La littérature à l’épreuve des méthodes policières
1Florian Cafiero et Jean-Baptiste Camps se sont fait connaître en 2019 par un coup d’éclat : leur article, publié dans une revue scientifique de haut niveau, réduisant à néant la thèse de l’attribution à Corneille des pièces de Molière1, mettait fin à un débat initié exactement un siècle auparavant par un article très impressionniste de Pierre Louÿs. Repris par des exégètes plus ou moins ouvertement révisionnistes ou complotistes (ainsi le romancier prolétarien Henri Poulaille y avait-il trouvé un prétexte pour régler ses comptes avec les ors du Grand Siècle), ce soupçon avait fini par instaurer un climat délétère au sein de la recherche moliériste2. L’instrument de cette mise au point ? La stylométrie, c’est-à-dire l’étude statistique des particularités, des régularités et des distances textuelles menée dans le but d’identifier et de départager les auteurs d’écrits en tous genres. À vrai dire, des études stylométriques avaient déjà été menées par les anti-moliéristes avec des résultats contraires, mais la rigueur de la méthodologie de Cafiero et Camps est parvenue à les invalider, et depuis trois ans on ne voit pas que les partisans de l’attribution à Corneille de l’œuvre de Molière aient tenté de sauver les débris de leur thèse. Forts de leur succès, les deux complices, tous deux chartistes et médiévistes, ont publié chez un éditeur dont on ne contestera pas l’autorité en matière de norme linguistique (le Robert !) un ouvrage aux allures de manifeste qui se lit comme un roman… policier. Apparemment épais, le livre comprend cependant un peu moins de trois-cents pages, et sa typographie espacée, pour ne pas dire racoleuse, ponctuée de titres énormes et de nombreux encarts, en rend la lecture à la fois, divertissante, efficace et rapide. Son sous-titre, évoquant deux des dossiers qui allécheront le plus sûrement le lectorat (Molière et l’affaire Grégory), fait d’emblée comprendre qu’il ne sera pas seulement question de littérature : sur les six chapitres, les quatre premiers évoquent l’écriture littéraire au sens large, tandis que les deux derniers se penchent sur des affaires criminelles que l’étude de documents écrits qui leur sont liés ont permis (ou devraient permettre) de résoudre. Ce ne sont ainsi pas moins de dix-sept cas qui sont successivement traités dans les 230 premières pages, avant qu’un « Petit abrégé de stylométrie », d’une quarantaine de pages, ne se penche de manière un peu plus technique sur l’histoire et les principes de la stylométrie, en évoquant au passage quelques cas supplémentaires. On comprendra dans ces conditions qu’aucune de ces « affaires » ne soit exhaustivement détaillée, et qu’en plus d’un passage le lecteur universitaire, habitué à des exposés moins succincts, reste un peu sur sa faim.
2Le premier chapitre traite des « plus vieux cold cases de l’histoire » (Homère et la Bible), le deuxième des « auteurs disparus » (César, troubadours et trouvères, Chrétien de Troyes, Le Roman de la Rose), le troisième de la « malédiction de comédiens-poètes » (Shakespeare et Molière), le quatrième des autrices à pseudonymes (Emily Brontë, Colette, Elena Ferrante), le cinquième d’« American crimes stories » (Unabomber et Charlene Hummert), le sixième d’affaires policières dont les éléments textuels sont extrêmement discrets (le suicide de Kurt Cobain, QAnon, l’affaire Gregory, « Omar m’a tuer »). Quant au « Petit abrégé », il détaille plus particulièrement la question liée à la chronologie des œuvres du corpus platonicien (présentée, p. 242, comme « l’affaire zéro » de l’histoire de la stylométrie) et celle de l’attribution des textes fondateurs de la constitution américaine. Chaque cas est présenté comme une enquête policière dont sont listés les suspects, les pièces à conviction et les arguments pro et contra, avec un taux variable de certitude dans la résolution des énigmes, comme en atteste l’onglet « statut » qui nous dit si l’affaire est « classée », « en cours » ou encore « rouverte ». Dans certains cas, comme ceux de la Bible et d’Homère, les deux auteurs se contentent de résumer les théories en présence et les propositions faites par d’autres spécialistes ; dans d’autres cas, ils présentent le résultat de leurs propres investigations : l’enquête sur les auteurs des vidas de troubadours n’est peut-être pas celle qui passionnera le plus large public, mais elle sera lue avec profit par les provençalistes.
3De manière générale, les enquêtes littéraires — et on ne pouvait pas en attendre moins de la part de deux philologues — n’accordent que peu de crédit aux hypothèses aventurées : il est par exemple rappelé (p. 111) qu’une enquête réalisée en 2007 par le New York Times auprès de 265 universitaires avait montré que seulement 6% de ceux-ci avaient des doutes sur l’identité de Shakespeare, et que par ailleurs aucune des 87 pistes proposées n’avait le moindre fondement historique positif. Le chapitre sur Le Roman de la Rose fait de son côté essentiellement état d’une étude stylométrique de Maciej Eder qui confirme la bipartition d’auteurs telle que l’histoire littéraire la plus classique l’avait toujours admise. Par ailleurs, le chapitre sur Molière, outre qu’il résume l’enquête personnelle des deux auteurs, insiste sur le fait que la distinction ainsi creusée entre Molière et Corneille fait justice de l’illusion d’optique dont ont été victimes des exégètes novices trop focalisés sur la comparaison de quelques grands noms, et permet de formuler un plaidoyer en faveur des « petits auteurs » de théâtre du XVIIe siècle : « si cette affaire pouvait les remettre à l’honneur, donner envie de les lire ou d’aller les voir, elle n’aura pas été menée en vain », concluent Camps et Cafiero (p. 130).
4Les enquêtes criminelles ne sont pas traitées différemment. C’est ainsi la confrontation des longs manifestes d’Unabomber avec d’autres écrits du principal suspect qui a permis d’identifier le célèbre terroriste ; mais on peut tout de même se demander si l’attribution de l’unique phrase « Omar m’a tuer » relève encore de la stylométrie : nul besoin d’ordinateur pour analyser trois mots, et les fautes d’accords de participes sont aujourd’hui si fréquentes (et susceptibles d’être dues à d’innombrables causes : inattention, paresse, ignorance crasse, panique, détournement d’attention, etc.) que l’on peut soupçonner les auteurs de n’avoir évoqué ce cas célèbre que pour faire bon poids dans leur parcours.
5L’aspect généralement succinct des présentations suscitera par ailleurs quelques frustrations, d’autant plus que cette propension ne va pas, parfois, sans certains raccourcis contestables. L’historique de l’affaire Homère, en particulier, nous paraît traité avec une certaine légèreté : d’Aubignac, au XVIIe siècle, n’est pas du tout le premier à voir dans L’Iliade « une collection de chants d’origines diverses » (p. 36) : c’était déjà à l’époque alexandrine, la théorie dite des « chorizontes » ; et la théorie de Wolf (1795, évoquée p. 38), qui ajoute une couche de scientificité à celle des chorizontes, n’est pas directement liée à la question de l’oralité (laquelle ne sera véritablement placée au cœur du débat qu’au XXe siècle avec Milman Parry). Enfin, on ne manquera pas d’être surpris de lire (p. 42) qu’il n’y aurait « pas de points de comparaison directs » avec les deux grands poèmes épiques d’Homère. Et les hymnes dits homériques ? Et Hésiode ?
6Par ailleurs, au niveau des micro-détails, on ose espérer que l’entrée ridicule « Troyes (de) C. » dans la bibliographie est indépendante de la volonté de nos deux chartistes !3
7On se gardera bien de « spoiler » ici les résultats de toutes les enquêtes proposées dans ce livre stimulant, enquêtes dont le degré de résolution est d’ailleurs, on l’a rappelé, assez variable. Le plus important demeure la défense et illustration de la stylométrie qui n’est cependant présentée ni comme une méthode-miracle, ni comme une pratique toute d’une pièce. À cet égard, on peut toutefois regretter que le « Petit abrégé » final manque un peu de précisions à propos des diverses techniques et tactiques qui distinguent les différentes écoles se réclamant de cette science dont les auteurs font remonter les premiers développements sérieux à la fin du XIXe siècle. On y apprend certes que la stylométrie cherche à mesurer les distances entre les textes, que ses développements n’ont été possibles que grâce à ceux de l’informatique (on s’en serait douté !) et que la tendance majoritaire privilégie la prise en compte des mots-outils plutôt que des mots pleins (car l’auteur se dévoile plus sûrement dans les procédés mécaniques et inconscients de sa pratique de l’écriture que dans ses aspects ostentatoires), mais l’on entre peu dans les détails. Il est vrai qu’un exposé trop technique aurait dérouté les lecteurs-cibles de ce livre destiné à une grande diffusion. Il est par ailleurs visible que les auteurs ont voulu éviter toute polémique ad hominem : ainsi les raisons pour lesquelles les premières enquêtes stylométriques sur l’affaire Corneille-Molière ne doivent pas être prises au sérieux restent du domaine de l’implicite. On peut le déplorer ou au contraire être heureux que le plaidoyer pour la méthode ne soit pas entaché de règlements de comptes.
8L’ouvrage se termine sur des réflexions à propos de l’écriture collective : la stylométrie nous est ainsi proposée comme la méthode qui permettra enfin de distinguer à coup sûr quelles chansons des Beatles sont de John et lesquelles sont de Paul. Curieusement, cependant, les deux auteurs, qui ne se sont jusque-là pas privés de parsemer leur texte de remarques ironiques (et parfois un peu lourdingues — destination grand public oblige) manquent l’occasion de faire une allusion métaleptique à leur propre pratique. Nous la ferons donc à leur place : une étude stylométrique parviendrait-elle à départager ce qui dans le livre est de Camps et ce qui est de Cafiero ? L’avenir seul nous le dira.