La bibliophilie comme passion & la muséographie comme vocation
1Voilà bien un ouvrage précieux, célébrant un beau champ de recherche inauguré dans les années 1980 par l’attachante figure de Luce Abélès. Les rapports entre l’art et la littérature au xixe siècle parcourent en effet tous les domaines d’un minutieux travail de découverte et de classement : lien de l’écriture aux expositions, rôle entraînant de la critique d’art dans l’innovation technique, influence de la bohème sur les visions du monde (cabaret), de la vie (affiche), de la société (satire) ou du moi (luxe), avis des revues littéraires ou artistiques sur l’édition, essor du livre illustré sous toutes ses formes… Ce sont quarante années de carrière, et une vie passée au service des bibliothèques, qui se trouvent donc ici rassemblées, le volume que nous tenons entre nos mains recueillant des communications ou des articles qui furent proposés lors d’expositions ou de colloques — certains textes cachés dans d’anciennes revues ou d’anciens catalogues n’étant par ailleurs plus accessibles. Le travail critique est en tout cas digne d’éloges et s’incarne là dans les choix concertés d’une iconographie riche de plus de 270 images, liées à la bibliophilie, et reproduites en couleur au centre du livre.
2En un louable effort pour donner une vraie cohérence à une recherche plurivoque et faire surtout du présent recueil un manuel très pratique, Hélène Védrine a choisi de classer les textes selon un ordre à la fois thématique et chronologique : musée et littérature, bohème et fantaisie, revues littéraires et artistiques, livres illustrés. Mais demeure partout explicite la propre démarche de Luce Abélès, croisant les méthodes (sans jamais isoler une œuvre de ses conditions matérielles de production, de la politique de son tirage, de ses modes de diffusion ou de ses techniques de copie), considérant des ensembles (sans jamais séparer les acteurs — écrivains, illustrateurs, éditeurs, typographes, imprimeurs, graveurs, libraires — de leurs sociabilités — expositions, spectacles, galeries, cafés, salons, rues) et reliant les univers (sans jamais couper le livre de luxe de ses éditions populaires). Apparaît en somme une méthode de travail non seulement fondée sur la collection et la comparaison des textes mais encore enracinée dans l’association et la fréquentation des images, avec un notable penchant pour la reconstitution génétique (si ces deux auteurs se sont rencontrés à l’occasion de tel salon, ils ont pu élire telle technique de composition pour développer ensuite leurs travaux…). Or, un style clair et didactique, doué d’une haute précision évitant l’érudition pointilleuse et présentant tous les textes utiles sans présupposer que tout le monde a déjà tout lu, nous permet de lire le présent ouvrage comme en une déambulation fort agréable.
Musée & littérature
3Une première section, éditée et préfacée par Chantal Georgel et Hélène Védrine, envisage la recherche principalement liée aux expositions‑dossiers que réalisa L. Abélès au musée d’Orsay. Il s’agissait alors de présenter un mouvement artistique fédérant peintres et écrivains (la vie de bohème par exemple), un phénomène social engendrant mythes et représentations (le gamin de Paris notamment), un monument de l’histoire culturelle (la baraque de la Goulue par exemple) ou une temporalité de l’écrivain engagé (Champfleury et l’art pour le peuple notamment). On comprend ici que les romans du siècle nous parlent peu de musées — le mot désignant alors plutôt des collections privées, hormis à la fin du siècle chez des auteurs qui sont aussi des critiques d’art — parce que seule une élite fréquente de façon confidentielle ces lieux de culture — la population française vivant bien davantage en proximité des théâtres, des cafés‑concerts et des cirques. Mais le musée peut dès lors devenir un lieu fantasmatique ou un espace d’expérimentation — lorsque Durtal se retrouve ainsi au musée de Dijon dans L’Oblat, il s’élance dans un commentaire érudit de ses œuvres en un feu d’artifice de critique d’art insérée dans la trame du récit, comme en une leçon d’histoire de l’esthétique, naturellement à la gloire des Primitifs, par laquelle on reconnaît sans peine l’auteur dissimulé derrière son personnage (le musée est en ce sens un dispositif dont se sert la fiction en faisant d’une collection affective le propre lieu de la révélation de soi). À rebours de cette joie singulière, le profane cherche toutefois un point d’ancrage dans le lieu matériel de l’édifice pour ne pas s’y perdre — lorsque la noce déambule au Louvre dans L’Assommoir, elle ne voit d’ailleurs pas les œuvres mais les banquettes. Si le musée‑sanctuaire naît avec Le Cousin Pons, où apparaît enfin un vrai collectionneur, il ne peut malheureusement survivre à la disparition de son créateur, parce que la marchandisation menace toujours nos sociétés modernes. On possède aussi un éclairage saisissant d’une nouvelle forme d’auto‑réflexivité grâce à la relation de Champfleury à Daumier : le littéraire se retrouve à tel point dans l’artiste qu’il écrit sur lui pour mieux écrire sur soi (la détestation de tout ce qui est affecté et la passion de tout ce qui est bonhomme ou la faculté de prévoir la révolution de 1848 par l’observation des mutations poétiques rapprochent naturellement le réaliste et le caricaturiste). Or cette relation privilégiée ne va toutefois pas sans ambiguïté, car la construction par Champfleury de l’image d’un Daumier atemporel et dépassant l’horizon de la caricature aplanit sans doute trop la vigueur contestataire de l’œuvre : « cette disqualification du caractère politique des caricatures de Daumier au profit du caractère universel de son art constitue le premier maillon d’une construction idéologique tendant à esthétiser l’œuvre pour la rendre idéologiquement acceptable » (p. 60). La relecture de la correspondance entre Sand et Champfleury à l’aune du prisme artistique — la bataille réaliste — permet quant à elle de dépasser l’anecdote et d’exhumer nombre d’articles critiques du romancier — en une véritable leçon documentaire et bibliographique. On sait par ailleurs que les relations interpersonnelles ont toujours une importance cruciale. Le compagnonnage de Mallarmé avec Whistler et Monet nous enseigne ainsi le sens de cette aristocratie de l’esprit qui hante le poète :
[Whistler] déplorait que l’art fût désormais mis à la portée de tous et menaçât d’envahir tous les domaines, de la décoration des appartements au style des vêtements ; en réalité, les masses s’étaient de tout temps montrées incapables de comprendre la beauté, préférant de loin le clinquant d’une marchandise industrielle à la forme parfaite d’un objet créé par un artiste ; celui‑là seul, être d’élection touché par la grâce, était à même de voir dans la nature la beauté qui y était enfouie. (p. 73)
4La manière qu’a le peintre de représenter Londres, cité industrielle métamorphosée chaque soir en contrée féérique, extrait la grâce de la nature ; la façon qu’a le poète de ne pas chercher la froide signification d’un texte, de même, affirme que « l’homme peut être démocrate [mais que] l’artiste se dédouble et doit rester aristocrate » (p. 74). Lorsque Mallarmé traduit donc Whistler, il accorde un grand soin à sa mise en page, comme il le fait pour ses propres textes et comme le peintre le faisait également en dessinant ses propres couvertures. Le rappel de la conception mallarméenne de l’impressionnisme, vu comme une crise — il s’agit bien en effet de la disparition du sujet (que l’on pense au motif ou à l’individu) au profit de l’aspect (que l’on songe au pur instant fixé sur la toile) — nous permet au demeurant de saisir combien la conception de la poésie propre à notre auteur — jusqu’en sa célèbre crise de vers — dirige sa vision de la peinture de Manet — peintre de ces fleurs dont Mallarmé parlera beaucoup aussi — ; mais ces rapprochements successifs nous permettent encore de saisir la propre démarche de L. Abélès, puisque la projection de son art, opérée par un littéraire, sur l’art d’un plasticien, révélée par son œuvre, semble être une clé harmonique qu’aime faire fonctionner notre critique (nous l’avons déjà aperçue avec Huysmans et Champfleury) ; la démarche herméneutique ne s’en trouve au demeurant que plus incarnée, jointe aux fréquents renvois vers le cahier iconographique central en couleurs qui permet de visualiser les travaux cités. Faire voir : n'est‑ce pas l’épure du travail critique ?
Bohème & fantaisie
5Une deuxième section, éditée et préfacée par Françoise Cestor et Jean‑Didier Wagneur, envisage les axes essentiellement ignorés avant les explorations novatrices que réalisa L. Abélès dans les années 1990. Il s’agit alors de présenter la chanson, le théâtre d’ombres, le cabaret, la pantomime et le monologue ou l’affiche et la petite presse (autant de réalités sans lesquelles on ne comprend pas beaucoup Verlaine, Lautrec, Huysmans ou Manet) en une approche par les marges qui sait associer l’histoire sociale et l’histoire culturelle. En abordant la figure du gamin de Paris — type popularisé par la littérature pittoresque sous la Monarchie de Juillet et assemblage de motifs (perception ambiguë d’une ville dont le gamin est l’émanation, problème réel que pose le vagabondage des enfants, rôle joué par ceux‑ci dans les insurrections qui traversent la première moitié du siècle) —, on comprend le lien organique qui unit le gamin à la ville et la synthèse de ces deux réalités dans le bruit et la fureur — l’enfant vient des couches populaires, est apprenti de bonne heure et peut déambuler en ville sans beaucoup d’interdits (voilà qui en fait l’ennemi de l’agent de police et l’ami de tout mouvement d’émeute, surtout avant les malheureuses transformations haussmanniennes). On conçoit surtout à quel point l’image a pu s’emparer de cette figure, dont Gavroche est devenu l’emblème, quoique l’on eût aimé que la question ne soit pas traitée sous le seul angle politique mais soit aussi liée à l’angle esthétique du carnaval qui en constitue également la matrice (Gavroche lui‑même ne meurt‑il pas en chanson, rendant impossible sa récupération idéologique ?). Tout change certes après l’insurrection de 1832, puisque l’on associe désormais classe laborieuse et classe dangereuse et que l’on crée alors une école obligatoire et un système carcéral pour les enfants. Tout aussi importants sont du reste les portraits de bohèmes oubliés, comme celui de Fernand Desnoyers dont la biographie se voit reconstituée à partir de témoignages et d’articles — cette figure intéressante prend résolument parti pour le réalisme et s’intéresse aux marionnettes et à la pantomime (p. 113) —, ou les analyses de grandes peintures, comme cette œuvre de Manet dont la dame aux éventails se voit scrupuleusement identifiée à partir de notations diverses — en termes d’esthétiques, de caractères, d’influences et de nominations (p. 126‑127). N’oublions pas l’intéressante situation de Verlaine face à la bohème : non seulement il déclara à Orfer « je ne suis pas un bohème » mais encore il eut ces mots si touchants sur Rimbaud : « il ne fut pas un bohème ; il n’en eut ni les mœurs débraillées, ni la paresse » ; et l’on connait pourtant les vers de « laeti et errabundi » : « Quoi, le miraculeux poème / Et la toute‑philosophie, / Et ma patrie et ma bohème / Morts ? Allons donc ! tu vis ma vie ! » ; or c’est que la bohème n’est pas le bohème (la bohème étant une inconditionnelle liberté de principe et le bohème étant une misère entretenue qui fit au contraire souffrir Verlaine jusque dans sa chair — il est d’ailleurs imprécis de dire que le poète « exhibe sa marginalité » à la fin de sa vie sous prétexte qu’il se laisse photographier par Dornac « le regard perdu dans une rêverie douloureuse » (p. 135) ; il ne peut en vérité faire autre chose, subit son sort et sa maladie, et n’épouse alors aucunement la scénographie auctoriale du poète‑misère que suppose en vérité la figure du bohème ; L. Abélès le reconnaît elle‑même, un peu contradictoirement, en notant par ailleurs, en une formule qui semble plus juste, « le type que Verlaine avait endossé à son corps défendant » (p. 135). Si le maître‑mot de la période étudiée est évidemment la fantaisie, osons tout de même remarquer que certains articles, dont la forme épouse peut‑être un peu trop le fond, peuvent se révéler des études à tiroirs, multipliant les parenthèses de contextualisation certes utiles mais courant le risque de perdre aussi le lecteur bénévole (p. 144) — sans parler des textes qui ne relèvent pas de l’histoire ou de la littérature mais de la pure bibliophilie et qui peuvent là aussi sembler très pointus (p. 163). Mais l’auteur sait en revanche revenir sur des hypothèses qu’elle avait elle‑même échafaudées dans le passé et que ses recherches ultérieures n’ont pas corroboré, ce qui donne l’impression fort agréable d’un mouvement réel et d’une sincérité franche (p. 193). La destinée des panneaux peints par Lautrec pour la baraque de la Goulue, artiste sur le déclin mais que le dessinateur épaule par fidélité à son histoire, est enfin un beau témoignage, rehaussé par une passionnante érudition montrant que la composition emprunte ses éléments à des réalisations antérieures, tel un immense puzzle (« la pose du couple de danseurs reprend une pochade de dix ans antérieure, Au moulin de la galette : la Goulue et Valentin (vers 1885) [fig. 90] qui jouait déjà de l’opposition des deux figures ; le profil de Valentin semble calqué sur celui de l’affiche Moulin Rouge : la Goulue [fig. 86] ; quant à la composition générale, c’est celle qu’adopte le plus souvent le peintre quand il peint les célébrités chorégraphiques en action […] comme [dans] Dressage des nouvelles par Valentin le Désossé (1890) [fig. 96] ») — et par des informations biographiques utiles nourries de témoignages de contemporains. Tout ce monde disparaît hélas en 1914.
Revues littéraires & artistiques
6Une troisième section, éditée et préfacée par Anne‑Christine Royère et Julien Schuh, envisage le décisif avènement de l’illustration à partir de 1830, engageant une professionnalisation sans précédent de l’édition (avant que la photographie, à partir de 1880, ne fasse à nouveau bouger les lignes établies) et, simultanément, un combat réel entre partisans de la multiplication des procédés de reproduction photomécaniques et partisans du caractère artiste d’une production anti industrielle. Or L. Abélès a parfaitement compris que les choix esthétiques de la presse se comprenaient par une archéologie des médias. Les facteurs socio‑économiques ayant ici leur importance, ses études donnent parfaitement corps à la vie des éditeurs et des imprimeurs, en des analyses qui se lisent parfois comme des romans (ce qui est fort agréable). Nous pouvons rencontrer là de vrais architectes de l’imprimé, avec de vraies idées esthétiques sur l’idéologie du livre, et nous dire que le monde a définitivement sombré. Il n’en reste pas moins que l’approche totalisante proposée par le présent ouvrage nous permet de comprendre l’aspect collectif d’une création de qualité, puisqu’il n’est pas même de périodiques sans cabarets, théâtres ou galeries — et ultimement sans livres, tout au bout de la chaîne. Une étude sur les orientations d’une revue (p. 207) nous fait sentir combien les jeunes gens espèrent pouvoir se faire enfin une place dans le monde de la culture (et le grand nombre de citations critiques issues de la Renaissance littéraire et artistique nous en donne véritablement le ton, en même temps qu’il réalise l’histoire des petites publications du temps). Une étude sur la présence des auteurs nordiques (Ibsen ou Strindberg) en revues (vers 1890) nous permet de nous faire une claire image de la réception de Nietzsche en France, par‑delà quelques réels mouvements de résistance (en septembre 1893, dans L’Ermitage, Hugues Rebell dénonce « l’art maladroit, utilitaire et trop national d’un Ibsen » ou « les prédications folles et barbares d’un Tolstoï » pour leur opposer « l’œuvre du génie français : œuvre de choix, de goût, de correction suprême » en songeant à l’école romane de Jean Moréas). Une étude sur le très éphémère journal L’Escarmouche (illustré in‑folio), qui dura deux mois, nous permet d’aborder une presse fort militante qui, à cette époque, pouvait se targuer d’une vraie qualité d’illustration (grandes planches en noir et blanc dues aux dessinateurs les plus novateurs de l’époque) — « les dessins font d’ailleurs l’objet d’un tirage de luxe en lithographie à cent exemplaires sur vélin, signés par l’artiste » (p. 249) — ; et l’on découvre même que Lautrec patronna en personne cette publication : « je viens vous proposer ceci : notre journal L’Escarmouche édite des lithographies originales d’Ibels, Valloton, Bonnard, Anquetin et moi » écrit l’artiste à Octave Maus (p. 251). Mais c’est le travail sur Octave Uzanne qui fascine sans doute le plus. Le bibliophile répond alors à la question de savoir quel livre illustré convient pour les temps qui viennent : « Un vrai beau livre doit donner une impression décorative voulue par l’esprit de son texte. Le titre, les têtes de chapitres, lettrines ornées, culs‑de‑lampe, grandes et petites vignettes, tout doit être exécuté spécialement pour un ouvrage en harmonie avec les tableaux hors‑texte qui figurent les principales scènes » (septembre 1890) (p. 262). Le cahier illustré auquel nous sommes renvoyés achèvera d’ailleurs de nous faire pleurer, surtout lorsque l’on sait que le remplacement d’Uzanne par Grand‑Carteret abolira cette formidable orientation : « placer sur le même plan “la vignette‑réclame“ et “l’estampe des maîtres“, c’est affirmer d’emblée que la valeur esthétique de l’illustration importe peu au directeur, qui se pose en historien de l’image et non en amateur » (p 265) ; « la totale incompréhension dont [il] fait preuve à l’égard des représentants de l’école symboliste se situe dans la logique de sa démarche : s’attachant à l’image considérée en tant que document, [il] ne pouvait comprendre l’intérêt que présentaient une littérature et un art fondés sur la suggestion » (p. 266). Or l’écriture de L. Abélès sait même susciter ici des vocations, ce qui n’est certes pas le moindre de ses mérites : « la langue d’Uzanne, dont on se plaît là à citer quelques extraits, nécessiterait à soi seule une étude : loin d’être gratuite, elle montrerait que la rénovation du livre passe chez lui par une modification du vocabulaire et de la syntaxe employés à le décrire » (p. 262). Quant au rôle du japonisme dans le développement de la couleur sur les illustrés français, désirant se singulariser par rapport à la photographie montante, il mériterait effectivement d’être mieux connu.
Livres illustrés
7Une quatrième section, éditée et préfacée par Évanghélia Stead et Hélène Védrine, envisage l’impressionnant travail de référencement de L. Abélès qui créa une monumentale base de données sur le livre illustré au XIXe siècle (toutes les éditions d’un même livre, avec toutes ses caractéristiques, s’y trouvent répertoriées — en 5500 références accompagnées de plusieurs milliers d’images). Se trouvent ainsi étudiées la création et la circulation des formes, au sein d’un décloisonnement bienvenu des disciplines (histoire de la littérature, histoire de l’art, histoire du livre, histoire de l’édition, histoire des techniques …) et des objets (grands et petits auteurs, luxe et affiche …). Ne trouveraton pas édifiant qu’un auteur aussi persuadé que Mallarmé que tout ce qu’évoque un livre ne doit se passer qu'au dedans de l’esprit ait voulu faire illustrer plusieurs de ses textes par son ami Manet (ce qui ne marque rien de moins que l’origine du livre de peintre) et composé des versiculets sur des dessins de Raffaëlli pour l’album Les Types de Paris ? Songeons à son édition du Corbeau — traduction du poème de Poe — dont le format est si monumental, avec des planches lithographiques invraisemblables et clairement séparées du texte, que sa consultation en est très malaisée — dans l’esprit de l’atmosphère crépusculaire qui règne d’ailleurs dans le poème (« tandis que je m’appesantissais, faible et fatigué, sur maint et bizarre volume de savoir oublié ») — ou à l’effarement des illustrateurs contactés par le poète pour orner ses textes — ce que confirme ce mot alarmé de Berthe Morisot à Mallarmé au sujet du Tiroir de laque : « Renoir et moi sommes très ahuris, nous avons besoin d’explications pour les illustrations » (p. 325). Un article bienvenu sur le travail de Louis Legrand, artiste très prisé (par Ramiro, Kahn, Mauclair) puis mort oublié en 1951, fait connaître ce graveur original ayant débuté dans le registre grivois (comme beaucoup à la fin du siècle) et ayant été protégé par Rops (ce qui est tout dire) : « en suivant la carrière de Louis Legrand, qui le mène du dessin de presse grand public à la gravure originale destinée à un petit nombre d’amateurs et en étudiant les sujets qu’il a traités de manière privilégiée, on tentera de comprendre pourquoi son œuvre a bénéficié d’une telle faveur pendant un laps de temps réduit » (p. 344 — “suivre des artistes“, voilà bien au demeurant la définition même de la vocation de L. Abélès). Or la clé du succès de Legrand se trouve naturellement dans la vogue du cancan et de la danse érotisée flattant le voyeurisme, avant qu’un changement ne s’opère assez radicalement (le dessinateur aborde notamment la religion, avec des saintes familles transposées à l’époque contemporaine et traitées avec un réalisme minutieux, un Christ auquel il prête, à trente‑trois ans, ses propres traits dans une eau‑forte, et son fameux Livre d’heures de Louis Legrand — avec 13 eaux‑fortes en deux états, dont hors texte, et 200 dessins dans le texte, en 1898 — où des textes en latin et en français tirés de la Bible alternaient avec des ballades de Villon et des Noëls en patois bourguignon). Suivront d’autres textes sur les éditions illustrées de Poe (avec une utile table chronologique de toutes ses traductions imagées en France) ou de Champfleury (dont L. Abélès est spécialiste au point de reconstituer ses diverses velléités grâce à sa correspondance, en un authentique travail de génétique virtuelle) et quelques études sur le livre d’enfants au tournant du siècle (en sa double veine fantaisiste et fantastique), l’ornementation d’À rebours par Lepère (« c’est rudement difficile à illustrer — je ne vois même pas dans ce livre matière à illustration au terme convenu ; de scènes, il n’y en a pas, et puis l’écriture est si descriptive, si colorée que je ne vois pas ce que le commentaire dessiné ajouterait ; je crois qu’au contraire il retirerait au texte » ; « faisons un livre typographique » ; « que l’ensemble fasse un bibelot rare — et laissons‑nous aller à toutes les fantaisies de l’arabesque » [p. 418]) ou l’invention des couvertures en couleurs par Chéret (transposant pour l’imprimé les techniques qu’il mit au point pour l’affiche, malheureusement détournées bientôt par les publicitaires pour vendre n’importe quoi en captant seulement les regards).
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8La richesse du travail est indéniable, même si son revers est de produire parfois quelques études relevant presque de l’anecdotique (p. 429). Le contexte est certes utile à un littéraire, mais l’histoire n’est jamais première à ses yeux, normalement aimantés par les formes et les styles. Il n’en reste pas moins que le présent ouvrage est réellement une mine d’informations et de suggestions, toujours éclairantes et enthousiasmantes, éditée sur un beau papier en une présentation soignée (malgré quelques mots parfois redoublés). Un ample appareil de notes nous offre une multitude de références bibliographiques utiles, dont certaines sont rares ou très spécialisées, lorsqu’elles proviennent de revues confidentielles. On quitte en tout cas ce livre avec une folle envie de se lancer dans la recherche. Quel cadeau de prix !