Qu’avons-nous fait de la libération des corps ?
1Nul ne peut contester que la « libération sexuelle » qui a marqué le XXe siècle était, dans son principe, une excellente chose : malgré le poids des interdits moraux, se trouvaient enfin reconnus l’autonomie de l’individu en ce qui concerne son propre corps ainsi que le caractère légitime des jouissances qu’il en tire, notamment au cours des rapports amoureux. Pourtant, le nombre sans cesse croissant de publications liées à ladite « libération » montre que celle-ci n’est pas sans ambivalence. L’ambroisie, dans la coupe divine, s’est mêlée de fiel et d’amertume. Sont en cause, d’abord, les hommes, qui ont vu dans l’évolution des esprits la possibilité d’instituer un nouvel ordre moral et d’amener les femmes à renoncer, en matière amoureuse, à leurs demandes spécifiques, la durée et l’exclusivité. Ces « pressions » masculines s’inscrivent au reste dans un débat récurrent entre les hommes et les femmes, du Moyen Age (la fin’amor, le pétrarquisme) à l’époque moderne (l’idéal précieux, le libertinage), — débat que les premiers nommés ont cru enfin pouvoir faire tourner à leur avantage. Mais les femmes ont, de leur côté aussi, contribué à « brouiller » le message de la libération sexuelle, en donnant au « droit à disposer de son corps » l’interprétation la plus large possible : le corps féminin est devenu, pour les femmes, un atout, une arme, voire un moyen de parvenir, et pour les hommes, un spectacle perpétuel suscitant la provocation érotique. Ces gauchissements imposés à la donnée émancipatrice de départ n’ont pas été sans déterminer d’innombrables quiproquos, les femmes lançant sans cesse des signaux ambigus et les hommes s’imaginant ainsi, à tort, que la « conversion » féminine est un fait accompli et que les demoiselles si prodigues de leur anatomie qu’ils croisent dans la rue sont assoiffées d’aventures sexuelles.
2S’attachant à répondre à une question qui serait « Qu’avons-nous fait de la libération des corps ? », le présent ouvrage propose une analyse fondée sur des écrits contemporains, dans des domaines comme le roman féminin (avec une attention particulière pour les romans où c’est l’homme qui, devenu objet de désir, est traqué et dragué), la littérature enfantine ou la vulgarisation scientifique. Le nouvel ordre amoureux qui se dessine à l’horizon de ces productions correspond-il à un affranchissement ? Les auteures ne le pensent pas et regrettent de voir la plupart de ces ouvrages, même les plus audacieux en apparence, véhiculer des stéréotypes — qu’elles disent éculés — sur l’« essentialisme » féminin ainsi qu’un « moralisme sous-jacent qui institue le couple comme fondement de l’ordre social, au détriment, pour les femmes, d’autres modes d’être et d’agir » (p. 161). Aux yeux de Christine Détrez et d’Anne Simon, tout ce qui associe la femme au couple et à la famille — et dont elles relèvent méticuleusement les traces dans les discours de la littérature, de la biologie, de l’éducation, de la sociologie, de la psychanalyse, ... — ressortit à une « vulgate morale » qui régirait sournoisement, derrière de minces écrans de fumée (ainsi les romans où la maternité est dénigrée voire vilipendée), les comportements. Selon les auteures, la fidélité conjugale figure au premier rang de ces stéréotypes encombrants qui étouffent la vie des femmes. Le constat peut surprendre, en ce qu’il rejoint précisément, on l’a évoqué, une très vieille revendication masculine. L’homme serait-il l’avenir du féminisme ?
3Les auteures s’étonnent aussi — et déplorent — de trouver, au centre des romans contemporains, des femmes « libérées » qui, tout en étant pourvues d’amants multiples, ont aussi un mari. On délivrerait de la sorte, sous la caution même de l’évolution des mœurs, un obsédant message de « norme conjugale ». C’est une façon de voir les choses. Mais on peut voir aussi dans cette association « amants que l’on rencontre l’après-midi/mari avec qui on fait l’amour le soir » — par ailleurs peu vraisemblable — la manifestation du fait que la libertine est, dans la littérature comme dans la vie, un personnage impossible. Peut-on faire un portrait crédible d’un personnage de Casanova féminin, choisissant délibérément de vivre son existence amoureuse comme une succession — voire une juxtaposition — d’aventures brèves ? Les romancières, qui semblent pourtant se soucier très modérément de la vraisemblance (à preuve aussi ces évocations de personnages féminins qui admettent voire encouragent l’infidélité de leur mari [voir p. 236-237]), paraissent reconnaître implicitement que non.
4Christine Détrez et Anne Simon s’accommodent mal de tels renoncements et parient sur une nature humaine originelle où la femme aurait été très éloignée de nos paradigmes « essentialistes » et où le couple, la maternité, la famille, l’amour, la survie de l’espèce, auraient constitué des entités clairement dissociées. L’essai s’ouvre ainsi à des questionnements voués à rester, immanquablement, sans réponse. L’amour serait-il le produit d’un conditionnement social ? N’y aurait-il pas lieu de mettre en doute que « le but ultime [...] du sentiment amoureux est la survie de l’espèce » (p. 210) ? Ces interrogations, qui peuvent encore en appeler d’autres, ne sont pas sans évoquer par endroits les discours des personnages des romans de Sade. Toutes les spéculations sont permises, mais, sans être pour autant un adepte effréné de l’« essentialisme », on peine, il faut l’avouer, à imaginer un monde où la Nature ne serait pas la « grande tricheuse » que l’on connaît et où l’amour ne serait pas une ruse pour que les espèces se reproduisent. Il serait plus fécond, peut-être, d’observer comment les sociétés humaines se sont arrangées de ces constats. Beaucoup de cultures, par exemple, ont admis la polygamie masculine. En Occident, les femmes — car on ne voit pas pourquoi les hommes l’auraient fait de leur propre initiative — ont imposé le modèle de la monogamie et la proscription de la polygamie : il est ainsi acquis, dans les mentalités, que l’homme infidèle est un barbare et que l’homme civilisé est monogame. On ne peut donc avaliser la thèse selon laquelle la monogamie serait un trait de l’oppression de la femme par l’homme. La monogamie est au contraire une victoire du féminisme et la preuve que celui-ci est, en Occident tout au moins, actif depuis la plus lointaine antiquité. Restent, bien sûr, de nombreux combats à mener, non pour revenir à une nature originelle de la femme dont on ne sait rien mais pour alléger le poids des contraintes dont les individus doivent s’accommoder. Et aussi pour rendre la révolution sexuelle du XXe siècle à son caractère véritablement émancipateur.