Les Compagnons de Jéhu : un roman matriciel
1Un an après la parution des Quarante‑Cinq d’Alexandre Dumas dans la même édition1, c’est au tour du roman Les Compagnons de Jéhu (noté désormais CDJ) d’entrer dans la ronde des livres de poche. Peu connu du grand public, mais apprécié des spécialistes, ce long roman se (re)lit avec plaisir grâce à Anne‑Marie Callet‑Bianco qui parvient non seulement à rendre un bel hommage à l’écrivain prolifique (et peut‑être mal aimé encore), mais aussi à contenter amateurs et scoliastes. Les lecteurs trouveront, en fin de volume, un apparat critique riche, qui replace avec efficacité les événements dans leur contexte historique et sociologique.
2Écrit en 1857, le roman doit beaucoup à l’ami de toujours, Charles Nodier. Mais c’est aussi sous les injonctions de son fils que Dumas père va se mettre à écrire cette histoire d’à peine neuf mois : du 9 octobre 1799 au 14 juin 1800, en un volume de plus de 850 pages de notre édition.
3Pour les curieux, la diégèse les invite au temps des Compagnons de Jéhu (les Chouans ou « chats‑huants » de l’ouest), ces troupes vives et armées, composées de jeunes nobles, aux manières délicates, qui détournent les fonds des diligences (relisons l’attaque de Genève où le savoir‑être des rebelles est à son apogée) ayant le malheur de tomber sous leurs griffes et se faisant ainsi dépouiller de leurs biens au profit des insurgés royalistes en Vendée et en Bretagne – l’on reconnaît ici le goût du romancier pour ce type d’aventures, puisqu’il est l’auteur du très peu connu Robin Hood ou Le Prince des voleurs (1872‑1873). Historiquement, notre roman retrace à la fois le retour de Bonaparte d’Égypte, accompagné de son officier et ami Roland de Montrevel, et le futur coup d’État (9 novembre), rendu possible grâce à Talleyrand et les tractations d’alliance avec l’Angleterre – qui s’avéreront impossibles. On entre ensuite dans les méandres du roman d’amour. Dumas fait de la sœur de Roland, la belle Amélie, une figure de proue de cette fiction. En effet, elle est la maîtresse du chef des Compagnons de Jéhu, le baron Charles de Sainte‑Hermine (p. 158) surnommé aussi « Morgan », alors qu’elle semble promise à John Tanlay, envoyé spécial auprès du roi Georges d’Angleterre et laissé pour mort, un poignard dans le corps. Entretemps, Bonaparte confie à ce même Roland la mission de traquer les Compagnons : il y parvient en capturant trois survivants d’une terrible fusillade. Mais par loyauté Morgan, le chef des Compagnons de Jéhu, se livre à l’assaillant. Alors que Louis XVIII demande à ses « troupes » l’arrêt des luttes armées, les quatre compagnons, condamnés à mort, décident de se suicider. S’engage ensuite la bataille de Marengo, que remporte Bonaparte. Le vaillant et belliqueux Roland se distingue au combat et tombe mortellement blessé. Entre temps, il retrouve sa sœur agonisante qui lui avoue sa relation amoureuse avec Morgan.
4La préface d’Anne‑Marie Callet‑Bianco relève de la même qualité que les notes. À travers six sous‑parties, qui s’enchaînent parfaitement et charpentent les premières pages de l’édition, la commentatrice met en exergue non seulement la valeur scripturale de Dumas, mais aussi toute une partie de sa « philosophie de l’histoire » (le mot est de Dumas lui‑même), telle qu’il la diffracte dans l’ensemble de ses œuvres, notablement ici dans Les Compagnons de Jéhu. Ainsi montre‑t‑elle d’emblée que l’œuvre est « un roman‑matrice » (p. 9) puisque le romancier‑commentateur (pour ne pas dire le romancier en théoricien qui s’ignore) l’affirme lui‑même, dans des moments où l’on s’y attend le moins, c’est‑à‑dire au cœur de la trame romanesque (par exemple p. 587). Matriciel, en effet, ce roman l’est : le frère aîné de Charles deviendra un des personnages du roman Les Blancs et les Bleus (1867). Et le roman qui s’intitule Le Chevalier de Sainte‑Hermine mettra en scène son père : « le lien organique entre les trois romans, conclut A.‑M. Callet‑Bianco, se traduit aussi par le retour des personnages dont le principe est énoncé dans ce fameux chapitre XLIV “Déménagement” [p. 587‑588] » (p. 10). L’histoire est alors observée, comme « l’envers de l’histoire contemporaine » (p. 13).
5Les Compagnons de Jéhu s’inscrivent dans ce que l’on a nommé la « réaction thermidorienne » que Nodier avait déjà mise en scène et que Dumas idéalise à partir de ce récit nodiériste déjà bien édulcoré. Faire un roman de ces bandes rebelles au pouvoir impérial, dans des contrées reculées de la capitale, c’est aussi, pour Dumas, envisager un croisement entre l’intérieur et l’extérieur de la Nation offrant alors aux lecteurs une sorte de « totalité nationale » (p. 17). Toute l’histoire se passe donc après la Révolution, et la critique suggère avec raison que le roman devient « la geste de la France post‑révolutionnaire » (p. 17) où elle montre que les héros de ce roman sortent « tout droit [...] des romans de chevalerie », dont l’extra‑ordinaire se lit dans les deux personnages opposés, Roland et Morgan (notons l’assonance) qui sont alors particularisés selon « la typologie » favorite de Dumas – « “blonds” et “roses”, ils se rattachent tous deux au Nord » (ibid.).
6Si les héros meurent, les perdants de l’histoire sont glorifiés. Arrive alors « la gloire des vaincus » (p. 19) : les Chouans et les Compagnons de Jéhu sont les véritables perdants de l’Histoire, mais ils forcent, par leur mise en scène, l’admiration des lecteurs (car « les lecteurs, écrit Dumas lui‑même, c’est le jury », p. 469). Cela permet à Dumas de déverser sa rancœur contre l’ingratitude des princes et rois, ceux‑là mêmes qui « ne savent pas même le nom » de leurs fidèles serviteurs (p. 527). Finalement, ce sont les chefs des rebelles, particulièrement le romanesque Cadoudal, qui seront mis sur un piédestal, alors que le Bonaparte de Dumas deviendra « un puzzle fabriqué » (p. 25) dont « l’ombre et la lumière » (titre de l’avant‑dernière partie de la préface) se répandent tout au long du roman.
7La dernière partie intitulée « Voilà le sang du maréchal Brune » met en exergue, à partir de l’évocation surprenante de l’histoire d’Avignon du Moyen Âge à la Révolution qui ouvre le roman, que la Cité des Papes est en réalité un puissant symbole, un modèle réduit de l’Histoire de France (p. 31). Historien et romancier, « burin » à la main ou « plume » entre les doigts, Dumas engage ses lecteurs à réfléchir à une conciliation possible des parties opposées afin d’imaginer une sorte d’histoire contrefactuelle, « une histoire différente » (p. 34), voire « une histoire imaginaire » (ibid.) qui réussirait à gommer les antagonismes et les luttes fratricides pour finalement construire une unité qui trouverait des résonances dans le roman national tel que le conçoit le romancier Dumas, un roman qui intégrerait « toutes les sensibilités et tous les positionnements » (p. 34) – nous ajouterions volontiers « toutes les conditions humaines. »
8En définitive, l’édition d’Anne‑Marie Callet‑Bianco, à n’en pas douter, donne de véritables pistes herméneutiques inédites, peu étudiées par la critique dumanisenne. La richesse et la connaissance approfondies que l’on décèle dans ce remarquable travail d’exégète nous engage par conséquent à relire les œuvres de Dumas pour découvrir ce qu’il dit en filigrane, à travers une écriture romanesque foisonnante.