport à la judéité. Nombreux sont les descendants qui se sentent « Juifs par la Shoah12 ». C’est que cet événement historique devient constitutif voire déclencheur de leur conscience juive. A. Barjonet expose l’idée suivante : puisque les écrivains de la troisième génération se sentent « Juifs par la Shoah » sans avoir vécu l’événement, alors « en faisant leur enquête, ils renouent donc avec leur judéité » (p. 138). La dimension religieuse est aussi présente dans le questionnement du rapport à la judéité. Anne Gorouben se demande par exemple s’il existe d’autres façons d’être juif, en dehors de la Shoah et du judaïsme. Elle découvre d’autres voies, « notamment artistiques » (p. 139). De la même manière que certains livres souhaitent outrepasser le statut des ancêtres en tant que « victimes de la Shoah », d’autres livres « tentent résolument de dépasser un judaïsme de la souffrance » (p. 142). Il existe en effet bien des manières de sonder son rapport à l’identité juive :

Mieux connaître son histoire familiale (par des récits de vie, et pas que par des récits de mort), se souvenir que la judéité est aussi une culture, essayer de ne plus avoir peur ou honte, assumer un nom plus Juif que celui que l’on porte, il y a bien des manières de se sentir Juif autrement que par la Shoah. (p. 143‑144)

*

23Ainsi, à travers son essai, Aurélie Barjonet nous montre que les petits‑enfants de la Shoah « souhaitent le plus souvent maintenir un lien vivant avec cette histoire, pour la plupart d’entre eux en tentant de traduire ce que cet événement signifie pour eux, individuellement » (p. 322). Alors que l’« ère du témoin » s’achève avec la disparition de ces derniers, le legs de la Shoah se déploie par les écrits des générations suivantes, et notamment ceux de la troisième génération. Du présent vers le passé, du passé jusqu’au présent, la littérature des petits‑enfants de la Shoah prend le relais de cette mémoire à la fois universelle et familiale, par le biais d’enquêtes, de « fictions de témoignages » et « d’histoires croisées ». En neutralisant les présupposés pièges de la fiction, en se mettant à distance des polémiques réductrices, en avertissant le lecteur des différentes idées reçues et clichés, Aurélie Barjonet illustre comment la littérature du malgré tout parvient à faire lire la douleur des petits‑enfants, une douleur toujours vive.