Ces liens forts qui nous unissent
1Pour Rita Felski, le phénomène de l’attachement dépasse la sphère de l’affect pour se jouer également sur le terrain des « liens intellectuels, éthiques et institutionnels » (p. x). En parallèle, il a partie liée « à l’expérience esthétique, aux théories de l’interprétation, au statut des œuvres exemplaires dans le champ des humanités, ainsi qu’aux clivages entre avis d’experts et réactions de lecteurs profanes » (p. xii). Sa perception culturaliste des théories de la réception de la fiction, qui repose en grande partie sur la sociologie de l’acteur-réseau (Actor-Network Theory), a le mérite d’élargir la réflexion sur les mécanismes d’attachement, d’identification, de mise en confiance (relatability) et d’harmonisation (attunement) à de nombreux champs artistiques : la chanson, le cinéma, la littérature et les arts visuels.
De la force émotive des objets esthétiques
2Dans un premier chapitre, R. Felski fait le point sur le phénomène de l’attachement aux œuvres d’art en avançant que la critique universitaire, grande adepte du détachement, le tient en piètre estime. L’autrice note par ailleurs la tendance à promouvoir une vision manichéenne du lectorat, vision qui oscillerait entre interprètes-érudits et lecteurs-hédonistes. À la suite de Wayne Koestenbaum, elle souhaite proposer une lecture affinée de l’attachement en identifiant les influences multifactorielles, fussent-elles malaisées à circonscrire dans certains cas. Elle revient sur la définition du plaisir esthétique qui – bien que corrélé au jugement de goût subjectif et normatif – s’inscrit dans la tradition du détachement, un positionnement privilégié par un certain nombre d’écoles comme le formalisme. Il s’ensuit que le détachement donnerait un accès privilégié au savoir. Elle passe ensuite en revue quelques penseurs et théoriciens (Susan Sontag, Richard Shusterman), qui ont plaidé en faveur d’une approche sensuelle de l’art ou du texte qui prendrait le contre-pied d’une tradition herméneutique jugée aride. Elle rend donc hommage à la force émotive des objets esthétiques qui « ont le potentiel d’attiser les émotions morales et politiques – l’empathie, la colère, l’indignation, la solidarité – en vertu de leurs qualités esthétiques » (p. 14). Felski affirme vouloir creuser la question de « l’attachement à l’attachement » (p. 35) et donner une valeur ajoutée aux productions culturelles. Ce faisant, elle aborde également, ne serait-ce qu’en passant, l’effet inverse : le détachement, la perplexité face à un texte, l’antipathie éprouvée envers les personnages, sinon l’ennui ou l’incompréhension qui peuvent survenir à la lecture.
De l’ineffabilité face aux œuvres d’art
3Le chapitre 2 s’intéresse aux mécanismes d’harmonisation (attunement) :
Chercher à être en harmonie, c’est être impliqué dans une relation réactive – c’est faire l’expérience d’une affinité qu’il est impossible d’ignorer et cependant malaisé à classer. Être en harmonie n’est pas essentiellement un problème de représentation, lié au sujet de l’œuvre d’art, mais cela renvoie à sa présence, d’une manière qui inviterait des explications (p. 41).
4Il s’agit de sa force ineffable, de son caractère saisissant, qui est difficilement traduisible en mots mais qui transmet une énergie perceptible dont les effets sur le public sont clairement identifiables. L’harmonisation, c’est donc la capacité à entrer en résonance avec un objet esthétique, sans forcément en être ému. Cette capacité peut toutefois être influencée par le bagage culturel de l’individu. Felski introduit ici la sociologie de l’acteur-réseau, dérivée du concept d’actant de la sémiotique structurale développée par A. J. Greimas, en interrogeant l’agentivité des œuvres d’art, leur capacité à retenir l’attention des gens, à les intéresser, à les impliquer dans le processus d’actualisation de la création (une idée qui semble inspirée de l’esthétique de la réception de Hans Robert Jauss et de Wolgang Iser), et donc à avoir un impact sur la vie de ces derniers. Retour aux fameux pouvoirs de la fiction. Être en harmonie se situe au voisinage de notions comme « stimmung » « atmosphère » ou « affinité » qui renvoie à l’alchimie médiévale et « dénote les liens chimiques entre les substances. Par extension, « son acception comprend l’alchimie interpersonnelle (fut-elle émotionnelle, érotique, ou spirituelle) qui échapperait à l’explication ou la pensée rationnelle » (p. 74). Le vocable allemand stimmung peut se traduire quant à lui par « ambiance » et « harmonisation », ayant partie liée avec l’harmonie cosmique. Felski entend défendre la thèse selon laquelle cette agentivité est en fait co-agentivité entre l’œuvre d’art et son interlocuteur.
L’identification n’est pas une affaire de genre
5Le pénultième chapitre se penche sur les mécanismes d’identification. Il importe pour cela que les personnages soient vus comme animés, en mesure « d’agir et réagir, de vouloir et d’en avoir l’intention » (p. 80). L’identification implique donc un partage et une relation à autrui dans laquelle se jouent divers phénomènes déjà identifiés par Murray Smith, que Felski reprend à son compte avec quelques variations. Il y a dans un premier temps « l’alignement » (alignment) qui correspond « aux moyens formels avec lesquels le texte canalise l’accès des lecteurs/spectateurs au personnage » (p. 94) ; puis « l’allégeance » (allegiance) qui fait référence à « la manière dont les valeurs politiques ou éthiques rapprochent le public de certaines figures littéraires plus que d’autres » (p. 96). Aussi surprenant que cela puisse paraître, le genre des lecteurs n’entre pas vraiment en ligne de compte dans ce mécanisme qui est tant cognitif (autrement dit, réfléchi) qu’émotif. En prenant l’exemple de l’écrivain autrichien Thomas Bernhard, Felski démontre que l’identification est une forme de reconnaissance qui ne repose pas forcément sur la teneur des textes qui, dans certains cas, pourrait même être un frein à ce rapprochement (à l’instar des écrits misanthropes de Thomas Bernhard). Malgré tout, un partage a bien lieu : le lecteur, fût-il amateur ou professionnel3, en vient à épouser le même sentiment de révolte que l’auteur, ou ses idées philosophiques, voire politiques, sans pour autant s’associer à son aversion du genre humain. Le dernier mécanisme d’identification est « l’empathie » (empathy) que l’autrice de Hooked : Art and attachement traite cum grano salis avant d’aborder la question de « l’identification ironique/qui repose sur l’ironie » (ironic identification).
L’objet actant
6Dans l’ultime chapitre, Felski revient sur la théorie de l’acteur-réseau en explorant la mise en confiance (relatability) qui s’installe dans le processus d’interprétation. Issu d’une intention ou d’une volonté, tout commentaire incarne la preuve d’un lien que l’on noue avec le texte. L’autrice revient sur l’antagonisme créé par l’université entre la séduction de la fiction (axée sur l’émotion) et la critique universitaire (qui vise « la neutralité axiologique de l'enquête scientifique, l’intellectualisation, ou le détachement »)4. De l’aveu général, la critique se présente comme une forme nuageuse, sinon un agrégat de méthodes protéiformes qui vont de la macro à la micro-analyse, de la lecture en surplomb à une lecture resserrée ou attentive, de la contextualisation des œuvres à la construction du sens du texte compris comme locus clausus, avec description, décryptage, didactisation et documentation à la clef. Mais l’interprétation, selon Felski, n’est pas tant « un mécanisme d’attachement » qu’« un objet d’attachement » (p. 132) ; ce qui l’amène à conclure que « la différence entre le public universitaire et le public néophyte n’est pas le détachement versus l’attachement ; mais plutôt la différence entre l’attachement à un objet et l’attachement à une méthode » (p. 133).
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7Par des chemins de traverse, faisant à la fois usage de la sociologie de l’acteur-réseau et référence aux travaux de Bruno Latour comme d’Antoine Hennion, Rita Felski voit en l’inanimé – toute œuvre lambda – une entité animée co-responsable de la force qui nourrit la relation esthétique et des liens pérennes au cœur du phénomène contingent de l’attachement. Cette nouvelle perspective pourrait bien faire la soudure entre le sérail universitaire et le grand public. Leurs conceptions antagonistes de la littérature et, plus largement, des productions culturelles, pourraient s’en trouver dissoutes, guidées par cette conviction têtue qu’à trop délaisser notre attachement aux objets, on finit par céder au refoulement de ce qui constitue notre humanité.