Songes & luxes de la librairie fin-de-siècle
« Soyez tout à fait aimable en me faisant tirer à part six hollande et six papier de luxe de ce conte »
1Dans les lettres qu’il envoie à Jérôme Doucet, entre octobre 1897 et mai 1906, Jean Lorrain se montre très soucieux de publications luxueuses et de soins bibliophiliques. Ce grand enfant aime les livres illustrés, les contes, les livres d’étrennes — seuls objets capables de reposer encore ses yeux de la bassesse du siècle — au point de croire en un salut par l’image qui impose naturellement un beau livre pour une belle histoire. Le souci constant de l’écrivain, dans les lettres que nous avons sous les yeux, est ainsi d’envisager avec son ami une version ornée et illustrée de ses Princesses d’Ivoire et d’Ivresse. Son but ne sera hélas jamais atteint.
Une librairie fin-de-siècle
2Une préface érudite d’Évanghélia Stead nous présente ces lettres dont les réponses de Doucet nous sont inconnues. Lorrain y révèle son visage le plus touchant, ému par La Reine des neiges d’Andersen à l’âge de huit ans et toujours fasciné maintenant par les illustrations qui l’accompagnaient dans La Semaine des enfants — au point de composer sa propre Neighilde, publiée dans La Revue illustrée (en 1899), comme un texte-dessin imprimé sur de belles pages-feuillages du dessinateur Dillon, et une Princesse sous verre, dans la même revue (en 1895), transformée en livre-objet avec cartonnage-coffret surmonté de papier vitrail pour reproduire l’enfermement de la princesse imaginé par le poète lui-même. Or l’entreprise épistolaire se trouve bien être l’incarnation du style bibelot et du goût artiste. Doucet n’écrivit-il pas également des contes à la publication très soignée, à la grande époque de la Revue illustrée (1885-1912), même si l’histoire littéraire semble l’avoir passablement oublié (l’auteur fut pourtant lié à de nombreux artistes et aima les jeunes talents qu’il tenta de promouvoir en se faisant l’architecte de très belles éditions) ? Manuel Orazi, aquarelliste et affichiste, ne réalisa-t-il pas non seulement la brillante couverture des Princesses d’Ivoire et d’Ivresse de Lorrain en 1902 mais encore nombre d’autres collaborations avec le poète en 1898 et 1902 (les difficultés sont néanmoins immenses et le grand livre désiré se réduisit à une édition courante dotée d’une belle couverture mais dénuée de dessins intérieurs ou de splendeurs typographiques) ? La théâtralisation de ces différentes projections s’unit d’ailleurs au goût de nos écrivains pour les planches — Lorrain invite ainsi Doucet à l’Olympia pour la répétition générale de La Belle aux cheveux d’or, sa légende-ballet qui fit héroïquement bonne figure à côté d’un spectacle de Loïe Fuller (ces princesses qui s’animent sur les planches viennent alors du livre d’images dont nous parlions à l’instant et qu’elles éveillent en retour ; les dossiers de presse réunis en annexe à la fin du volume en montrent au demeurant tout l’éclat visuel et tout le pouvoir de fascination), et Doucet dédie aussi à Lorrain nombre de ses textes publiés dans la Revue illustrée (on peut lire en annexe, à la fin du volume, le conte « la perle », la pantomime « meneur de grève » et la chanson « la poupée de cire »). Ne rêve-t-on pas à imaginer les deux amis en promenade dans le Paris fin-de-siècle ? Mais outre l’amour des contes et des beaux livres, le volume que nous étudions manifeste des visages qui ne nous sont habituellement pas si connus. Après avoir noté que « Lorrain met [souvent] dans la balance sa notoriété pour imposer un de ses artistes préférés », É. Stead remarque justement que « cette facette de sa personnalité, le journaliste rompu au commerce de l’imprimé, bon connaisseur des prix pratiqués, lucide sur la hiérarchie des valeurs et la force des images, enrichit le kaléidoscope de ses rôles » (p. 26). Après avoir noté que ce passionné de livres que fut Doucet était un expérimentateur travaillant « à l’encontre de la monotonie de l’édition de luxe qui cantonnait le livre sans imagination aux en-têtes, culs-de-lampe et hors-texte », la préfacière indique également qu’« il n’hésita pas à passer des œuvres graphiques traditionnellement nobles (burins, gravures) aux reproductions photomécaniques » et qu’« il composait les maquettes de ses livres, sélectionnait le papier, choisissait les caractères, travaillait avec les imprimeurs » (p. 14). Qui ne voudrait alors revivre à cette époque ?
Un échange spéculaire
3La lecture de ces lettres nous permet donc de mieux connaître les deux écrivains et d’entrer dans leur cabinet de travail ou dans leur intimité d’artiste. L’intérêt de l’ouvrage pour la critique génétique (virtuelle) consiste en la reconstitution d’un cheminement et d’un itinéraire de création en l’absence de bouillons ou de repentirs. La riche annotation du volume nous apprend par ailleurs à lire un ensemble épistolaire et à le situer dans la matérialité même d’un processus d’invention. Lorsque Lorrain accepte ainsi de republier dans la Revue illustrée (pour soixante-quinze francs) l’un de ses articles sur Gustave Moreau initialement paru dans L’Événement, il ne manque pas de rappeler à Doucet qu’il écrit dans Le Journal (pour deux cent cinquante francs) ; et la note est alors instructive : « négociateur habile, plutôt que L’Événement, Lorrain mentionne Le Journal pour rappeler sa côte de journaliste prisé et faire accepter les cinq contes » (p. 39). Quand Lorrain demande encore à Doucet de lui envoyer trois exemplaires de son propre texte tiré à part et prélevé sur les pages de son journal du jour de l’an, il ne manque pas de remercier Doucet de lui avoir envoyé son Pierrot ; et la note survient pour préciser : « ‘la genèse de Pierrot – conte blanc’ de Doucet, illustré par Chalon (numéro de Noël de la Revue illustrée du 15 décembre 1896 – p. 17-20), dédié à Anatole France ; fascicule d’étrennes offert à Lorrain un an plus tard, ce qui souligne la valeur attachée aux tirés à part » (p. 40). Lorsque Lorrain invite Doucet à la répétition de sa Belle aux cheveux d’or, sachant que son ami est friand « de costumes bizarres, d’éclairages savants et de décors légendaires » – nous sommes heureux d’apprendre que les fées en ont été immortalisées par les clichés de Reutlinger, célèbre photographe contemporain –, il espère encore qu’un numéro spécial de revue sera consacré à l’événement ; et les notes apportent ces précisions : « projet non abouti d’un numéro de la Revue illustrée suite à Princesses de légendes, spectacle poétique de Jean Lorrain et causerie par Achille Segard, les 10 et 17 février 1900 en matinée à l’Odéon » et « le canevas de ce ballet-légende sur une musique d’Edmond Diet n’est connu que par les recensions dans la presse ; en pleine exposition universelle de 1900, le ballet fit pièce à une représentation aussi spectaculaire que les danses de Loïe Fuller, ce qui en dit long sur le charme exercé par les diverses formes du théâtre de Lorrain » (p. 56-57). Quand Lorrain annonce l’idée d’une exposition des dessins d’Orazi (suivie d’une vente) pour le compte de l’éditeur Ollendorf, il cherche naturellement à se concilier une maison qui tarde trop à le publier ; et la note contextualise cette entreprise avec brio : « l’organisation d’une exposition des dessins, compositions ou aquarelles qui avaient servi à illustrer un texte et leur mise en vente pour promouvoir les livres de luxe était courante à l’époque et adoptées par plusieurs éditeurs » (p. 62). Notons que certaines notes vont aussi jusqu’à nous indiquer le passage de tel exemplaire rare dans telle salle de ventes. Mais au-delà de ces notes, nous sommes surtout renvoyés incessamment au cahier central en couleur, formidable allié qui nous permet de voir l’époque et le monde de cette fin de siècle. L’ensemble se révèle donc une mine d’informations sur le livre illustré de la décadence. On se souviendra ici du bulletin de souscription rédigé par Doucet pour Narkiss de Lorrain :
Ce livre est un bijou — dans sa couverture d’un vert glauque, il semble une plaque épaisse d’émail incrusté d’or, les pages cernées de filets, affrontées de l’oiseau symbolique, remarquées d’hiéroglyphes tirés en or, ont avec leurs capitales qui évoquent les stèles gravées dans le granit une allure magistrale et séduisante à la fois. C’est bien ce qui convenait à un livre de Jean Lorrain, poëte fantasque et conteur merveilleux ; c’est bien le costume qui convenait à Narkiss, prince d’Égypte, fils et petit-fils de Dieu, beau lui-même comme une divinité. […] Lesueur a gravé ces planches avec une fidélité admirable. Sur un état d’eau-forte, il a apporté le velouté de l’aquateinte, à la manière du xviiie siècle, et l’ensemble de son ouvrage vert et or est exquis. (p. 111)
Une histoire fraternelle
4Les annexes proposées à la fin de ce volume sont précieuses : l’hommage de Doucet à Lorrain en sa préface de l’édition de luxe de Narkiss ; le portrait de Doucet par Uzanne pour les Figures contemporaines ; les textes de Doucet dédiés à Lorrain dans la Revue illustrée (qui permettent incontestablement de mieux comprendre son univers — la mystique de la compassion dans « La Perle », la grâce de la finitude dans « La Chanson de la poupée de cire », le sourire de Pierrot dans « Meneur de grève ») ainsi que les comptes rendus des livres de celui-ci par celui-là (qui montrent évidemment la fraternité de deux visions semblables du monde — en insistant sur les qualités de styliste d’une écriture décadente) ; les textes de Lorrain inspirés par Doucet dans Le Journal (même si l’on pourrait attendre que soient ici expliqués les liens entre les histoires de celui-là et les contes de celui-ci) ainsi que les dossiers de presse relatant le succès de Princesses de légende à l’Odéon et de La Belle aux cheveux d’or à l’Olympia ; un témoignage sur la villégiature niçoise de l’artiste ; et les textes parus dans la Revue illustrée à la mort de Lorrain. L’ensemble de ces documents fait vraiment bien voir un écrivain « fantasque », « assidu camarade des fées », « prince de rimes pareilles à des agrafes de pierreries », que l’on aspire sincèrement à connaître toujours mieux (p. 164).
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5On regrettera l’usage de ces notes américaines, simplement composées d’un nom d’auteur et d’une date de publication, qui par-delà leur laideur formelle et leur oubli de la tradition française, imposent au lecteur de se projeter à la fin du livre, de parcourir la bibliographie, et de reprendre une lecture irrémédiablement coupée (on sait que ce choix engendre aussi de dommageables oublis, comme ce renvoi de la page 48 à un ouvrage de 2007 absent de la bibliographie et qui nous fait perdre la référence). On comprend moins encore le gain d’une ligne de bas de page, réalisé sur des références indispensables, lorsque l’on constate la place attribuée en haut de page à la mention de la couleur du papier à lettre, élément sans doute peu utile à l’étude (si l’écrivain écrit sur un carton lilas en 1901 mais sur un papier bleu en 1900 et sur un papier beige à nervures de bois blanches en 1899, le contenu de ses missives ne s’en trouve pourtant pas marqué – seul un luxe de précision, au goût certes décadent, explique ce trait, mais souligne alors, par un choc en retour, le peu d’élégance conféré aux notes). On admettra également qu’il n’est guère facile de se retrouver dans une édition qui ne comporte ni table des matières pour situer les textes (notamment les différentes annexes et illustrations) ni index pour identifier les personnalités (notamment dans le corps des lettres et des notes) et qu’il peut sembler inutile de répéter parfois une même note sur deux pages consécutives, comme lorsque nous apprenons à la page 89 que « quai de l’Horloge » signifie « au 37 quai de l’Horloge, adresse de la Société “Le Livre et l’Estampe” et à la page 90 que « quai de l’Horloge » signifie « au 37 quai de l’Horloge, à la Société “Le Livre et l’Estampe” » (à moins que l’enjeu soit peut-être que toutes les lettres puissent être lues séparément ; mais voilà qui n’est guère possible avec les projets au long cours de notre auteur). On louera en revanche la qualité des reproductions, toujours enchâssées fort à-propos, non seulement en noir et blanc dans le texte mais encore en couleur dans un cahier central aux pages glacées. On peut être sûr que le poète aurait été heureux de ce travail — et presque orgueilleux des qualificatifs dithyrambiques employés par Évanghélia Stead, pour qui tout est toujours « magnifique » (p. 9 et 16), « brillant » (p. 16), « spectaculaire » (p. 19), « splendide » (p. 25) ou « somptueux » (p. 16 et 69). On remerciera surtout les éditions Du Lérot pour ce livre à la belle couverture illustrée et aux images en couleurs sur papier glacé, sans omettre de louer par ailleurs la tradition ici conservée des pages que l’on doit couper soi-même et qui ajoute à l’ouvrage un charme supplémentaire. Tout bibliophile consultera cet ouvrage avec profit.