Souleymane Bachir Diagne célèbre le pluriel & l’égalité des langues
« Faire l’éloge de la traduction, “la langue des langues”, c’est célébrer le pluriel de celles-ci et leur égalité ; car traduire, c’est donner dans une langue hospitalité à ce qui a été pensé dans une autre, c’est créer de la réciprocité, de la rencontre, c’est faire humanité ensemble, c’est en quelque sorte imaginer une Babel heureuse ».
1C’est au fil de ses voyages intercontinentaux à la croisée des langues et des cultures que Souleymane Bachir Diagne décrypte l’émergence du paradigme postcolonial, la domination économique, sociale et culturelle de l’Occident et son rapport avec l’Afrique. Mais c’est bien l’identité plurielle partagée et l’hospitalité de la traduction qui sont au cœur de son dernier ouvrage paru chez Albin Michel, et dont le beau titre De langue à langue. L’hospitalité de la traduction offre un avant‑goût de cet « univers des horizons communs » prôné par son auteur.
Philosopher la traduction
2C’est à travers ces cinq chapitres que l’essayiste étaye par des exemples historiques précis l’idée selon laquelle la traduction peut être cette activité de communication qui permettrait de gommer les frontières, en invitant les langues à cohabiter équitablement au sein d’un espace partagé. Pour nous mettre directement au cœur du sujet, le livre s’ouvre sur la déclamation du poème d’Amanda Gorman, The Hill We Climb (« La colline que nous gravissons ») lors de l’investiture du 46e Président des États‑Unis, Joe Biden. Si la prouesse de la poétesse fait l’unanimité et appelle à l’unité, le droit de traduire sa poésie n’a guère apaisé les tensions raciales. Le monde de la traduction, pourtant si discret, est au cœur des discussions. Les questions : « qui traduit qui ? » et « qui traduit quoi ? » enflamment alors les débats.
3Il est vrai que la traduction est le miroir d’asymétries raciales et révèle le gouffre de la hiérarchisation entre les langues dites « centrales » et celles dites « périphériques ».
4Cependant, l’ouvrage de Diagne a pour centre de gravité l’« éthique de la réciprocité » et l’« optimisme de la traduction » en y montrant la force de la traduction à dire, dans sa propre langue, la culture de l’Autre.
Philosopher le choix de posséder la langue de l’Autre
« La traduction contribue à la tâche de réaliser l’humanité, et même mieux : elle s’y identifie. »
5Que signifie faire de la langue du colonisateur, sa langue d’écriture ? Question épineuse à laquelle le philosophe tente de répondre en s’appuyant sur le modèle de la traduction de l’orature (la littérature orale) africaine. Loin de soutenir que l’orature africaine perd son essence en traversant une langue impériale, Diagne montre qu’elle lui permet de renaître. Les contes africains en français, en anglais ou en portugais expriment ainsi « une autre ontologie, une autre esthétique, une autre vérité que la vérité impériale. » Le philosophe analyse ensuite le travail traductif d’Amadou Hampâté Bâ. « Le sage d’Afrique », selon le surnom qui lui a été donné, fera de sa célèbre citation, devenue proverbe, « Un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle » sa mission de vie et conservera le patrimoine de la littérature orale du continent africain jusqu’à son insertion dans la bibliothèque universelle.
6L’auteur de L’Étrange Destin de Wangrin prouve que la traduction est un espace privilégié pour préserver la vie de l’orature africaine menacée de disparition. Ainsi, sa mise par écrit et sa conservation par le biais de la traduction est un devoir urgent et une solution pertinente. Pour montrer cet exceptionnel pouvoir de la traduction, Diagne se réfère également aux Contes d’Amadou Koumba de Birago Diop. Grâce à la « littérature de traduction », l’écrivain réussit à décentrer la langue du colonisateur et à lui imposer « la douce violence du métissage ». Léopold Sédar Senghor, cité à maintes reprises dans cet essai, exprime son admiration pour ces contes et explique que Diop « rénove [...] en les traduisant en français, avec un art qui, respectueux du génie de la langue française — cette “langue de gentillesse et d'honnêteté” —, conserve, en même temps, toutes les vertus des langues négro-africaines. »
Philosopher la translation de l’art africain
« Le patrimoine est partage, [qu’]il ne sert pas à l’exaltation des identités mais à l’ouverture de celle-ci sur une humanité commune. »
7Dans son troisième chapitre intitulé « Translation de l’art classique africain », le Professeur à Columbia University relit d’abord le discours du Président français, Emmanuel Macron, prononcé le 28 novembre 2017 à l’Université de Ouagadougou, au Burkina Faso, qui laissait entrevoir les prémices d’une nouvelle ère de la restitution des artefacts africains. Pour la première fois, un Président français et sur le sol africain promettait aux nouvelles générations d’avoir enfin accès à son propre patrimoine : « d’ici cinq ans, [je veux que] les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique », dira-t-il.
8Un engagement présidentiel qui donnera lieu au Rapport Sarr‑Savoy sur la restitution du patrimoine culturel africain, publié en 2018 et dont les effets se font encore attendre. Diagne — l’une des références africaines citées par l’écrivain et universitaire sénégalais Felwine Sarr et l’historienne de l’art Bénédicte Savoy — explique les enjeux controversés des œuvres africaines collectées pendant la colonisation et du retour pérenne à leurs terres natales.
9Afin de mieux comprendre la reconnaissance du droit moral de restitution du patrimoine culturel, le penseur remonte aux sources ; c’est-à-dire au discours d’Amadou-Mahtar M’Bow, alors Directeur général de l’Unesco, où il lançait en juin 1978 depuis la tribune de l’organisation un appel solennel « pour le retour à ceux qui l’ont créé d’un patrimoine culturel irremplaçable. » Le philosophe va encore plus loin en affirmant que l’art africain fut l’une des muses des artistes avant-gardes. Il explique comment ces précieux objets venus d’ailleurs deviennent une forme de traduction visuelle ou plutôt de translation. Il rappelle le lien viscéral qui unissait Picasso à sa collection de masques africains. Tout commence en 1907 lors de sa visite au Musée d’Ethnographie du Trocadéro à Paris. Le célèbre peintre andalou, à peine âgé de vingt-six ans, fait la rencontre des masques africains. Un moment de transe pour l’artiste qui annonce la naissance du cubisme et le prélude du dialogue permanent de l’art européen moderne avec l’art africain. Par ailleurs, Diagne imagine les objets d’art africains tels des oiseaux migrateurs volant entre l’Afrique et l’Europe d’une saison à une autre, dans un sens puis dans l’autre. Car le regard de l’Autre nourrit les objets et leur procure une dimension universelle qu’ils méritent. Et, par-dessus tout, la fidélité à l’art africain réside dans « le mouvement de le traduire ».
Philosopher la traduction du Verbe de Dieu
« Pour comprendre l’autre, il ne faut pas se l’annexer mais devenir son hôte. »
Louis Massignon
10C’est, en effet, en héritier musulman des Lumières que Diagne interroge la traduction des livres sacrés. Il explique cette action par deux phases : ce qu’il nomme d’abord la « traduction verticale » où le Verbe éternel descend aux humains et réside dans les cœurs des croyants. Puis, vient la seconde traduction dite « traduction horizontale », qui consiste à conduire le livre sacré d’une langue humaine vers une autre langue humaine. Pour Diagne, soutenir la thèse d’une non-traductibilité du Coran revient à le considérer comme un texte incompréhensible. Or il a été révélé « en claire langue arabe » : signe qu’il s’adresse à tous les hommes, car « l’arabe est la langue du Coran. Quant à être celle de l’Islam, toutes les langues le sont. » Dès lors, l’ajamisation du Coran — du nom arabe ajam signifiant étranger — est une forme de la pluralité des langues de l’islam. Les langues sont au même niveau d’« ennoblissement continu par la traduction ».
11Ainsi, Souleymane Bachir Diagne pose des jalons sur une approche traductive qui répond aux exigences de la société actuelle dans laquelle linguistique, Histoire, religion, philosophie et devoir de mémoire se réunissent grâce à la traduction mettant alors l’hospitalité de la différence au service d’un dialogue d’égal à égal. Le livre nous convie à transformer la malédiction de la Tour de Babel en une bénédiction universelle. Car la clef de la langue du partage et du commun se trouve dans le voyage de la traduction.