Paul‑Louis Courier ou l’antonomase du pamphlet 1814‑1849
Sous Buonaparte, une massue de fer était sans cesse levée.
Tout se taisait, parce que tout tremblait.
Benjamin Constant
1Laetitia Saintes publie ici, dans la collection « Romantisme et modernités » des éditions Honoré Champion, une somme issue de sa thèse de doctorat : Une manière de dire « je » : paroles pamphlétaires dans le premier xixe siècle (1814‑1848). Plaçant son objet de recherche — « écrit plein de poison », selon un lieu commun négatif difficilement détachable — entre la variété basse que constitue le libelle injurieux ou diffamatoire, et la variété haute de la satire qui a acquis ses lettres de noblesse en littérature, l’auteur définit le pamphlet — dont elle développe, en lexicologue, le paradigme morphologique à l’époque : « pamphlétier », « pamphlétiste » pour celui qui le fait ou « pamphlétarisme » pour la manie d’en composer — de la façon suivante :
Nous entendons par « pamphlet » un écrit polémique de format court et publié séparément, dans lequel l’énonciateur marque fortement sa présence, l’image de lui‑même élaboré dans l’espace du texte servant à justifier sa prise de parole en lui conférant crédit et autorité. (p. 11)
2D’un point de vue scientifique, le but de Laetitia Saintes est d’étudier le pamphlet avant son âge d’or qui s’étend de 1841 à 1849, ce qui lui permet de se distinguer de l’approche que Marc Angenot1 adopte quant à cette forme, ainsi que de celle de Cédric Passart2. Pour mener à bien son enquête, l’auteur s’appuie à la fois sur les « grands » écrivains que sont Chateaubriand, Madame de Staël ou encore Benjamin Constant, mais également sur les minores que sont Paul‑Louis Courier ou encore Claude Tillier. Dans cette perspective, elle accorde une place particulière à Paul‑Louis Courier, seul écrivain mineur du deuxième groupe à avoir été publié dans la bibliothèque de la Pléiade dès 19403 et qui fut considéré, en son temps, ainsi qu’en attestent Larousse et Littré, comme la référence majeure de l’écriture pamphlétaire. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé d’intituler ce compte rendu « Paul‑Louis Courier ou l’antonomase du pamphlet 1814‑1849 », en convoquant la figure de style qu’est l’antonomase — avec une certaine entorse à la règle — pour montrer la façon dont le nom propre de Paul‑Louis Courier fonctionne de concert avec le nom commun de la forme du pamphlet. Paul‑Louis Courier est au pamphlet ce que La Fontaine est à la fable et La Rochefoucauld à la maxime. L’intérêt fondamental du chercheur portant sur l’auctorialité, nous commencerons par reconstruire le contexte de l’écriture pamphlétaire de 1814 à 1849 avant de distinguer les héros visibles et les hérauts plus discrets de cette forme, ce qui permettra, dans un dernier temps, d’analyser les enjeux d’un discours pamphlétaire dont la cible principale est Napoléon.
L’écriture pamphlétaire de 1814 à 1849
Contexte général : la politisation de la culture
31814 est la date de la chute de Napoléon Ier. Cette dernière prend la forme d’une abdication de l’Empereur. Politiquement, cet événement inaugure un régime d’opinion qui conditionne un nouveau type de verbe sur la chose publique dans l’espace extra‑parlementaire. Elle diffère — voire s’oppose — au débat politique officiel. Dans cette perspective, le pamphlet apparaît comme le signe de l’abandon progressif des formes longues de l’éloquence politique. Prenant acte de « la déferlante polémique de 1814 » (p. 86), le chercheur explique ainsi ses termini a quo et ad quem :
Il convient désormais de justifier le choix de la période envisagée — les années 1814 à 1848 — pour étudier les modalités du verbe polémique, choix allant décidément à contre‑courant du discours faisant de la deuxième moitié du siècle un « âge d’or du pamphlet », pour reprendre la formule employée par Cédric Passard dans un ouvrage récent étudiant le pamphlet entre 1868 et 1878, et par Marc Angenot dans un ouvrage consacré à la production pamphlétaire de 1868 à 1968. (p. 16‑17)
4Ainsi l’ambition du chercheur est‑elle d’analyser l’émergence d’une forme dans un contexte particulier qui en explique les difficultés, à savoir la censure. À cette époque en effet, écrire contre le pouvoir en place n’est pas sans risque comme les exemples à venir le montrent.
Le dispositif de la censure ou les ciseaux d’Anastasie
5La censure apparaît comme l’une des ombres du mythe napoléonien. Voici comment L. Saintes en explique le dispositif :
Il [Napoléon] étend bientôt partout le système de propagande qu’il avait institué au service de son armée quand il était général en chef en Italie, et place des hommes qui lui sont attachés à la tête des principaux organes de presse […], donnant lieu à des milliers de pages entièrement vouées à la gloire du Premier consul, puis de l’Empereur — pages qui, immanquablement, se répètent les unes les autres, concourant à la « tyrannie bavarde » que Germaine de Staël dénonce dans ses Considérations sur la Révolution française. (p. 13)
6Ainsi le discours pamphlétaire s’oppose‑t‑il au discours officiel. Il existe une littérature à la gloire de Napoléon dont la production pamphlétaire est l’envers. Napoléon a mis en place une propagande d’abord militaire, puis politique et littéraire en s’appuyant sur des auteurs comme celui des Liaisons dangereuses. Laetitia Saintes montre comment Napoléon recourt à des personnalités issues de différentes sensibilités politiques. Bonaparte met donc en place à la fois une confiscation et un contrôle du discours à son égard.
Limites & réactions
7Parmi les adversaires les plus célèbres de Napoléon, on trouve : Chateaubriand, Mme de Staël et Benjamin Constant :
Considérant le pamphlet comme un art, un mode de discours et une production caractéristique d’une époque, nous l’envisageons à travers les illustrations qu’en donnent, chacun à leur manière, des auteurs qui publient entre 1814 et 1848, c’est‑à‑dire à la fin de l’Empire et à celle de la monarchie de Juillet. Outre Courier, on y rencontre particulièrement, en amont, Germaine de Staël, Benjamin Constant et François‑René Chateaubriand et, en aval, Pierre‑Jean Béranger, Louis de Cormenin et Claude Tillier. (p. 11)
8Napoléon ne réussit donc pas à réduire le discours sur sa personne et sa politique à une teneur positive. La production pamphlétaire durant l’Empire et la monarchie de juillet est à la fois le fait de plumes prestigieuses et plus discrètes dont le discours est analysé, dans l’essai de L. Saintes, à la façon de l’histoire littéraire d’une forme dans un contexte au fil du temps.
Les deux camps d’écrivains pamphlétaires
« Grands » écrivains : Chateaubriand, Germaine de Staël & Benjamin Constant
9Trois « grands » écrivains jalonnent le parcours de Laetitia Saintes : Germaine de Staël (1766‑1817), Benjamin Constant (1767‑1830) et de François‑René de Chateaubriand (1768‑1848). Au fil de son ouvrage, le chercheur analyse par le menu Dix années d’exil (1821), L’Esprit de conquête et De Buonaparte aux Bourbons (1814). Mais avant de ce faire, grand soin est pris d’indiquer les rapports ambigus des protagonistes à Napoléon. En effet, chacun à sa façon a d’abord été séduit par l’Empereur avant d’en devenir l’opposant. Ainsi Germaine de Staël perd‑elle son salon avant de devoir s’exiler — la période éponyme renvoie aux années 1802‑1811 — tandis que Benjamin Constant est évincé du Tribunat. Celui qui bénéficie le plus des faveurs de Napoléon est Chateaubriand qui rentre en France après le 18 Brumaire et se voit louer, en 1802, pour le Génie du christianisme, avant d’être nommé, en 1881, à l’Académie française, offre qu’il décline finalement. C’est à partir d’un article publié dans Le Mercure que Chateaubriand s’oppose frontalement à Napoléon à travers une analogie de situation avec Tacite et Néron. Dans sa correspondance, Constant évoque Napoléon de la façon suivante : « le nom du monstre n’est jamais prononcé mais je ne crois pas que jamais on l’ait si bien analysé et montré plus vil et plus odieux. » (p. 242) De même, à ceux qui reprochent au pamphlet de Chateaubriand ses inexactitudes, il rétorque par le contexte d’urgence d’un écrit « achevé au bruit du canon, et publié pour ainsi dire sur la brèche » (p. 155).
Minores
10Tous ceux qui ont écrit contre Napoléon n’ont pas accédé à la gloire. L’histoire littéraire réserve une place discrète à des auteurs comme Paul‑Louis Courier et Claude Tillier entre autres. Dans cette perspective, l’un des buts du présent essai est sans doute de corriger la place du pamphlet et de celui qui l’incarna au cours du premier dix‑neuvième siècle, dans l’histoire littéraire, à savoir Paul‑Louis Courier. Et pour ce faire, il convient de passer en revue la matière foisonnante dont il constitue la figure saillante. Le talent de Paul‑Louis Courier se comprend notamment par rapport à celui de Cormenin, auteur de Lettres sur la liste civile (1832) ou encore de Clément Renoux, avec Les Verges de fer (1841), sans oublier Claude Tillier, auteur de De choses et d’autres (1843). Mais le plus intéressant des minores est sans doute le chansonnier Béranger. Il entre dans la catégorie de pamphlétaire pour des pièces telles que « Le Vieux drapeau », « Les Capucins », « La Mort du roi Christophe ». Sa gloire littéraire coïncide avec la publication des Chansons (1821), ce qui n’est pas sans lui attirer les foudres du régime, sous la forme de procès. Mais cette tentative de déstabilisation lui assure au contraire une gloire amplifiée, comme en témoignent les visites prestigieuses qu’il reçoit en prison : Victor Hugo et Alexandre Dumas notamment.
Focalisation sur Paul‑Louis Courier
11L’exemple paradigmatique développé par L. Saintes est celui de Paul‑Louis Courier, auteur successivement de La Pétition au deux chambres (1816), Lettres au rédacteur du Censeur (1819‑1820), Lettres à Messieurs de l’Académie (1819), Simple discours de Paul‑Louis, vigneron de la Chavonnière (1821), Procès de Paul‑Louis Courier, vigneron (1821), Pétition pour les villageois que l’on empêche de danser et Pamphlet des pamphlets (1824). L’auteur revendique, dès l’origine, une posture de simplicité qui coïncide avec l’ethos du vigneron. On peut donner, en guise d’introduction à son style, la citation suivante, issue du premier de ses pamphlets, La Pétition au deux chambres (1816) :
Celui‑là avait mal parlé, disait‑on, du gouvernement. Dans le fait, la chose est possible ; peu de gens chez nous savent ce que c’est que le gouvernement ; nos connaissances sur ce point sont assez bornées ; ce n’est pas le sujet ordinaire de nos méditations ; et si Georges Mauclair en a voulu parler, je ne m’étonne pas qu’il en ait mal parlé ; mais je m’étonne qu’on l’ait mis en prison pour cela. C’est être un peu sévère, ce me semble. (p. 223)
12De façon en apparence légère et plaisante, Paul‑Louis Courier s’attaque à l’expression « mal parler » à laquelle il donne le sens, non pas de « critiquer », mais celui de « parler avec maladresse ». Une telle réorientation sémantique lui permet d’opposer le caractère véniel du discours de l’accusé à la sévérité disproportionnée de la peine qui le condamne sans appel. L’auteur, dont la vie s’achève tragiquement et brutalement par assassinat, construit toute son œuvre polémique autour de thèmes récurrents parmi lesquels l’un d’entre eux est promis à une grande fortune : la lutte des classes.
Contre Napoléon
Inventivité des discours
13Durant la période étudiée dans l’essai, Napoléon constitue la cible de prédilection d’un discours pamphlétaire qui se signale par son ingéniosité. En effet, les polémistes multiplient les formes possibles. La première d’entre elles consiste à contrefaire des lettres de Napoléon. On peut alors citer la Correspondance secrète entre Napoléon Buonaparte et Reys le véridique, son prisonnier d’état et son historien. Il existe ensuite une autre veine qui exploite, de façon fictive, les formes de la confession ou de l’aveu. La Confession poétique et véridique de Buonaparte au Révérend Père Boniface de l’abbé Fugantini‑Poeteraux en est un exemple qui se décline aussi ensuite sous la forme des Regrets et repentir de Buonaparte dit Napoléon ou encore dans l’Examen de conscience du dernier ministre de la police générale sous le règne de Buonaparte. Du point de vue du contenu, la cible est souvent diabolisée, comme en témoigne une explicite Épître du diable à Buonaparte dans laquelle le destinataire est personnellement félicité par l’ange déchu Lucifer. L’exemple le plus original consiste peut‑être dans la plainte adressée, non par les soldats de la grande Armée, mais par leurs chevaux, sous le titre : Les hommes se plaignent ! Que dirons‑nous donc ou Lettre des chevaux de France à Bonaparte.
La fièvre pamphlétaire
14L’importance de la production polémique et son caractère négatif incite, non pas à renverser le blâme de l’éloquence épidictique en éloge de l’Empereur, mais à faire la critique de la psychologie du pamphlétaire et de la forme du pamphlet. Néanmoins, le premier texte sur les pamphlets peut se comprendre, à certains égards, comme un pamphlet contre les pamphlets. Il s’intitule Réponse aux faiseurs de pamphlets et d’anecdotes contre Buonaparte (1814) et a été composé par Louis Dubroca, thuriféraire de l’Empereur. La production se veut ensuite plus impartiale, comme en témoigne le texte d’Alexandre Roger intitulé Des pamphlets, de leur nature et de leur danger. Mais la véhémence du style ne permet toutefois peut‑être pas d’échapper au genre pamphlétaire. C’est encore le cas dans Guerre aux pamphlets, ou Appel à la postérité (1814) de Carnot. Cette production est donc assimilée à une maladie dont on se plaît à analyser les symptômes dans des textes comme Extrait de la Gazette de Santé : Maladies régnantes ; Rapport sur la fièvre pamphlétaire (1814) ou encore Mort aux libelles (1814) signé, de façon (im)pertinente, par Le Modéré et Sansrancune. Dans ce dernier ouvrage, tout pamphlétaire se voit condamné à devoir manger son texte. Le lecteur est libre de décider s’il s’agit d’empoisonner l’auteur en lui montrant le caractère toxique de son ouvrage, ou au contraire de le guérir de sa manie critique.
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15La reconstruction d’un contexte dans lequel la culture se politise et où la censure règne était nécessaire à l’analyse de la forme pamphlétaire en amont de et pendant la période étudiée. Étant donné l’intérêt de l’auteur pour la figure de l’auctorialité, la prosopographie des pamphlétaires était également utile et nous avons distingué les producteurs en fonction de leur prestige avant de nous intéresser plus précisément à l’objet et aux limites de cette forme dont l’auteur montre également l’évolution auto‑réflexive. Production foisonnante, à la fois au premier et au second degré, elle se comprend dans la perspective antique de la canina eloquentia dont relèvent, par exemple, les Catilinaires de Cicéron. Mais, d’un point de vue éthique, l’essai de Laetitia Saintes insiste sur le danger que constitue la satire pour l’honnêteté. Ainsi proposons‑nous, en dernier ressort, de mettre en perspective ce « discours de violence » (factum, placard, pasquinade, brûlot et diatribe) — mais pas seulement —, avec le « discours de douceur » que constitue, en apparence, le phénomène de la galanterie tel que l’analyse notamment, dans sa complexité, Alain Viala4. Il s’agit moins d’opposer deux discours de façon seulement thématique que de façon également rhématique et contextuelle. Le discours galant apparaît comme le discours officiel de la distinction sous l’Ancien Régime ; le discours pamphlétaire est, quant à lui, un discours officieux illégitime ou discrédité. Plus encore, le style pamphlétaire émerge après la Révolution française comme une rupture fondamentale avec l’ancienne étiquette désormais révolue. Après la carte de Tendre, le pamphlet fait émerger une géographie sensible de la cruauté par les mots.