Le sujet francophone
1Ce volume collectif, dirigé par Buata B. Malela, Maître de conférences à l’Université de Mayotte (France), et Hans Färnlöf, Maître de conférences à l’Université de Stockholm (Suède), tente d’explorer la notion du sujet dans les œuvres de la littérature francophone et française contemporaine. Prenant en considération l’identité philosophique et politique du sujet, et en s’offrant comme fondement théorique et méthodologique de leurs études l’essai inaugural du volume écrit par Lambros Couloubaritsis, les contributrices et contributeurs de cet ouvrage en examinent plusieurs aspects. À cet égard, ils insistent sur la multiformité des positions du sujet, parmi lesquelles la subjectivité et ses relations avec l’Autre, la liberté, le devenir historique, le dynamisme de l’actualité, ainsi que les liens qui s’instaurent entre les productions littéraires francophones et françaises.
2La structure de l’ouvrage, dense et solide, s’articule en cinq parties. Chacune d’elles est titrée et correspond à une étape évolutive de représentation du sujet. Cette présence systématique des questionnements du sujet philosophique prédispose le lecteur à l’exploration successive d’une nouvelle optique des sujets « apparents » (p. 9). La première partie du volume s’intitule « Positionnement » et contient l’essai de Lambros Couloubaritsis. La deuxième partie établit des perspectives des « Transpositions » du sujet, offertes respectivement par les études de Hans Färnlöf, de Nao Sasaki et de Simona Jişa. La troisième partie propose une réflexion sur les « Positions » du sujet à travers la contribution de Buata B. Malela, coécrite avec Michaël Vauthier, ainsi que les études de Cynthia Volanosy Parfait et Florence Lhote. Suit la quatrième partie, où l’enquête se poursuit par l’essai de Patrice Forget qui constitue le « Repositionnement » de la question du sujet. La cinquième et dernière partie du volume contient la « Postposition » du sujet, écrite par Paul Aron. Le corps de l’ouvrage s’achève sur une bibliographie riche et exhaustive qui rassemble par ordre alphabétique « tous les ouvrages sur lesquels s’appuient les contributions au collectif » (p. 229), outre les remerciements d’usage.
3Dans l’introduction, les deux directeurs présentent de manière touffue mais très complète les défis, les objectifs, le fondement méthodologique du volume, ainsi que sa structure. À cet égard, ils soulignent la dominance du sujet comme facteur majeur de plusieurs disciplines, parmi lesquelles la littérature contemporaine francophone, mais aussi le danger de dispersion qui résulte de sa suprématie, d’où le critère obligatoire de choix des études retenues dans ce volume, apte à assurer la concordance de sa réflexion d’ensemble. Insistant sur l’aspect philosophique du sujet comme thématique majeure de ce collectif, B. B. Malela et H. Färnlöf fournissent une double définition de base du sujet, en ayant recours à sa description lexicographique offerte par Le Trésor de la langue française, et à sa description donnée par Arnaud Tomès dans son œuvre Le sujet. Dans ce cadre, le sujet est perçu comme « un être ou principe actif susceptible de posséder des qualités ou d’effectuer des actes », « capable de penser la conscience de se représenter lui‑même, d’avoir une réflexion et d’utiliser la première personne du singulier », et « doté d’une subjectivité : il éprouve des désirs, des sentiments grâce à sa conscience » (p. 8).
4Ces approches du sujet philosophique sont d’avantage approfondies par l’essai inaugural de Lambros Couloubaritsis. Il s’agit en effet de la mise en œuvre d’une matière générique et épistémologique de réflexion sur le paramétrage du sujet en tant que facteur ontologique, configuré par des contextes historiques, sociopolitiques et culturels. Dans ce travail, qui constitue la pierre angulaire du volume, le philosophe et professeur de l’Université Libre de Bruxelles entreprend une analyse diachronique du sujet, en insistant sur les trois étapes majeures de l’histoire de la réflexion en Europe occidentale, qui précèdent d’ailleurs l’ère impérieuse de l’herméneutique et du structuralisme, ainsi que celle de la prédominance de la notion de complexité qui est la nôtre : la première époque c’est celle « où régnaient diverses formes de monothéisme » et où « le Divin s’imposa par la Création du Tout, exprimée par des narrations et des rituels correspondants » (p. 19). Dans la deuxième époque, « on détrôna le monopole du Divin au profit d’une gouvernance monarchique ou parlementaire » (p. 20), alors que la troisième époque « s’exprime par la technico‑économie et par l’irruption des aspirations démocratiques de citoyens, selon une convergence problématique à cause de la puissance grandissante de la technico‑économie qui perturbe la liberté citoyenne » (p. 20‑21).
5Comme l’expliquent les deux directeurs de l’ouvrage, de ce cadre de réflexion sur le positionnement du sujet fourni par la contribution de Lambros Couloubaritsis résultent les deux grands axes thématiques du volume qui établissent une cartographie des deux aspects corrélatifs et interdépendants du sujet philosophique, la transposition et la position, qui l’intègrent par la suite dans un cadre de relations dialectiques avec « l’Autre, le réel et l’Histoire » (p. 11).
6Mais comment fonctionne, dans les contributions du collectif, le coefficient de la francophonie dans sa dimension de productions littéraires par rapport à la condition opératoire du sujet philosophique, et par extension politique ? À cette question, B. B. Malela et H. Färnlöf répondent par une argumentation charpentée qui élimine la dimension marginalisée ou dichotomique des littératures francophones et confirme le projet entrepris par les contributeurs et les contributrices de l’ouvrage, ciblé sur un rapprochement, voire une instauration aigüe, qui insiste sur le repérage de réseaux de circularité bidirectionnelle entre les représentations du sujet francophone et celles qui sont issues de la littérature française.
7Ces observations, qui élucident parfaitement la finalité majeure du volume, sont suivies par une présentation détaillée des contributions de l’ouvrage, alors que l’introduction se clôt avec une brève présentation de l’essai de Paul Aron, qui constitue une sorte de postface à l’exposé du projet de l’ouvrage.
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8La deuxième section, « Transpositions », s’ouvre sur l’essai de H. Färnlöf titré « Sujets déplacés et replacés — les Contes de Perrault réécrits par Tahar Ben Jelloun ». L’auteur se penche sur le recueil de l’écrivain franco‑marocain Mes contes de Perrault (2014) et loin de se contenter d’une étude des aspects intertextuels et hybrides des contes jellouniens, il offre une analyse qualitative approfondie de leur portée moderniste et orientaliste, en insistant sur l’émergence de la reconfiguration du « sujet‑historique » (p. 80) comme facteur de corrélation objective et de décryptage culturel, et du « sujet‑personnage » (p. 80) sous son aspect d’être pondéré. Toujours au sein de cette même section, nous trouvons l’article de Nao Sasaki, de l’Université Meiji (Japon), qui s’intitule « L’expérience du sujet québécois : Anne Hébert et la forme du conte ». L’autrice pénètre dans le court récit de l’écrivaine québécoise Anne Hébert Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais (1995), afin d’en analyser par une acuité considérable une variété d’éléments d’ordre thématique, référentiel, esthétique et de genre littéraire. Ceux‑ci dévoilent en effet plusieurs questionnements sur le sujet, perçu comme une entité métisse souvent immuable et transversale, qui prétend sa liberté et sa libération de ses relations avec l’Autre, l’étranger et le fardeau de l’américanité. Cette partie du collectif s’achève sur la contribution de Simona Jişa, de l’Université Babeș‑Bolyai (Cluj‑Napoca, Roumanie), intitulé « Sujets de guerre et mundus horribilis : Au revoir là‑haut de Pierre Lemaitre et Frère d’âme de David Diop ». L’autrice analyse ces deux romans en examinant l’ampleur et l’identité des transformations du sujet avant, durant et après son implication dans la péripétie de la guerre. À ce propos, sa réflexion pénétrante pose la question des limites de l’humanisme à travers l’émergence d’un sujet qui se métamorphosera graduellement de sujet‑citoyen en sujet historique puis en sujet individuel déformé par la monstruosité de la guerre et très près de l’aliénation ou de la mort.
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9Les « Positions », troisième partie du volume, s’ouvre sur l’étude intitulée « De la puissance de soi à l’autre comme soi‑même : Le Crusoé de Chamoiseau », coécrite par B. B. Malela et Michaël Vauthier, de l’Université de La Réunion (France). Fondée sur une approche multidimensionnelle du roman L’empreinte à Crusoé (2012) de Patrick Chamoiseau, leur analyse circonscrit et pénètre la thématique du sujet chez l’écrivain martiniquais, lié « à la complexité du monde réel et à la connaissance de la place qu’y occupe l’individu » (p. 135). Cette approche est davantage raffinée par des questionnements sur l’investissement du sujet philosophique dans une condition bipolaire et ambivalente qui l’unit ou qui l’éloigne de son environnement, à travers l’élimination ou l’intégration de l’Autre. Dans sa contribution au titre « Le sujet errant/revenant de Gide à Raharimanana », Cynthia Volanosy Parfait, de l’Université d’Antsiranana (Madagascar), oriente son argumentation vers la parabole biblique du retour de l’enfant prodigue. En se penchant sur deux textes littéraires, Le retour d’enfant prodigue, bref récit d’André Gide (1907) et Revenir, roman de l’écrivain malgache francophone Jean‑Luc Raharimanana (2018), la contributrice invite de façon solide et perspicace à réfléchir les convergences et les divergences de deux œuvres sur la thématique de la relation du sujet avec l’Autre et le monde qui l’entoure dans trois contextes différents : l’environnement quitté, la condition de l’errance et la circonstance du retour. Avec son étude intitulée « De l’auteur francophone engagé à l’auteur “français”, assignation posturale et énonciation du sujet » qui clôt cette partie du collectif, Florence Lhote, de l’Université Paris Diderot, pose la question du positionnement auctorial conformément au critère de « francophone » et de « français ». En fondant son étude sur la thématique de la guerre dans le roman Le Serment des barbares (1999) de l’écrivain algérien francophone Boualem Sansal, et dans Où j’ai laissé mon âme (2010) de l’écrivain français Jerôme Ferrari, elle approfondit la notion du sujet politique, en explorant par des observations pertinentes et raffinées les hétérogénéités qui résultent des questionnements sur le trajectoire, l’engagement et l’implication de deux auteurs par rapport à leur appartenance au domaine de la littérature francophone et française.
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10La quatrième partie du volume contient un seul article, celui de Patrice Forget, de l’Université d’Aberdeen (Royaume‑Uni), intitulé « Place du sujet comme objet philosophique dans le contexte des soins de santé ». Analyse lucide sur le monde médical, cette étude fournit de passionnants développements sur le sujet philosophique, perçu sous son identité de soignant, d’enseignant ou de chercheur. En traitant les questions de subjectivité qui caractérise le patient, l’apprenant ou le sujet de recherche, de bidirectionnalité qui s’instaure au sein de l’interaction médicale, et celle de fragilité et de complexité, l’auteur propose une reconfiguration de l’identité philosophique du soignant, de l’enseignant ou du chercheur.
11La contribution titrée de Paul Aron, « Du sujet dans l’analyse littéraire », constitue la cinquième et dernière partie du collectif et sa « Postposition ». Mettant en lumière la complexité du questionnement du sujet philosophique, il en propose une ouverture perspicace et complète, en se focalisant sur le sujet narratif et sociologique. C’est ainsi que l’auteur laisse une place importante dans son analyse au « sujet d’une œuvre » (p. 219), notion significative du discours littéraire, dont il analyse toute une gamme de composantes qui constituent l’ensemble du processus auctorial.
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12La portée de ce volume dépasse largement les défis d’une enquête collective ordinaire sur le questionnement du sujet philosophique et politique dans sa dimension francophone. Doté d’une problématisation épistémologique solide et d’une méthodologie scientifique intrinsèque, offertes par l’essai inaugural de Lambros Couloubaritsis, l’ouvrage offre un panorama de nouvelles idées sur la configuration et la reconfiguration du sujet, positionné dans un contexte de dialogue et d’interdépendance avec le devenir historique et politique, le discours littéraire et les réalités culturelles. Les contributrices et contributeurs, provenant de régions variées, ont parcouru une impressionnante diversité d’œuvres d’écrivaines et d’écrivains de plusieurs espaces francophones mais aussi français, et ont formulé des analyses riches, pertinentes et polysémiques sur le sujet et ses interdépendances avec sa conscience et la complexité du monde qui l’entoure. La richesse de cette étude collective réside non seulement dans l’envergure et la diversité des perspectives dévoilées, mais surtout dans son côté transdisciplinaire, original et tout à fait novateur qui entreprend une évaluation approfondie des relations bilatérales mais souvent complexes qui se tissent entre le domaine francophone et français.