Baudelaire : beaux derniers lambeaux
1Si l’on en juge par son titre, l’ouvrage que vient de faire paraître Richard Sieburth n’annonce apparemment rien de spécial aux lecteurs francophones, qui songeront peut‑être : voilà une (simple) sélection de fragments tirés de l’œuvre tardive de Baudelaire, traduits et commentés en anglais. Ces mêmes lecteurs seront tentés de passer leur chemin, avec le sentiment (d’ailleurs parfaitement justifié) qu’ils peuvent quant à eux compter depuis plusieurs années sur d’excellentes éditions critiques du Spleen de Paris, de Fusées, de Mon cœur mis à nu et de La Belgique déshabillée1.
2Ce serait toutefois dommage, car, à l’examen, la traduction et la présentation de ces « late fragments » recèlent des trésors d’érudition et d’observation de nature à intéresser, au‑delà du public lettré de langue anglaise auquel ils se destinent en priorité, tous les lecteurs de Baudelaire. On n’exagérerait pas en disant que l’ouvrage se recommande plus largement encore à tous ceux qui s’intéressent à la modernité, tant les motifs qu’il file à ce sujet — à commencer par les motifs, contenus et un peu cachés dans la sobriété du titre, de l’écriture fragmentaire et de la « lateness2 » — sont nombreux et suggestifs.
3R. Sieburth y reprend l’approche éditoriale qui a fait son renom de traducteur et qu’il a pu éprouver au fil des années sur un vaste corpus d’auteurs français et allemands (de Louise Labé et Maurice Scève à Henri Michaux et Michel Leiris, en passant par Hölderlin, Nerval, Benjamin…). Il décrit cette approche comme la combinaison d’un « art of the introductory essay with the crafts of philology and translation » (p. VII). Son commentaire, qui se déploie d’entrée de jeu dans le cadre de l’introduction générale d’une trentaine de pages, fait fond sur la biographie baudelairienne tout en intégrant des considérations d’ordre à la fois littéraire, linguistique et philosophique. Beaucoup de ces considérations, portant l’empreinte d’une longue fréquentation avec Benjamin, Blanchot et Barthes, en particulier, mettent en valeur l’« écriture » (comme on aimait à dire naguère), mais une écriture délestée de sa charge excessivement spéculative et comme décantée par l’expérience, rendue à ses enjeux les plus pertinents. Le commentaire procède aussi à de réguliers changements de plan ; il alterne détails parlants (et volontiers piquants) et synthèses à caractère historique ou conceptuelle. On soulignera à cet effet la rigueur avec laquelle sont déclinées les articulations maîtresses, souvent complexes, de la pensée de Baudelaire, comme en témoignent bien les passages sur la dynamique de la « centralisation » et de la « vaporisation » du Moi (p. 53‑56) ou sur l’influence de la théologie politique de Joseph de Maistre (p. 38‑41). Le commentaire est ainsi tout autant varié que dense, et doué d’un allant qui le rend de bout en bout passionnant à suivre. De fait, au‑delà même des pointes d’humour et d’esprit qui accompagnent le propos, et en dépit du parcours « infernal » qu’il s’agit de restituer et de caractériser, quelque chose d’heureux et de généreux émane de cette démarche éditoriale (quelque chose qui tient bien sûr à la jouissance du signifiant partagé) et lui confère par certains côtés, dirait‑on, l’aspect d’une moderne « promenade » littéraire.
Vieillesse et « lateness »
4L’introduction générale éclaire l’ultime période de la création de Baudelaire — ce qui est un premier sens, le plus évident, de sa « lateness » — en la considérant par rapport au reste de sa vie et de sa production. En conformité avec la plupart des critiques, notoirement Charles Mauron à qui l’on doit les travaux pionniers sur le « dernier Baudelaire3 », R. Sieburth situe le début de cette « vieillesse » littéraire dans la seconde partie de 1861, soit tout juste après la publication de la deuxième édition des Fleurs du Mal. Même en se gardant des illusions rétrospectives, il est difficile de ne pas voir dans la succession d’échecs et de déconvenues que connaît Baudelaire à partir de cette époque — qui est aussi celle de sa quarantaine — le mouvement d’une descente plus ou moins constante, le glissement d’une chute comme irrémédiable vers le silence et la mort. Chute accélérée par le départ volontaire (et suicidaire) du poète à Bruxelles en avril 1864 et consommée par l’ictus du printemps 1866 qui le laissera peu de temps après aphasique et hémiplégique, comme on sait. R. Sieburth évoque les principaux événements concourant, en amont, à expliquer cette vieillesse tragique : au premier rang desquels, bien sûr, la dation du conseil judiciaire de 1844 et la condamnation, suivie de l’expurgation, des Fleurs du Mal par la justice en 1857, dont on sait la portée mortifiante qu’elles eurent sur le poète. Mais aussi, la syphilis qu’il aura contractée dans sa jeunesse, avec laquelle il vivra tant bien que mal avant qu’elle ne compromette sérieusement sa santé dans les années 1860 et ne le conduise finalement à la mort, en août 1867.
5Tous événements qui vieillirent prématurément Baudelaire, qui rivèrent sa vie et son œuvre au poids d’un spleen toujours plus accablant. On se tromperait toutefois en pensant que cette « lateness » est exclusivement tragique : « poète comique », comme l’a montré Alain Vaillant4, Baudelaire l’est jusqu’à la fibre et jusqu’à la fin. Peut‑être l’est‑il plus que jamais dans les années soixante, alors qu’il essaie d’élaborer une esthétique bouffonne, ou de donner un nouvel élan à son inspiration grotesque. R. Sieburth ne manque pas d’indiquer au passage l’un des points d’ancrage biographiques les plus significatifs de ce bouffon : la brigue par Baudelaire, à l’hiver 1861‑1862, d’un siège à l’Académie française. Étrange démarche que celle de ce poète maudit se livrant au rituel des visites académiques, avant de prendre la mesure de sa « grosse sottise », selon son expression, et de retirer sa candidature. Tout au moins l’expérience (décrite ici comme un « proto‑Dadaist stunt » [p. 10]) aura‑t‑elle eu l’intérêt de nourrir le projet d’un « livre bouffon » dirigé contre les Immortels et, plus largement, contre l’institution littéraire. Le désir de vengeance de Baudelaire n’empruntera pas cette voie, mais, loin de désarmer, il s’intensifiera et, avec les années, s’associera de plus en plus étroitement au motif du bouffon. En Belgique, à la manière d’un ersatz d’inspiration, il en viendra même à se substituer presque définitivement à l’imagination poétique et à animer cette écriture bête et méchante en laquelle on peut reconnaître l’expression la plus emblématique du « late style » de Baudelaire.
6On comprend que R. Sieburth accorde une attention spéciale au séjour du poète en Belgique, qui recouvre les deux dernières années de sa vie lucide et offre une sorte de concentré ou de précipité de sa « lateness ». L’éditeur‑traducteur rappelle qu’en gagnant Bruxelles en avril 1864, Baudelaire n’avait pourtant pas l’intention de s’y enterrer vivant : si l’aventure tourna rapidement à l’échec, elle promettait à l’origine d’être avantageuse sur le plan financier et symbolique, en lui permettant de fuir ses créanciers parisiens et, ce qui est plus important, en lui ouvrant de nouvelles perspectives éditoriales. La correspondance, pourrait‑on ajouter, suggère qu’elle représentait davantage encore : derrière la « campagne manquée5 » de Belgique, se devine l’espoir du poète de se reconquérir lui‑même, avec, à la clé, plus ou moins fantastiquement, un retour à Paris en forme de retour en gloire, de triomphe d’écrivain. Pourquoi Baudelaire est‑il resté à Bruxelles au‑delà des quelques semaines initialement prévues et tandis que tout espoir, non seulement de réussite mais de bonheur, semblait évanoui ? Là est la question (que ses proches n’ont pas manqué de se poser), et là se signalent des motifs à caractère suicidaire ou autopunitif qui ne sont pas les déterminants les moins intéressants, du point de vue psychobiographique, de la « lateness » baudelairienne.
7Évidemment, tout en ayant soin d’en montrer les dimensions biographiques et institutionnelles, R. Sieburth envisage en priorité cette « lateness » en tant que fait d’écriture, phénomène de création engageant l’œuvre — sa décomposition tout autant que sa composition. Il est significatif qu’il emprunte l’amorce de son introduction à l’article célèbre sur Beethoven où Adorno définit le « style tardif » par analogie à des fruits mûrs et gâtés : les œuvres procédant de ce style étant « rarement rondes et lisses, mais pleines de rides, voire déchirées ; leur goût n’est pas sucré, et avec leurs épines, leur amertume, elles se refusent à être simplement goûtées » (p. 16). La partie du corpus baudelairien postérieure à 1861 est de nature à produire une telle impression : constituée de textes en prose en grande majorité inachevés et (exception faite de trois poèmes) publiés à titre posthume, elle décrit une formation aux contours irréguliers, morcelée, dispersée à travers les genres de l’essai, de la critique, du poème en prose, de la maxime, de la réflexion, de l’anecdote... Mais c’est plus encore le mouvement qui anime globalement cette formation de fragments — mouvement de dérive qui éloigne non seulement du vers, mais de la Poésie et de l’Idéal —, qui semble la rendre impropre à la « dégustation » esthétique et lui imprimer l’aspect, fortement anticlassique, de la « lateness » évoquée par Adorno.
8Placé devant cet archipel de textes et de lambeaux de texte, le lecteur prend facilement la mesure de ce que R. Sieburth désigne, en empruntant au vocabulaire de Maurice Blanchot, comme le « désœuvrement » (p. 1) du dernier Baudelaire : peine à écrire, difficulté à trouver l’inspiration, qui enfonce le poète (et, en Belgique, l’« encruche », comme le constatera à son grand regret Poulet‑Malassis7) dans un état d’oisiveté chargé de dégoût et de frustration. Au printemps 1861, déjà, songeant au triste sort de Nerval, Baudelaire avouait sa « peur de ne plus pouvoir penser, ni écrire une ligne8 ». Force est de constater que le bout d’avenir qui lui reste, sans confiner à la stérilité complète, n’aboutira à rien de littérairement consistant, n’accouchera en particulier d’aucun livre (exception faite des Épaves, plaquette parue très tardivement, en mars 1866). Mais R. Sieburth insiste aussi (en tirant habilement parti de la dialectique blanchotienne) sur le fait que ce « désœuvrement » doit être compris solidairement avec la perspective de l’« œuvre‑à‑venir » : à savoir le désir, qui animera le poète jusqu’à ses derniers jours, de voir ses principaux écrits (poésie versifiée, poèmes en prose, essais littéraires et critique d’art) réunis dans le cadre d’une même édition. Il paraît d’autant plus judicieux, sur le plan critique, de faire référence à ce projet éditorial qu’on a tendance à l’escamoter ou à le réduire à une possibilité de gain financier (ce qu’il est bien sûr) : le propos de Sieburth lui restitue en quelque sorte sa part de rêve, la puissance fantasmatique en regard de laquelle il paraît expliquer l’investissement imaginaire somme toute soutenu (ou l’illusio, pour le dire avec Pierre Bourdieu) du dernier Baudelaire dans le jeu des lettres, en dépit des conditions adverses. Certes, l’« œuvre‑à‑venir », ici, n’a pas la visibilité d’un « Livre » comme celui de Mallarmé, ni sa « futurité » quelque peu publicitaire (« Croyez que ce devait être très beau »). Mais on semble bien fondé de reconnaître, en elle aussi, une forme d’absence agissante, tout à la fois point de visée et point de fuite du désir présidant à l’écriture. D’ailleurs, le reste du propos de Sieburth, et plus nettement encore par référence au projet d’essai sur la Belgique, invite à réfléchir à la place de l’œuvre inachevée et comme inachevable (en un mot, du « grand Œuvre ») dans l’économie symbolique des productions tardives. Les diverses allusions au Gesamtkunstwerk de Wagner, au Livre des passages de Benjamin ou bien au Livro do desassossego de Pessoa pointent vers cette problématique, dont l’introduction, en domaine baudelairien, constitue sans aucun doute l’un des apports critiques les plus originaux du présent ouvrage.
Des « brièvetés » de tout genre
9Mises à part les notes de bas de page qui accompagnent le texte traduit (des notes bien fournies sans être envahissantes, peut‑on juger), le reste du commentaire se distribue dans les introductions précédant chacune des trois parties de l’ouvrage (« Flares, Hygiene, My Heart Laid Bare », « Late Prose Poems and Projects » et « Belgium Disrobed »), ainsi qu’en tête des sept documents reproduits en annexe9.
10R. Sieburth présente d’abord les fragments que l’on a longtemps et abusivement appelés « journaux intimes » et qu’il propose plutôt de désigner sous le nom de « brevities » (p. 31), pour signifier la nature avant tout formelle de leur parenté (et pour marquer en même temps l’influence décisive de Poe, qui utilise le mot). Sa présentation suit le modèle d’André Guyaux, qui distingue clairement les trois séries Fusées, Hygiène et Mon cœur mis à nu. Mais il s’en écarte aussi, en supposant (avec Claude Pichois) que les fragments d’Hygiène prolongent, dans un sens plus intime, ceux de Fusées et qu’ils méritent comme tels d’être publiés directement à leur suite. R. Sieburth revient sur les principales thématiques et sources d’inspiration (Rousseau, de Maistre, Emerson…) de ces fragments, tendant aussi bien vers le mot d’esprit et l’autoportrait que vers l’exercice spirituel. Il se penche également sur leur réception. On retiendra en particulier le développement assez long qu’il consacre à Nietzsche, premier « lecteur systématique » (p. 49) de Fusées et de Mon cœur mis à nu. Le philosophe découvre lesdits fragments à l’hiver 1887‑1888, dans l’édition des Œuvres posthumes récemment publiée par Eugène Crépet. Tout comme sa correspondance, les passages qu’il retranscrit dans son carnet de notes — sur plus de 70 pages — témoignent d’une vive admiration, plus encore : d’une réelle fascination. En ce Baudelaire tardif, Nietzsche reconnaît d’une part, sous l’influence, il est vrai, des Essais de psychologie contemporaine (1883) de Paul Bourget, un maître à penser emblématique de la décadence européenne (p. 51) ; d’autre part, et surtout, un double, un frère, dans l’élévation intellectuelle comme la déchéance physique. R. Sieburth évoque les modalités imaginaires de cette reconnaissance en mettant en lumière, entre scène de lecture et scène de traduction, les opérations d’écriture de Nietzsche :
Reading Baudelaire, Nietzsche was inspired not just to quote him but to rewrite him, the seventy pages of his notebooks sometimes reproducing the original French, sometimes refracting it into German, and sometimes oscillating between the two languages within the space of a single sentence or passage. One has the sense that in this process of mimetic introjection, Nietzsche is engaging in an uncanny translation (and Umwertung) of himself—just as Baudelaire had spoken of having had the eerie sensation, upon first translating Poe, of reading words and phrases he himself had already conceived. (p. 53)
11Et l’éditeur de conclure : « Nietzsche was the first and last reader to recopy (and thus to reauthor) Flares and My Heart Laid Bare in his own split-image and -language, discovering his own posthumousness in the process » (p. 54).
12La deuxième partie du volume est centrée sur une sélection de poèmes en prose. Des textes achevés, certes, mais auxquels il ne paraît pas abusif d’appliquer le terme de « fragments », surtout si on considère que Baudelaire lui‑même l’emploie en ce sens (p. 128). Les pièces retenues par R. Sieburth correspondent aux onze poèmes en prose les plus tardifs et, incidemment, aux onze derniers dans l’ordre de présentation habituel du Spleen de Paris, établi sur la première édition de 1869. Même si leur genèse et leurs thématiques sont bien connues (la critique des cinquante dernières années, comme on sait, ayant consacré autant, voire plus d’attention au Spleen de Paris qu’aux Fleurs du Mal), le fait d’extraire ces onze pièces de leur cadre éditorial traditionnel pour les constituer en une séquence textuelle indépendante et les contextualiser par référence à un segment relativement court de la biographie — celui du séjour à Bruxelles, où elles ont toutes été composées — crée un sensible effet de dé‑familiarisation. Le cadre changé, c’est le regard du lecteur qui perçoit de nouveaux liens. Certes, le groupement de ces textes — dans la mesure où ils ont pour vocation manifeste, à l’égal des autres poèmes en prose, de produire des effets de rupture de toutes sortes, de cultiver une « discrépance » générale, comme dirait Baudelaire (p. 37) — ne permet pas de dégager une communauté de thèmes bien précise. Mais il permet néanmoins de mieux discerner certaines dominantes, notamment la tendance vers l’allégorie comique, espèce affine de la caricature (« Le miroir », « Perte d’auréole ») ou vers une critique politique formulée en termes plus que jamais violents et énigmatiques. Tendance parfaitement illustrée par le poème « Assommons les pauvres », où l’interprétation ne parvient pas à positionner politiquement le texte et par extension son auteur, si ce n’est en l’assimilant à une forme de « nihilisme révolutionnaire intransigeant » (« uncompromising revolutionary nihilism ») (p. 139) — ce qui, à la réflexion, pourrait bien constituer la description la plus juste du profil idéologique du dernier Baudelaire.
13En complément à cette sélection, R. Sieburth procure la série de titres et d’ébauches se rapportant aux soixante‑cinq poèmes en prose que Baudelaire aura projeté de composer, de même que l’inventaire des divers romans et nouvelles qu’il aura envisagés à un moment ou à un autre de sa carrière. L’ensemble de ces projets — pour la première fois traduit intégralement en anglais — constitue la composante « la plus virtuelle » (p. 145) de l’œuvre baudelairienne. Sur une plage de plus de vingt pages, R. Sieburth dispose ces reliques avec soin, en les recommandant à une attention un peu fétichiste, comme autant d’occasions de se livrer à la jouissance (toute symboliste) de la suggestion (p. 145). Occasions très tentantes, en effet. Les plus tardives de ces reliques s’offrent aussi, quand on songe à leur auteur accablé par la dépression et la maladie, comme autant de « symptômes de ruine » — pour le dire en citant l’une des plus célèbres et des plus pathétiques, consignée tout juste avant l’effondrement neurologique du printemps 1866.
14Dans une lettre de février 1865, Baudelaire concevait Mon cœur mis à nu comme un « gros monstre, traitant de omni re10 ». L’image pourrait tout aussi bien qualifier l’autre projet de livre auquel il travaille le plus durant son séjour bruxellois : cette Belgique déshabillée ayant d’abord eu cours dans le monde éditorial sous le nom de Pauvre Belgique, et faisant l’objet de la troisième partie du présent ouvrage. Composé de 360 feuillets de notes et d’un bon stock de coupures de journal, le dossier préparatoire original de cette œuvre mort‑née a bien quelque chose de monstrueux : il porte la trace de plusieurs tentatives, brassant des genres aussi variés que la satire bouffonne, le pamphlet politique, le reportage et le guide de voyage. Assez lourdement répétitif et raturé, le texte y avoue surtout beaucoup de tâtonnements. R. Sieburth le nettoie légèrement en émondant certaines répétitions inutiles — juste ce qu’il faut pour ne pas fatiguer indûment le lecteur tout en lui permettant d’éprouver le fort mouvement de ressassement qui ressort de l’ensemble, et qui n’est pas la moindre composante de la « lateness » baudelairienne. Fait appréciable, sa traduction s’étend aux annotations caustiques dont Baudelaire a lacéré certains des articles de journal qu’il a extraits de la presse belge, dans son souci de s’immerger dans le discours social. Notons aussi que l’éditeur choisit de placer l’« Argument » du volume (l’espèce de prospectus analytique que Baudelaire a composé à l’hiver 1866 à l’usage de ses éditeurs pressentis) non pas après, comme c’est habituellement le cas, mais plutôt avant les feuillets de notes, ce qui facilite la compréhension du tout et se prête sans doute mieux aux habitudes de lecture du public anglo‑saxon.
15Aussi peu aboutie soit‑elle littérairement, La Belgique déshabillée n’en constitue pas moins le laboratoire de la dernière expérience de création du poète. Elle témoigne aussi, dans la chute, de sa « dernière joie11 ». Une certaine lumière perce en effet des éléments de description que Baudelaire note à l’occasion de ses déambulations « touristiques » dans les églises jésuites de Bruxelles et de la province belge. Des églises « boudoirs » dont les ornements au style sensuel et délicat, « joujou et bijou12 », exercèrent une puissante séduction sur lui. C’est en contemplant ce style baroque — puisqu’il faut l’appeler par son nom et puisque c’est ici que le baroque est pour la première fois identifié comme tel13 — que Baudelaire a l’intuition d’une « antiquité nouvelle14 ». Cette illumination justifierait à elle seule que l’on marque d’une pierre blanche les deux dernières années du poète. Mais, comme le suggère R. Sieburth dans la suite de son introduction, l’intérêt critique des écrits belges ne se limite pas à cette seule expérience. Il réside aussi dans leur composante satirico‑pamphlétaire, qui s’impose avec le plus d’évidence et mobilise la majeure partie des feuillets. En prenant en joue la prospère et dynamique Belgique de Léopold Ier, le satirique Baudelaire entendait régler ses comptes avec la société libérale tout entière. On constate toutefois, en parcourant les nombreuses notations à caractère « physionomique », qu’il est plus souvent et plus immédiatement absorbé par le spectacle de la vie ordinaire des Bruxellois. Son expérience de l’étranger est d’abord celle de la rue : d’une rue pour ainsi dire barbare, impropre à la conversation et à la flânerie, où il n’est plus question pour lui de « jouir de la foule » ; où il donne plutôt l’impression de se fixer pour détailler avec le plus de méchanceté possible le tout‑venant belge, défilé de laideur, de conformisme, de bêtise. Dans cet exercice d’analyse et de défoulement — nouvelle et radicale « Swiftian satire of this land of Yahoos » (p. 210) —, la perception est naturellement dominée par le regard, mais les autres sens ne sont pas en reste. En décomposant la gamme des impressions sensorielles impliquées dans les notes du poète, R. Sieburth réussit en quelques paragraphes à donner une image singulièrement vive de sa « situation » à Bruxelles (p. 209‑214). Il confère par là même un peu plus de relief à une présence énonciative qui reste autrement difficile à cerner. En même temps, son propos n’édulcore en rien la crise dont est symptomatique cette inscription textuelle trouble. Car le sujet qui s’énonce dans La Belgique déshabillée semble lui‑même affecté par le Mal qu’il ne cesse de flétrir, lui‑même happé par ce mimétisme généralisé qui serait le lot de la Belgique et qui condamnerait ses habitants à être des « singes en tout », en les privant de toute individualité (culturelle, politique, ontologique). Obnubilé et menacé par l’image que lui renvoie son autre, le tout dernier Baudelaire semble bien avoir perdu ses repères symboliques élémentaires, et être engagé dans un hallucinant « devenir‑belge » (p. 21). R. Sieburth compare son état à celui du poète — « malade et morfondu, l’esprit fiévreux et trouble / blessé par le mystère et par l’absurdité ! » — des « Sept vieillards ». En des termes particulièrement évocateurs, il résume la vision infernale de la Bruxelles baudelairienne comme celle d’une
capital of a hoax of a country peopled not just by ghosts, but more precisely by replicants, phantasmagorical doubles of themselves, who move about robotically in a city not merely as “unreal” as Eliot’s London but rather as “virtual” as Baudrillard’s simulacrum of America. In this (post-)modern waking dream of Hell, the contagion of contrefaçon creates a pandemic of simulation in which it is no longer possible to distinguish between model and replica, original and fake, real and counterfeit, self and other, different and same, French and Belgian—in short, in which all meaning-generating oppositions have collapsed into absurdity. (p. 226)
16Les flots de fiel que Baudelaire déverse injustement sur les Belges, ses débordements d’agressivité, s’expliquent en grande partie à la lumière de cette économie représentationnelle dérèglée, livrée à la procession des simulacres. Mais relèvent‑ils exclusivement de la violence mimétique ? On peut en douter. Manifestement, l’atrabilaire Baudelaire subit mais choisit aussi la violence. Il la choisit à titre d’ultime ressource de reconnaissance. À travers elle, il cherche encore à se distinguer, à imprimer sa marque. Et on peut même estimer qu’en choisissant de surenchérir sur la violence, en pariant sur l’indignation haineuse comme moyen de distinction littéraire, Baudelaire n’aura pas tout à fait perdu sa mise. De fait, les notations de La Belgique déshabillée ne figurent pas simplement parmi « the most provocative fragments of his late style » (p. 214) ; après les poèmes des Fleurs du Mal et parallèlement à ceux du Spleen de Paris, elles orientent elles aussi l’œuvre baudelairienne vers l’horizon d’une certaine nouveauté, tant il est vrai que « [n]obody else in Europe, England, or America is writing this way in 1864, unless it be the Dostoevsky of the hallucinatory Notes from the Underground » (p. 214).
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17Comme quoi cette fin de partie méritait encore d’être jouée, et ses « fragments » d’être aussi bellement exposés.