À la recherche de quelque chose de plus haut
1Au xviiie siècle, un homme est ébranlé par le spectacle d’un océan en furie. Sentant les embruns sur son visage, la proximité menaçante d’un élément dont il ne perçoit pas la fin, il a peur. Pourtant, il ne bouge pas ; en silence, il s’efforce de dompter son effroi, d’apprivoiser ses tremblements. Au fond de lui, il goûte à la saveur d’un naufrage, celui de se perdre dans le grand tout, d’être face à sa vulnérabilité et à sa mort inévitable. L’ampleur de la surface qui s’agite devant lui donne le vertige, mais c’est avec défi qu’il toise le monde : à la crainte de l’inconnu se mêle une fascination plus forte encore, née du délice de résister malgré tout, de prouver par là sa capacité de maîtrise et sa supériorité intellectuelle. L’homme qui contemple ce chaos déchaîné puise une force de vie, une « grandeur » (p. 33) qui vaut toutes les chairs de poule. Ce qu’il était venu chercher aussi loin, dans des contrées inexplorées, c’était un tel saisissement, extraordinaire : quelque chose de plus haut.
2 Telle se définit l’expérience vécue par quelques voyageurs téméraires, analysée ici avec précision par le philosophe Remo Bodei. À une époque où les hommes découvrent qu’ils n’ont pas été placés par Dieu au centre de l’univers, de plus en plus effrayés par les puissances insondables des éléments naturels, ils cherchent à mesurer leur courage et leur « supériorité morale et intellectuelle » (p. 28) en s’opposant aux contrées inexplorées et hostiles les plus terrifiantes. Organisé en trois parties, l’ouvrage retrace l’histoire philosophique du sublime naturel depuis l’Antiquité jusqu’au xixe siècle, avant de décrire un à un les « lieux du sublime » (p. 61). Au cours de longs et divers processus, déserts, volcans ou océans sont progressivement valorisés et finissent par influencer « la construction et la consolidation de la subjectivité des modernes » (p. 63). La dernière partie du livre, consacrée à l’actualité de la notion, laisse ouvertes de multiples interrogations. À travers elles, c’est surtout la possibilité d’un sublime contemporain qui pose question : en ce doute final repose toute l’originalité de l’ouvrage.
Un cardiogramme presque plat
3L’expérience du sublime se distingue d’abord par sa dimension extraordinaire. Celui qui s’en trouve saisi est libéré de la « banalité quotidienne » (p. 9), de la médiocrité et de l’ennui, sauvé de « l’absence d’épaisseur intellectuelle et de résonance émotive » (p. 129), de « l’encéphalogramme et du cardiogramme presque plats » (p. 129) de ceux qui sont à l’abri de l’inconnu et de la crainte. Le sublime est un étonnement situé dans le périmètre des « limites inexplorées de notre expérience » (p. 141). C’est face à une nature hostile, disproportionnée et non maîtrisée que poètes, penseurs et voyageurs du xviiie siècle ont trouvé, contre l’harmonie et la mesure du beau, un tel frisson : devant des océans infinis, des montagnes gigantesques, des déserts, des volcans, des forêts inexplorées, ils se sont confrontés à leur insignifiance, leur vulnérabilité, à la promesse de leur mort ; il se sont questionnés sur leur place dans le monde et celle de l’humanité dans le cosmos. La terreur qu’ils découvrent alors les extraie de leur torpeur émotive, et c’est d’abord cela qu’ils traquent : « quelque chose de plus haut », un ébranlement qui les élève jusqu’à la métaphysique. Remo Bodei chemine avec érudition parmi les principaux penseurs qui ont, durant un siècle et demi, loué les puissances de la nature sauvage sur l’esprit humain. D’emblée, l’advenue d’un sublime naturel est présentée comme « le révélateur signalant un tournant dans la civilisation occidentale » (p. 19), si bien que ses évolutions rejoignent l’histoire plus générale des différentes « façons de sentir et d’imaginer » (p. 19). Après avoir consacré l’essentiel de son ouvrage à révéler ce que les découvertes de Copernic et de Giordano Bruno ont infléchi dans le rapport de l’homme à la nature, c’est au cours de ses dernières pages que Remo Bodei en vient à formuler l’interrogation la plus stimulante et la plus urgente de son travail : « la nature peut-elle donc encore susciter un sentiment de sublime ? » (p. 139). À l’heure où tous les territoires semblent avoir été explorés, balisés, organisés à des fins touristiques, quand les puissances de la nature paraissent maîtrisées et exploitées, est-on encore capable de ressentir quelque part dans le monde cette alliance d’incertitude et de crainte qui définissaient le sublime naturel ? Sait-on encore s’étonner de l’immensité, peut-on encore échapper, en regardant un paysage, à la banalité ? Ce doute final laissé sans réponse laisse entrevoir la silhouette d’un nouveau tournant, celui de la perte du sens du sublime.
4C’est à travers la figure du touriste, présenté comme la pâle copie contemporaine des voyageurs du xviiie siècle, que Remo Bodei évoque de paradoxales « banalités sublimes » (p. 127), démontrant dans quelle mesure, malgré un désir subsistant de grandeur, on se contente de « succédanés » (p. 129) d’expériences jadis grandioses. Les routes qu’arpente aujourd’hui le voyageur n’ont rien des sentiers broussailleux, inconnus et menaçants susceptibles de l’extraire de sa trivialité. Remo Bodei évoque une « désublimation » (p. 131) liée à la rapidité de nos voyages actuels, morcelés en quelques images d’Épinal, préparés par des agences et tenus loin du moindre risque. Nulle condescendance cependant de la part de l’auteur à l’égard de ces millions de personnes qui, toute craintives qu’elles soient, ressentent le besoin de « s’évader des habitudes stagnantes » (p. 130). Tel est l’infime point commun les unissant encore aux élites qui ont jadis exploré des terres hostiles et élevé leur âme par leur contemplation. Car il s’agit aussi de cela : de la faillite d’un modèle aristocratique défiant la douleur et la mort au profit des garanties démocratiques de liberté et d’égalité pour lesquelles il n’y a plus à combattre. Aspirant désormais au même confort, les masses citoyennes laissent derrière elles un sublime naturel réservé à quelques cercles restreints, et ne conservent de lui que l’exigence d’une « vie meilleure obscurément souhaitée » (p. 130).
Se laisser impressionner par la nature
5Au-delà d’un rêve d’élévation persistant qui l’empêche d’annoncer l’extinction définitive du sublime, Remo Bodei examine, dans la troisième et dernière partie de son ouvrage, des « migrations » (p. 113) : le sublime contemporain ne viendrait plus de la nature, mais de l’histoire des hommes et de la politique. Ce sont elles qui provoquent désormais une « peur mêlée d’admiration » (p. 121). Des régulières tragédies de l’Histoire renaît toujours la vie, la puissance des destructions n’empêche jamais la succession des générations : au-delà des sentiments multiples que de tels événements inspirent, ceux-ci encouragent à passer outre les limites minuscules de l’existence individuelle et à considérer « les aventures de notre espèce » (p. 123). Sur le plan politique, un tel changement d’échelle s’est opéré aussi au cours du XXe siècle à travers le « culte du chef » :
Bien que la confrontation avec le chef naisse seulement le désir, toujours insatisfait, de l’égaler, l’individu mesure, par son intermédiaire, sa propre insignifiance et il est poussé à se dépasser, à s’approcher toujours davantage de son modèle, même s’il sait qu’il ne pourra jamais l’atteindre. (p. 126)
6Élevé au rang de protagoniste de l’histoire, humilié par la grandeur de son chef et grandi malgré tout par l’idée de se comparer à lui, l’individu se dissout au profit d’entités supérieures, de la patrie ou de l’humanité toute entière.
7C’est donc moins la survivance d’un sens du sublime qui pose question que notre capacité à nous laisser émouvoir, imprégner, transformer par la nature. Sommes-nous encore, d’une manière ou d’une autre, perméables à elle ? C’est cette interrogation générale, dépassant le cadre strict d’une étude sur le sublime, que l’ouvrage encourage à formuler. Tout l’intérêt des voyageurs du xviiie siècle dont Remo Bodei décrit l’expérience réside dans l’attention qu’ils ont porté à leur environnement et dans leur capacité à se laisser impressionner par lui. La description plus fine de la relation qui les a unis à la nature ne fait cependant pas d’elle un horizon souhaitable. Si en effet ces hommes ont renforcé et modelé grâce aux paysages sauvages leur caractère, c’est au moyen d’une confrontation. Découvrant, à la suite des révolutions scientifiques des siècles précédents, que l’homme n’est plus au centre de l’univers, ils ont entrevu dans l’expérience sublime la possibilité d’une « consolation » (p. 23), l’occasion d’une « revanche » (p. 31) prise sur la nature. Emplis d’inquiétude, conscients de leur insignifiance, ils ont progressivement adopté une attitude belliqueuse à son égard, la défiant et affirmant grâce à la maîtrise de l’effroi qu’elle leur inspirait leur supériorité morale et intellectuelle. Le sublime ressenti face aux paysages grandioses était donc voué à compenser la fragilité nouvelle de l’homme, à constituer un « dédommagement émotionnel pour l’humiliation subie » (p. 29). Si l’individu acquiert une « consistance » (p. 32) nouvelle, c’est en triomphant courageusement de la nature, en résistant à la menace de sa dissolution dans l’infini. À plusieurs reprises, Remo Bodei souligne l’anthropocentrisme d’une telle attitude :
C’est ainsi que le sublime fait partie, pleinement, de la constellation des mythes de la modernité tendant à exalter la position centrale de l’espèce humaine. Il a en réalité contribué à reconstruire un anthropocentrisme renouvelé et renforcé, qui ne se contente pas de situer l’homme dans une position privilégiée sur le plan astronomique, mais le montre lançant un défi victorieux à la nature dans la lutte pour la suprématie. (p. 33)
8C’est donc sous le signe du désaccord entre l’homme et la nature que se situe le sublime naturel moderne, propre de la culture occidentale. L’auteur prend soin, dans l’avant-dernière section de son ouvrage, d’évoquer d’autres rapports à la nature comme pour mieux circonscrire, historiquement et géographiquement, la notion. Il montre succinctement dans quelle mesure la culture chinoise, d’une part, ignore la séparation de l’homme, de la société et de la nature ; et comment, d’autre part, les « critiques de Yale » ont défini un « sublime américain » (p. 134) réaffirmant la grandeur indiscutable et inégalable de la nature par rapport à l’homme. Si quelque chose doit être retenu du sublime, s’il mérite aujourd’hui qu’on y consacre un ouvrage entier, ce n’est donc pas pour l’originalité du lien à la nature qu’il propose. Au contraire, celui-ci semble devoir définitivement être laissé derrière, à l’heure où jouir d’une victoire remportée sur elle passerait pour un cruel cynisme. Mais ces aventuriers du xviiie siècle ont cherché à « accroitre [leur] propre “puissance de vivre” » (p. 32) et à « mesurer [leur] grandeur » (p. 28) au contact direct de la nature. C’est en prenant conscience de faire partie d’un tout beaucoup plus grand qu’eux et au risque de s’y perdre qu’ils ont tenté de renforcer leur esprit et de puiser des forces nouvelles. Aujourd’hui, cela interroge : sommes-nous capables, acceptons-nous de nous définir, au moins à une échelle individuelle, par les liens qui nous unissent à la nature ? La question est plus profonde, plus urgente que celle qui cherche à déterminer ce qui, dans l’exploration de l’espace, se rapproche aujourd’hui des expériences sublimes du xviiie siècle. Remo Bodei y voit la promesse d’un avenir du sublime qui, çà et là, refait surface. Mais ce que son travail invite à considérer d’abord, c’est l’intimité susceptible de lier un individu à son environnement, ce sont des existences indissociables de l’endroit où elles prennent racine, ce que J-P. Pierron a récemment désigné comme des « écobiographies »1 : l’impossibilité pour l’homme de se constituer indépendamment de la nature.
La contrepartie du corps
9Il ressort enfin de la lecture de Paysages sublimes que la consistance individuelle acquise par la contemplation de la nature est exclusivement mentale : la personnalité de l’homme s’en trouve affirmée, et tous les effets que ce face à face aurait pu avoir sur son corps sont laissés de côté. À plusieurs égards, le sublime repose sur la négation du corps et la victoire, contre lui, de la pensée. D’une part, si l’homme sort victorieux de sa confrontation avec la nature, c’est qu’il a triomphé de sa peur de mourir. Conscient de la « vulnérabilité de son corps » (p. 29) et de son incapacité à le préserver des « vicissitudes de la matière » (p. 28), sa grandeur intellectuelle le sauve. À la fois suffisamment proche des dangers naturels pour en ressentir la menace directe et lointain pour assurer, malgré tout, son autoconservation, l’homme en proie au sublime « compense la disparition finale du corps » (p. 40) par son courage, et tête haute transforme la crainte en un délice de triomphe. D’autre part, l’expérience du sublime est constituée en grande partie par un désir d’infini : c’est face à des grandeurs incommensurables, à des étendues sans fin que l’homme prend conscience d’être intégré à un grand tout qui le dépasse et dont il dompte le vertige. Or l’infini « se situe au-delà des limites de la perception » (p. 50). Ainsi, face « à la sensation (bloquée par des “empêchements” spatio-temporels ou par des incertitudes relatives à l’aspect pris par les objets qu’elle atteint) se situe l’imagination qui la complète » (p. 51). Les perceptions sensorielles sont ainsi vouées à se laisser dépasser par les facultés de l’imagination qui, elles seules, permettent à l’individu d’embrasser l’infini, de concevoir sans s’arrêter, d’accéder à une beauté vague et indéfinie. Le sublime constitue donc un dépassement des limites charnelles de l’individu. D’ailleurs, la peur de la douleur et les efforts mis en œuvre par les agences touristiques pour y remédier sont tenues responsables de la désublimation contemporaine. Le souci du bien-être corporel interdit l’expérience du sublime faite de risques, et assignant la chair à l’arrière-plan.
10La voie semble donc ouverte pour penser un sublime vécu corporellement, radicalement opposé à l’expérience des voyageurs du xviiie siècle mais susceptible d’en proposer une actualisation stimulante. À travers ce qu’il nomme des « réactifs », Remo Bodei évoque en fin d’ouvrage d’autres rapports à la nature capables de circonscrire de l’extérieur le sublime naturel occidental. La culture chinoise dont il prend l’exemple se caractérise par « l’immersion harmonieuse et complète de l’Homme dans la nature » (p. 132), son ouverture à toutes les transformations, sa perméabilité, sa capacité à prendre « la forme de l’eau » (p. 132). Si l’auteur souligne davantage l’absence d’« opposition frontale de l’homme au monde et à la société », le corps a pour la première fois de l’ouvrage un rôle à jouer : l’individu se caractérise par une fluidité, une malléabilité et une grande attention aux « sensations fugitives » du présent. Alors qu’il est désormais impossible de se contenter, pour trouver sa « consistance individuelle », d’être « face à la nature » dans une attitude de défi, ce corps à corps avec la nature semble pouvoir constituer une perspective pérenne.
11Remo Bodei termine son ouvrage en évoquant l’espace sidéral encore mystérieux, inexploré, fascinant et terrifiant à la fois : l’avenir du sublime n’est a priori plus sur Terre. Mais le projet, né dans l’esprit de quelques milliardaires, de développer un tourisme spatial fragilise d’emblée l’hypothèse. Il est possible que le sublime naturel soit condamné à se déployer par cycles ; celui des océans, des volcans et des forêts, cantonné à une époque désormais révolue, laisserait place à celui de la galaxie, tout aussi passager. Pourra-t-on cependant longtemps ainsi repousser les limites des territoires à explorer ? Le sublime peut-il être reconduit ailleurs dans les mêmes termes qu’auparavant, alors même qu’aujourd’hui, « défier [la nature] afin de démontrer sa propre suprématie montre un acharnement » (p. 138) ? La conscience de faire partie d’un ensemble bien plus vaste que soi pourrait venir d’un corps à corps plus direct, d’une attention plus aiguisée aux données sensorielles de nos environnements. Ce pourrait être cela, désormais, l’expérience sublime : sentir l’engagement de son corps dans un milieu, se rendre disponible à ses sollicitations continues et changeantes, accepter le vertige de s’abandonner au « grand tout ». Nul constat, ici, d’une supériorité intellectuelle, nul triomphe, mais la reconnaissance que le sujet et le monde sont entrelacés. Là résideraient aujourd’hui, peut-être, « les frontières extrêmes et les limites inexplorées de notre expérience » (p. 141). Dans ce rôle réaffirmé du corps en prise avec l’espace, quelque chose de plus haut, une sensation fugitive, un frisson, une « puissance de vivre » nouvelle pourraient encore être espérés.