Les Illuminations « dans l’affection et le bruit neufs »
1On a pu considérer que Les Illuminations1 avaient été interprétées « à tous les airs2 ». Parmi les plus commentés de la littérature française, le recueil n’a pas moins été relégué au second plan depuis près de vingt ans. Si la lassitude de « Départ » titre le dossier, c’est la fin du poème qui en insuffle l’esprit : « Départ dans l’affection et le bruit neufs3 ! » Adrien Cavallaro prolonge son travail sur la réception rimbaldienne avec ce dossier. Après Rimbaud et le rimbaldisme (2019) et un Dictionnaire Rimbaud (2021), un nouveau départ est donné à la critique du recueil, souffrant d’une impression de surcharge. Le dossier ne propose pas un panorama critique des poèmes, travail que la somme de Pierre Brunel et le site d’Alain Bardel avait entrepris et continue de mener, respectivement4. L’objectif est de prendre du champ — après vingt années de jachère — vis‑à‑vis des approches théoriques du recueil. Les articles sont répartis en trois groupes : « le monde, le sujet, la pensée » (p. 10) — autant de « nœuds gordiens » (p. 10) dont les contributeurs montrent (le plus souvent avec acuité) la complexité, ou se proposent (plus rarement) de trancher.
Le monde
2Dans « Représenter l’irreprésentable », Olivier Bivort situe les poèmes de Rimbaud sur une échelle mimétique. Caractérisés par un souci du réel, les premiers poèmes (cf. « Le Bateau ivre ») y sont organisés par la vue. Ils laissent place à une poétique du sensible (cf. « Mystique ») dans laquelle le poète représente, non le perçu comme tel mais sa perception. Une troisième catégorie, illustrée par « Barbare », relève une « mimésis de l’irréel », « où le réel n’appartient plus au monde sensible, et où le sujet se pose en spectateur extasié de sa propre création » (p. 18).
3Virginie Yvernault montre l’étendue du « spectaculaire » dans le recueil. Elle dépasse une conception restrictive de la notion pour élargir l’analyse à d’autres poèmes que « Parade », « Fête d’hiver », « Scènes », « Bottom » ou « Fairy » dont les références au théâtre ont été soulignées. Passer d’une poétique à une esthétique du spectaculaire ne signifie pas ignorer l’ancrage historique des poèmes ; Yvernault propose de lier spectacle et vision :
En un sens, le projet rimbaldien mûrit les mêmes desseins que les industries du spectacle, en plein essor depuis le décret de libéralisation de janvier 1864, qui s’évertuent à reculer les bornes du visible aussi loin — qu’il soit possible, afin de faire naître les sensations les plus vives chez un public de spectateurs qui s’est fortement démocratisé. (p. 20)
4L’article oscille entre la mise en contexte — par l’intertextualité et l’histoire du théâtre — et l’identification d’un « sens du spectaculaire » (p. 25) qui s’étend à des poèmes comme « Royauté » et « Antique ».
5Andrea Schellino part de la notion de « superlativisme », empruntée à Maurice Delamain et André Guyaux, pour réfléchir au lien entre langage et réalité. Cette « rhétorique de l’excès » redéfinit les limites du Moi poétique « pour modifier le réel » (p. 41) ou se confronte, malgré l’usage répété du déterminant « tout », à « l’impossibilité qui gît dans l’ambition de posséder la totalité » (p. 48). Performatif ou contradictoire, le lien de la démesure avec le réel est multiple ; l’article est une ouverture intéressante de la stylistique sur des problèmes épistémologiques.
6Cette partie témoigne d’une évolution de l’idée de représentation dans la critique. La volonté de contrer l’illisibilité du recueil a passé autrefois par son ralliement à toute force à la réalité. Être fidèle à la lettre impose de sortir de l’alternative entre projections hallucinées et mimesis pure et simple. Bivort complexifie la notion de mimesis jusqu’à ce qu’elle devienne textuelle dans « Barbare » ; Yvernault module la représentation à partir du spectaculaire ; Schellino pense le monde à partir du langage. L’analyse textuelle n’est plus considérée incompatible avec les formes particulières de représentation dans le recueil.
Le sujet
7Yoshikazu Nakaji analyse les suites dites pseudo‑biographiques « Enfance », « Vies » et « Jeunesse », ainsi que « Génie ». Il souhaite relativiser l’absence de subjectivité dans le recueil en étudiant les traces de l’auteur. L’article se garde d’y voir le miroir de la vie de Rimbaud, mais part de l’idée selon laquelle ces poèmes sont d’emblée biographiques. « Enfance », par exemple, a‑t‑il un lien avec les émotions et le regard de l’enfant, ou recouvre‑t‑il plutôt le sens de maïeutique, d’un enfantement des idées, ou encore celui d’infans, de silence ? Nakaji esquive cette question ; l’article fait montre dans son sillage de liens suggestifs avec Une Saison en enfer, dont le critique est un spécialiste reconnu.
8Seth Whidden utilise le terme d’« enharmonie » pour réfléchir à la tension entre la musique et le visuel chez Rimbaud. Désignant deux notes de même hauteur dont la transcription diffère (comme do dièse et ré bémol), le mot apparaît chez Rimbaud qui, dans une lettre envoyée à Jules Andrieu le 16 avril 1874, évoque « l’enharmonie des fatalités populaires5 ». Contrairement à l’harmonie et à l’inharmonie, la notion soulève la question de la transcription, de la visualité — que Whidden ne limite pas à « Sonnet », « Marine » ou « Mouvement ». Qu’est‑ce qu’une « phrase musicale » (p. 315) ? Guerre relance une problématique passionnante : « Cette tension fondamentale dans l’œil‑oreille contribue de manière importante à une lecture de quelques poèmes des Illuminations, et plus généralement à notre compréhension de la prose poétique de Rimbaud. » (p. 68‑69) À la hauteur de son ambition, l’article propose des interprétations souvent brillantes, dont celle, génétique et herméneutique, de « Phrases », qui nourrit le commentaire qu’en proposait Michel Murat dans son incontournable Art de Rimbaud.
9Henri Scepi termine cette partie avec une micro‑lecture d’« Après le déluge ». Le sens du « déluge » rimbaldien a été discuté ; Scepi interroge l’« après », dans lequel il voit un « recommencement de la poésie » (p. 86). Reconnaissant en sous‑main le récit biblique que Rimbaud fait dérailler, Scepi considère, dans une allusion à Solde, que le poème se présente surtout « comme une occasion, fulgurante et totale, de requalification du rapport du sujet au monde » (p. 96). L’article dessine avec rigueur et précision un arrière‑plan intertextuel, qui situe le poème sur le terrain d’une réflexion épistémologique. Liant perception et énonciation, le sujet permet de faire advenir « une poésie de l’avenir » (p. 86). On peut regretter l’absence de comparaison avec la « poésie objective6 » — poésie de l’après dans la lettre à Izambard — Scepi ayant écrit un article notable sur le sujet7.
10Mettre l’accent sur les procédés de fictionnalisation du « je », aborder le sujet sous l’angle de la transcription ou de la perception : définir un sujet commun à tous les poèmes du recueil semble difficile. Se rabattre sur un ensemble de poèmes voire sur un seul poème paraît révélateur du statut du sujet, fragmenté et singularisé dans le recueil.
La pensée
11Jean‑Luc Steinmetz présente un article publié en 1973 dans Littérature, « “Ici, maintenant”, plus tard », dont le titre appelait à lui seul une réédition. Augmenté d’éléments de contexte et de notes, expurgé de ses analyses les plus freudiennes, il se présente comme un exercice de réception : à la manière de Pierre Ménard, les versions télescopent deux époques, espacées de près de cinquante ans ; le lecteur voit ce qui a bien et mal vieilli. L’article est une série de micro‑analyses interprétées à l’aune de la lutte des classes. Il compte plusieurs intuitions intéressantes, dont celle d’une visualité de la musique dans quelques poèmes dont « Being Beauteous », qui annonce les analyses de Whidden.
12L’article d’Adrien Cavallaro est sans doute le plus ambitieux du dossier. Il part du constat d’après lequel nos approches — au nombre desquelles la stylistique et l’intertextualité sont citées — n’offrent souvent qu’une image tronquée de la forme‑pensée des poèmes. Au rebours d’une métaphysique séparant forme et idée, Cavallaro voit dans Les Illuminations l’exemple d’une imbrication des deux. La « physique des idées » (p. 128) dont il se fait un outil permet de naviguer entre pensée et réel. « Génie » illustre les « avatars d’une conscience critique comme matérialisée » (p. 129), socle d’une « éthique de vigilance » (p. 129) — la fin du poème nous invitant à la « renvoyer » (p. 316). La notion pourrait en outre servir à analyser la matérialisation de la prière dans « Dévotion ». Savant et novateur, l’article traite la dimension éthique ou pragmatique du recueil, peu étudiée par la critique ; celle‑ci pourrait réconcilier cette dernière avec ce que Cavallaro appelait en introduction l’approche « amoureuse » (p. 8), non scientifique, de Rimbaud : le poète, malgré sa difficulté, conserve un effet de persuasion sur ses lecteurs.
13Rimbaldien éminent s’il en est, Steve Murphy clôt le dossier. « Rimbaud et la prose d’avenirs possibles » se focalise sur l’imaginaire urbain du recueil. Entre utopie du progrès et dystopie d’un capitalisme inexorable, « on pourrait construire deux mini‑recueils unilatéraux, l’un annonçant une nouvelle société harmonieuse, l’autre assénant que l’avenir sera celui d’une massive exploitation cynique » (p. 131). Saint‑Simon, Quinet, Fourier sont moins des intertextes (au sens le plus courant) que les éléments d’un discours social. Murphy recompose savamment ce dernier pour comprendre sur quel fond se détachent les villes futures de Rimbaud. Dense et fouillé, l’article prolonge les analyses de Stratégies de Rimbaud (2004) sur « Jeunesse » et « Démocratie » et constitue un apport notable à l’étude de « Ville ».
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14Réunion de chercheurs notoires de la « Rimbaldie », le dossier met en lumière Les Illuminations. Ouvrant de nouvelles voies d’exploration, le dossier est organisé par les thèmes ayant traditionnellement structuré l’étude du recueil : le monde, le sujet, la pensée — les « ornières immenses du reflux » (p. 307) pour nous approprier les mots de « Marine ». En introduction, Adrien Cavallaro réfute l’« impression de saturation » qu’aura pu produire l’« accumulation des gloses », ce sentiment relevant selon lui d’un « effet d’éclatement » (p. 6). Il n’empêche qu’une réflexion sur la manière dont cet éclatement peut être compris s’impose pour qu’apparaisse clairement la nécessité de l’approche « scientifique » (p. 8).
15Inscrivant les poèmes dans leur histoire, la sociocritique et le discours social ont constitué une solution pour des chercheurs comme Steve Murphy et Robert St. Clair. Adrien Cavallaro mise sur la réception. Au rebours des « mythes » de René Étiemble, le « rimbaldisme » permettrait de dégager des accords, de fédérer les lectures. Le colloque de mai 2023 organisé par le chercheur sur la réception mondiale de Rimbaud sera l’occasion de le vérifier.
16Cavallaro précise en introduction que l’« âge d’or » (p. 9) de la réception universitaire du recueil correspond à la période 1980‑2000. Son début coïncide avec la fin du textualisme et le retour du sujet8. On peut se demander si les présupposés théoriques de cette époque ne teintent pas nos lectures aujourd’hui. Relativiser l’absence de sujet dans le recueil est devenu courant. Mais de quels outils disposons‑nous pour penser les poèmes sans « je » ? Notre compréhension de la « poésie objective » est‑elle limitée par une idée de la poésie informée par le sujet lyrique, les théories de l’énonciation et le référent de tradition logique ?
17Un fil rouge traverse plusieurs contributions (celles de Whidden, Cavallaro et de Murphy notamment) : il s’agit de réfléchir à la forme du poème en prose. Tandis que le vers offre tout un attirail formel à partir duquel le critique construit le sens, la prose se présente trop souvent comme pur contenu. La nécessité d’une forme‑pensée suggère qu’une poésie nouvelle ne peut pas être analysée avec des outils anciens. Le souci d’ajuster l’approche au poème transparaît dans le dossier : il n’est pas fastidieux d’entendre à tous les airs si c’est désormais dans le bruit neuf.