Cartographier l’archive saussurienne
1Quoique l’œuvre de Ferdinand de Saussure (1857‑1913) constitue une référence scientifique omniprésente, plus d’un siècle après la mort du linguiste suisse, elle reste inégalement explorée. Elle se révèle toujours un objet d’étude extrêmement stimulant, des mystères du Cours de linguistique générale à ceux des « anagrammes » : en attestent, pour la seule décennie passée, de nombreux ouvrages et articles et la continuation de la publication annuelle des Cahiers Ferdinand de Saussure. L’ouvrage publié par Loïc Depecker, professeur et directeur de recherches en sciences du langage à l’Université Sorbonne Nouvelle, présente l’ambition de rentrer dans la pensée de Saussure sans ou malgré la part des synthèses et ajouts qui caractérisent le célèbre Cours, en s’inscrivant dans une démarche généalogique pour contribuer à compléter et affiner notre compréhension de la réflexion saussurienne, fondatrice tant pour la linguistique moderne que pour les sciences humaines s’étant réclamées de son héritage théorique.
2Ce livre relativement bref propose une étude de la pensée saussurienne nourrie par un corpus d’archives manuscrites que l’auteur confronte à l’œuvre publiée, notamment aux reconstructions du Cours tel qu’il a été établi en 1916 sur la base de notes collectées après la mort de Saussure avec beaucoup de soin, mais non sans d’inévitables imprécisions, par Charles Bally et Albert Sechehaye, deux disciples de Saussure qui n’avaient pas assisté aux cours de linguistique générale donnés à l’Université de Genève entre 1907 et 1911. Loïc Depecker reprend ce faisant la thèse qu’il avait développée en 2009 avec Comprendre Saussure. D’après les manuscrits et dans un numéro de la revue Langages qui leur était dédié en 20121 : c’est un autre Saussure que ces archives donneraient à lire.
3En quoi les mots et le déroulement logique choisis par le Saussure des manuscrits retrouvés diffèrent‑ils de ceux de l’enseignant brillant dont les disciples fidèles avaient tenté au lendemain de sa mort de reproduire ou traduire la réflexion pour mieux la préserver de l’oubli auquel sa diffusion exclusivement orale semblait la promettre ? Que disent ces archives du développement de la pensée saussurienne, des concepts et notions mêmes au cœur de cette œuvre ? En spécialiste de terminologie, Loïc Depecker est attentif aux nuances de vocabulaire que donne à voir cet examen comparé et propose quelques pistes d’interprétation des divergences entre les manuscrits et l’œuvre posthume.
Langue & histoire
4Se plaçant sous le signe de l’historicité des langues, l’auteur suit d’abord le passage d’une langue à la langue que Saussure opère en s’éloignant de l’approche comparatiste qui domine alors les débats. Tandis que les langues évoluent dans le temps et l’espace, la langue se laisse définir comme ensemble de « principes » généralisés d’après l’observation des langues. Pour aller des « formes particulières » aux « lois générales », le travail de la linguistique porte sur des faits qui peuvent non seulement être comparés, mais également généralisés. Voilà selon Saussure « l’objet propre » de la linguistique. Il fallait encore pour l’étudier se départir des clichés du moment : non, la langue n’est pas un organisme vivant, et les similitudes qui pourraient le faire croire ne sont que des coïncidences ou des métaphores trompeuses. De même, la recherche de l’origine des langues est vaine, et compte bien moins que l’étude de leurs transformations incessantes. À cet égard, la linguistique est bien une science historique qui s’exprime dans les continuums du temps et de l’espace. S’il est pour Saussure difficile de définir la langue par l’espace, « c’est que les dialectes ne sont pas en réalité des unités définies, qu’il n’existe pas géographiquement de dialectes mais qu’il existe en revanche géographiquement des caractères dialectaux » (Troisième conférence à l’Université de Genève, Novembre 1891, Écrits, p. 172). L. Depecker rappelle ici qu’il n’existe pas de frontières entre les langues, car comme l’écrit Saussure, « les délimitations échappent » (p. 44). On aurait donc grand‑peine à trouver dans l’enchevêtrement historique et géographique autre chose que des « états de langue », que les notions saussuriennes de « diachronique » et de « synchronique » permettent de « généraliser ».
Langue & valeurs
5À partir de cette généralisation, l’auteur examine chez Saussure la langue comme « système de valeurs », en s’intéressant d’abord au travail du linguiste sur les questions de l’accent, de la syllabe et du mot. En faisant dialoguer les publications et manuscrits de Saussure dans leur évolution progressive, L. Depecker suit ici très efficacement la pensée qui s’affine en stabilisant peu à peu des principes aussi fondamentaux que la définition du mot par son opposition à d’autres mots déjà existants. Ce jeu de la différence mutuelle trouve son illustration la plus typiquement saussurienne dans l’image de la « partie d’échecs », dont L. Depecker estime la naissance aux Notes sur l’accentuation lituanienne, en 1894. Tout comme la nature du jeu d’échecs est étrangère au bois et à l’ivoire dont on a sculpté le plateau et les pièces, la langue elle‑même n’est pas sa matière, et ne peut être décrite comme une « substance », le résultat d’un « substratum ». Elle est comme la partie d’échecs une succession d’états dont la dimension dynamique rendrait vaine une caractérisation comme situation fixe. Paradoxalement, Saussure envisage surtout la langue hors de sa dimension historique, ainsi que l’on peut considérer la géologie autrement que par les états successifs de l’écorce terrestre. Encore faut‑il pouvoir « faire abstraction de ce qui a précédé », ce que L. Depecker résume en évoquant la tendance des philologues et linguistes du xixe siècle à se concentrer sur la quête des origines des langues et des étymologies au point d’en avoir parfois comme l’écrivait Saussure « oublié d’étudier la langue elle‑même » (p. 63). L’auteur montre bien ici pourquoi Saussure maintient qu’il faut pour étudier celle‑ci définir un « point de vue », seule possibilité pour échapper à la « multiplicité » sous laquelle se présente le langage (p. 65). En analysant minutieusement les notions d’unité, d’identité et de délimitation telles qu’elles apparaissent et se transforment chez Saussure, l’auteur guide alors le lecteur vers le double et vertigineux problème de la valeur et de la signification. C’est au troisième chapitre que la question de « l’arbitraire du signe » apparaît, lorsque sa généalogie en est déployée et renforcée de clarifications précieuses, autour des notions fondamentales de signifiant/signifié, de la diversité et des limitations des « arbitraires ». L. Depecker n’omet d’ailleurs jamais les problèmes auxquels confronte la lecture de l’œuvre de Saussure ; si ce livre aide à en éclaircir des points fondamentaux, il met surtout l’accent sur d’autres difficultés, notamment celles que mettent en évidence les divergences entre l’œuvre publiée et les manuscrits.
Langue & parole
6Sur ces bases, L. Depecker propose une analyse du lien entre parole et conscience tel que le conçoit Saussure, en citant notamment quelques intuitions saussuriennes particulièrement parlantes. Le cas de l’usage du préfixe en est un bon exemple : à la question de l’existence de préfixes en français, Saussure répond par l’affirmative, sur la base de la preuve indubitable que représente la possibilité de les utiliser pour créer de nouveaux mots, à l’image de « redémissionner » ou « recontempler » (p.110). L Depecker montre bien les conséquences de cet exemple en apparence anodin : celui‑ci donne toute son agentivité dans le langage au « sujet parlant » et à la conscience qui s’exprime lorsqu’il connecte un signe et un objet dont on a vu que le rapport entre eux est arbitraire. Il invite aussi à prendre en compte le « sentiment de la langue » dont Saussure a bien distingué les ressorts psychologiques singuliers et identifié le rôle méthodologique. Alors que les dernières pages du chap. IV mettent l’accent sur la notion d’« échange », qui donne tout son sens à la notion de la « valeur » précédemment explorée, le cinquième chapitre expose la conception saussurienne du caractère « avant tout social » de la langue. En quelques pages, le dernier chapitre révèle enfin les propres explications de Saussure sur ce qui serait une « théorie des signes » ou « sémiologie » (p. 144‑161).
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7Si cet ouvrage est peu volumineux, il faut en souligner la densité, qui semble devoir à la fois aux nombreux travaux de l’auteur auquel celui‑ci fait suite, et à la difficulté des textes de Saussure eux‑mêmes, qui ne sauraient être abordés superficiellement. Ce livre dédié à un public averti ne bénéficiera pourtant pas qu’aux spécialistes du linguiste suisse. Les mystères d’une œuvre dont la forme elle‑même est problématique, le soin apporté par Loïc Depecker dans le développement de cette analyse généalogique et le renforcement de celle‑ci par le recours aux élégantes « images » saussuriennes, contribuent à en rendre le cheminement passionnant.
8À cet égard, la conclusion de l’ouvrage aide judicieusement à faire le bilan des grands enseignements du travail généalogique mené par l’auteur dans les pas de Saussure, puis à envisager l’œuvre de celui‑ci au regard de l’objet et des méthodes de ce que sont devenues la linguistique et la sémiologie contemporaines ; mais elle ressemble aussi à un manifeste pour une lecture généalogique voire génétique des textes de linguistique. Un tel travail, que l’ampleur de l’œuvre saussurienne rendait indispensable, serait tout aussi profitable à l’étude d’œuvres plus méconnues pour, comme le dit L. Depecker, « ouvrir des pistes, remettre en perspective, rectifier, combattre certaines idées reçues » (p. 181). La dimension pédagogique de ce travail ressort dans l’invitation à « poursuivre la recherche engagée », au plus près des écrits de Saussure évidemment, mais aussi chez ses prédécesseurs, ses contemporains et tous les penseurs qui ont hérité de la linguistique saussurienne, le plus souvent au prix de médiations dont on comprend grâce à L. Depecker à quel point elles ont pu modifier la pensée originellement exprimée. Plusieurs décennies après les travaux fondateurs de Robert Godel, Rudolf Engler et Jean Starobinski, entre autres exégèses brillantes, les nombreux questionnements que suscitent toujours les travaux de Saussure et leur genèse échappent aux conclusions définitives et appellent à une attention renouvelée aux sources, aux réseaux savants et aux trajectoires intellectuelles parmi lesquelles on pourra cartographier plus finement encore le déploiement de cette œuvre si singulière et fructueuse.